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Les élèves migrants ou de familles itinérantes au prisme des institutions scolaires

1. D ES CATÉGORISATIONS PERTINENTES OU IMPERTINENTES ?

1.1. Les catégorisations institutionnelles « EANA » et « EFIV »

1.1.1. Ceux que la circulaire de 2012 nomme « EANA »

Les désignations des élèves migrants arrivant en cours de scolarité en France ont évolué depuis les années 1970. En nous appuyant sur les analyses menées sur les textes officiels112, on remarque que les premières terminologies avaient une influence juridique (pour référer à la nationalité des élèves) et sociale (par rapport au projet migratoire économique des parents) mais se sont révélées inopérantes pour circonscrire le public, soit trop larges avec la mention d’élèves « étrangers113 », ou trop restrictives avec la mention d’enfants « de migrants »114. On retint donc la dénomination « enfants immigrés »115 pour tenter de palier à ces dénominations inopérantes, quand bien même certains d’entre eux sont pourtant nés en France. De fait, les CLIN et les CLA scolariseront effectivement des populations hétérogènes. Comme alternatives et pour se recentrer sur un public circonscrit, ont été développées des terminologies temporelles et géographiques basées sur l’arrivée : primo-arrivant116, nouvel arrivant117, nouvellement arrivés118, venu d’ailleurs… qui mettaient

111 EBERSOLD S., ARMAGNAGUE M. (2017), « Importunité scolaire, orchestration de l’accessibilité et inégalités », Éducation et Sociétés, vol. 1, n° 39, pp. 137-152.

112 VARRO G. (1999), « La désignation des élèves étrangers dans les textes officiels », Mots, n° 61, décembre, pp. 49-66 ; GALLIGANI S. (2008), « L’identification de “l’enfant étranger” dans les circulaires de l’Éducation nationale depuis 1970. Vers la reconnaissance d’un plurilinguisme ? », in MARTINEZ P., MOORE D., SPAËTH V. (dir.), Plurilinguismes et enseignement. Identités en construction, Paris, Éditions Riveneuve, pp. 113-126 ; MENDONÇA DIAS C. (2018, à paraître), « Le poids des mots pour trouver sa place dans l’espace scolaire », in CAUSA M., VILLA-PEREZ V. (dir.), Regards croisés sur le plurilinguisme, les apprentissages et les , R p ’h , n° 14, école doctorale Montaigne Humanités, université Bordeaux Montaigne.

113 Ministère de l’Éducation nationale (1936), « Loi sur l’instruction primaire obligatoire du 9 août 1936 », Journal officiel, 13 août, p. 8 706 ; Ministère de l’Éducation nationale (1986), « Circulaire n° 86-120 du 13-03-1986. Accueil et intégration des élèves étrangers dans les écoles, collèges et lycées », Bulletin officiel de l’éducation nationale, n° 13, 3 avril.

114 Ministère de l’Éducation nationale (1976), « Circulaire n° 76-128 du 30-03-1976. Utilisation des locaux scolaires en dehors des heures de classe, pour l’ouverture de cours de leur langue maternelle à des élèves étrangers des écoles élémentaires », Journal officiel, n° 102, 30 avril, p. 2 609.

115 Ministère de l’Éducation nationale (1978), « Circulaire n° 78-238 du 25-07-1978. Scolarisation des enfants immigrés », Bulletin officiel de l’éducation nationale, n° 31, 7 septembre.

116 Ministère de l’Éducation nationale (1990), « Circulaire n° 90-270 du 9-10-1990. Missions et organisation des CEFISEM », Bulletin officiel de l’éducation nationale, n° 38, 18 octobre ; Ministère de l’Emploi et de la Solidarité (1999), Direction de la population et des migrations, « Circulaire DMP/CI1 n°99-315 du 01-06-1999 relative à la mise en place du dispositif d’accueil des primo-arrivants », Bulletin officiel du ministère de la Santé et des Affaires sociales, n° 99/24, 1er juin, pp. 237-241. On retrouve l’expression aussi dans les textes régissant le Contrat d’accueil et d’intégration et différents supports édités par l’Éducation nationale.

117 Expression figurant, par exemple, dans la « Circulaire n° 77-447 du 22-11-1977. Enseignement de leur langue nationale aux élèves yougoslaves scolarisés dans l’enseignement élémentaire (serbo-croate, slovène, macédonien…) », Ministère de l’Éducation nationale, Bulletin officiel de l’éducation nationale, n° 44, 8 décembre.

118 Ministère de l’Éducation nationale (2002), « Circulaire n° 2002-100 du 25-04-2002. Organisation de la scolarité des élèves nouvellement arrivés en France sans maîtrise suffisante de la langue française ou des apprentissages », Bulletin officiel de l’éducation nationale, n° 10, 25 avril.

en exergue la mission d’accueil par l’école. Pour toutes ces appellations qui permettaient l’identification d’un public aux contours redéfinis, la caractérisation commune est le degré de maîtrise en langue française : progressivement les textes officiels vont retenir les appellations dans un crescendo positif de « non francophones », puis de « sans maîtrise suffisante de la langue » et enfin d’« allophones », c’est-à-dire partant d’une assignation au manque et à la déficience pour finalement souligner une différence, une supposée compétence autre, bien que très rarement reconnue dans le système éducatif.

Toutefois, la compréhension d’« allophone » par les enseignants est variable et certains l’utilisent comme synonyme de « non francophone » (d’où des expressions comme

« un élève est encore un peu allophone » ou « n’est plus du tout allophone » après quelques mois d’immersion) alors qu’il signifie tout simplement que le locuteur a une autre langue première que celle du pays où il réside. Le terme dont l’emploi était réservé à la phonologie en tant que variante combinatoire d’un phonème n’apparaît que dans ce sens dans des dictionnaires de sciences du langage119. Il figure ensuite dans des ouvrages pédagogiques sur ce public120, dans les documents d’accompagnement des programmes de 1996 et 1999 : par exemple, pour les classes de 5e et de 4e, où il est fait mention que « le français langue seconde concerne les élèves allophones, souvent plurilingues ». Enfin, il est officiellement réapproprié par l’Éducation nationale au début des années 2010. Cette arrivée dans le contexte institutionnel illustre bien l’influence  quasi exclusive  des sciences du langage dans les référentiels scolaires à destination de ces élèves. Dans la catégorisation de l’Éducation nationale, ce terme est associé à une trajectoire migratoire récente car l’expression consacrée complète est « élève allophone nouvellement arrivé ». Ainsi, par raccourci de langage, on voit parfois s’opérer, chez les acteurs institutionnels et pédagogiques, un glissement sémantique entre « nouvellement arrivé » à « allophone », la catégorisation institutionnelle est alors tronquée et devient « élève allophone ».

La Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, service statistique du ministère de l’Éducation nationale, reprend la récente terminologie consacrée par la circulaire de 2012, et définit l’enfant / jeune migrant par son besoin éducatif particulier et par la nécessité de compensation qui le caractérise, en précisant que l’élève allophone nouvellement arrivé en France (EANA) est un élève ayant des besoins éducatifs particuliers dans le domaine de l’apprentissage du français, en tant que langue seconde, et des apprentissages scolaires Dans la circulaire de 2002, l’acception retenue prenait aussi en compte l’insuffisance des « apprentissages scolaires » en relation avec le cursus antérieur ou le parcours individuel. Cette terminologie justifiait la mise en place d’un enseignement spécifique, déjà développé précédemment, qui ne se limite pas à la langue française : par exemple, des cours de mathématiques. Quoique cette caractérisation n’ait pas été maintenue dans la circulaire de 2012, cela n’a pas modifié la conception des dispositifs proposant un enseignement spécifique dans plusieurs disciplines, même si la question de la langue demeure prépondérante.

119 DUBOIS J., GIACOMO M., GUESPIN L., MARCELLESI J.-B., MEVEL J.-P. (1994), Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse, p. 25 ; DUCROT O., TODOROV T. (1972), Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, coll. Points, p. 223 ; GALISSON R., COSTE D. (dir.) (1976), Dictionnaire de didactique des langues, Paris, Hachette, p. 22.

120 MARCUS C. (1999), Français langue seconde, lectures pour le collège, Grenoble / Paris, CRDP / Delagrave, pp. 52-53.

Pour la DEPP, « un élève allophone est un élève dont la ou les langues premières sont autres que le français », ce qui n’implique pas qu’il n’ait aucune connaissance du français.

Qui plus est, il est « nouvellement arrivé », caractéristique maintenue sur une durée de deux ans de scolarisation, indépendamment de ses besoins et de ses prises en charges spécifiques ultérieures, tant qu’existe le besoin et ce statut implique une scolarisation dédiée, ou à défaut, une scolarisation à venir121,ce qui est explicitement défini dans le guide qui accompagne l’enquête annuelle de recensement menée par la DEPP, même si dans les faits, comme nous le verrons en partie 2, cela n’est pas toujours une réalité du terrain. La notion de « nouvellement arrivé » est quant à elle plus sujette à interprétation. D’un point de vue institutionnel, ce sont souvent les enfants et jeunes arrivés depuis moins d’un an sur le territoire français, demandant une inscription scolaire. Dans les faits, ce critère d’ancienneté sur le territoire est peu vérifiable du fait de la grande fragilité de certaines familles : certains enfants sont présents sur le territoire depuis plus longtemps et, pour diverses raisons, n’ont pas fait l’objet d’une déclaration, mais la DEPP indique opérer son recensement en termes d’année de scolarisation et non pas de durée de séjour en France, ce qui ne se recouvre pas forcément. D’autres, au contraire, sont immédiatement inscrits et leur nombre peut être très important du fait de l’ampleur des dynamiques migratoires dans certains lieux. De fait, la notion de « nouvellement arrivé » ne constitue pas un critère stable, bien qu’il soit encadré par l’Éducation nationale, car il peut être interprété différemment selon les territoires et les acteurs impliqués dans la procédure de scolarisation (conseillers d’orientation122, enseignants). La circulaire du 2 octobre 2012 définit les EANA comme « les élèves âgés de six à dix-huit ans non révolus, venant de l’étranger, quelle que soit leur nationalité, présents sur le territoire depuis moins d’un an, ou depuis moins de deux ans s’ils n’ont pas été ou peu scolarisés antérieurement dans leur pays d’origine ». Ainsi, il est possible d’interpréter qu’il est fait mention du fait migratoire comme critère de limitation des compensations scolaires à destination d’élèves allophones. Mais rien n’indique formellement que le critère de la non-maîtrise de la langue française soit prioritaire par rapport à la condition de nouveau venu. Pourtant, dans les pratiques des acteurs scolaires, cette priorité est manifeste. D’ailleurs, cette maîtrise de la langue française pose en outre un certain nombre de questions. À partir de quand est-on considéré comme francophone par les enseignants, dont les exigences et le rapport à la langue varient parfois d’un professionnel à l’autre ? De quelle langue française parle-t-on dès lors que l’on sait que la formulation langagière est attachée à l’environnement social ambiant ? Pourquoi retenir

121 ROBIN J., TOUAHIR M., (2015), « Année scolaire 2014-2015 : 52 500 élèves allophones scolarisés dont 15 300 l’étaient déjà l’année précédente », Ministère de l’Éducation nationale, Division de l’évaluation, de la prospective et de la performance, Note d’information, n° 35, octobre.

122 Acteurs centraux de l’orientation scolaire, les conseillers d’orientation, nommés « conseillers d’orientation psychologues » (sans avoir nécessairement le statut de psychologue) ont vu le nom de leur corps changer.

Dans le cadre de la supposée modernisation des métiers de l’Éducation nationale, un corps unique de psychologues de l’Éducation nationale a été créé et rassemble les psychologues scolaires dans le premier degré et les conseillers d’orientation-psychologues et directeurs de centres d’information et d’orientation dans le second degré. Cette modification accentue encore davantage la volonté de l’Éducation nationale de donner à l’orientation scolaire et professionnelle une dimension psychologisante. Car en faisant de l’expérience d’orientation scolaire une expérience purement psychologique alors qu’elle est tout autant une expérience sociale, sociologique, économique et dans le cas présent, juridique et administrative, elle enferme l’élève dans une condition sociale dépendante de l’institution, ce qui freine la citoyenneté scolaire.

Ce métier pourrait tout aussi bien être exercé par des enseignants de disciplines ordinaires ou par des économistes, des sociologues. Il pourrait tout autant être conjointement sous la tutelle d’autres acteurs de l’insertion professionnelle (les conseils régionaux, les chambres de commerce et d’industrie, etc.).

comme central le fait d’être allophone puisque c’est ensuite l’apprentissage du français qui sera favorisé ? Certes théoriquement, l’usage du terme « allophone » concomitant à la nouvelle circulaire de 2012 correspond à une nouvelle manière de penser ces enfants auparavant identifiés par l’absence, le manque, induit par le préfixe « non francophone ».

Dorénavant, on ne met plus en avant, dans la catégorisation institutionnelle, le handicap linguistique, mais on présuppose des compétences dans d’autres langues, compétences qui peuvent être mises à profit dans l’apprentissage du français123. Mais dans la réalité scolaire, les changements ont-ils été manifestes ? Les langues d’origine des élèves sont-elles plus mobilisées ? Plus sollicitées par l’enseignant ?

Dans plusieurs établissements de notre enquête, les acteurs scolaires continuent de parler d’allophones alors que les élèves en question sont des élèves qui ont encore des difficultés d’apprentissage, ne parlant pas bien ou peu la langue française. Jusqu’où peut-on être « EANA N + quelque chose » ? Dans certains établissements d’enquête, les élèves ayant été en UPE2A l’année précédente sont identifiés et comptabilisés comme « n + 1 » ou « ex-CLA ».

À l’inverse, associée à la dénomination « nouvellement arrivé », le terme « allophone » laisse penser, à tort, que la condition de migrant est liée à celle de l’absence de maîtrise de la langue française. Or certains migrants nouvellement arrivés maîtrisent un français oral et ne sont donc pas compris dans la catégorie EANA alors qu’ils sont, dans certaines localités, les membres des principales vagues migratoires (c’est le cas des ressortissants des pays d’Afrique de l’Ouest ou d’Haïti par exemple) et des populations particulièrement pauvres et précarisées.

La catégorie « NSA », celle des « non scolarisés antérieurement » est également confuse et soumise à interprétation. Pour les enfants et jeunes identifiés lors du test de positionnement comme n’ayant pas été scolarisés auparavant, l’accueil en dispositif spécifique peut durer deux ans, soit le double de celui en UPE2A classique. Les UPE2A-NSA concernent le second degré et sont surtout proposées aux tranches d’âge correspondant au collège. En effet, lorsque les enfants arrivent en France en âge d’être scolarisés en élémentaire, le défaut de scolarisation est moindre et l’institution considère qu’il n’est pas utile d’imposer un dispositif dédié, puisque les professeurs des écoles sont formés à l’entrée dans la lecture et abordent les compétences du cycle 1 au cycle 3 en cours dont ces élèves relèvent. Lorsqu’ils sont en âge d’être au lycée, il y a souvent une interprétation fallacieuse du périmètre de l’obligation scolaire de 6 à 16 ans  qui s’applique aux parents et aux tuteurs légaux, non à l’état et aux pouvoirs publics  pour ne pas garantir le droit à l’éducation pour tout enfant. De fait, les jeunes migrants arrivant en France à 16 ans (et parfois même un peu avant) et n’ayant pas été scolarisés antérieurement se voient, dans certains territoires, tout simplement privés de scolarité, compte tenu des délais entre les différentes étapes de la mise en place effective de la scolarisation. Lorsqu’ils ne peuvent compter sur aucun soutien familial  comme c’est quelquefois le cas des mineurs non accompagnés (MNA)  ou associatif, ils ne contestent pas cette situation.

123 GOÏ C., BRUGGEMAN D. (2013), op. cit.

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