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1 La campagne de 336/5 et ses conséquences

En Asie Mineure, les cités grecques et les îles de Clazomènes et Chypre sont intégrées à l’empire achéménide depuis la paix d’Antalkidas, ou paix du Roi, datée de 386 et les États grecs se sont engagés à ne plus tenter de les en détacher. Les cités de Lemnos, Imbros et Skyros continuent à appartenir à Athènes, alors que Samos est devenue clérouquie athénienne depuis 365.

Les autres cités insulaires, restées libres et autonomes sont, par leur situation géographique, stratégique et économique, entrées progressivement dans la zone d’influence perse, comme nous le montrent les renversements politiques qui se sont opérés durant la guerre des Alliés de 357/4 et dans les années qui suivent.

À la veille de la conquête de l’Asie Mineure, nous ne savons que peu de chose des régimes en place. Si ce n’est que pour s’assurer la fidélité des cités grecques, le Grand Roi Darius III Codoman s’appuie sur des régimes oligarchiques ou tyranniques qui lui sont favorables et soumis, tels les Gongylides à Gryneion. Dans les cités insulaires, tout du moins à Lesbos en 336, ce sont probablement les trois frères Hermon, Héraios et Apollodoros qui règnent en tyrans à Érésos.

Les effets de cette campagne sont perceptibles en différents lieux notamment sur l’île de Lesbos et en Ionie. Mais, il semble que la plupart des cités n’aient pas pris position. Certaines restées fidèles à l’empire achéménide ferment leurs portes aux troupes macédoniennes lors du retrait de Parménion en 335. Une telle attitude peut être liée à une

méfiance des cités grecques face à une énième expédition, à l’image de celle d’Agésilas ou encore de Thibron au début du IVe siècle.

Grâce aux informations laissées par Arrien, nous pouvons reconstituer tout du moins en partie les évènements qui secouent Éphèse entre 336 et 335. Le début de campagne prometteur de Parménion et d’Attale a certainement poussé le peuple d’Éphèse à se soulever contre l’oligarchie en place. Le démocrate Héropythe semble être l’un, sinon l’instigateur même de ce mouvement. Lors des luttes civiles qui opposent le peuple aux oligarques, Héropythe trouve la mort ; les oligarques sont chassés de la cité. Des troupes macédoniennes sont probablement venues renforcer le mouvement des démocrates203. À

l’issue de la stasis, devenue le symbole de la libération, le peuple honore Héropythe en dressant son tombeau sur l’agora. Philippe est lui aussi honoré. Le peuple éphésien érige en signe de gratitude, une statue à son effigie dans le temple d’Artémis.

Ces changements politiques sont néanmoins éphémères. Au cours de l’année 335, les oligarques sont rétablis par Memnon de Rhodes. Selon Arrien, de nombreuses exactions sont commises par les nouveaux dirigeants de la cité. Parmi ceux qui ont amené Memnon, τούς τε Μέμνονα ἐπαγομένους, nous trouvons un certain Syrphax et ses frères qui ont peut-être déjà joué un rôle dans le précédent gouvernement en place avant 336. Ils n’hésitent pas à s’attaquer à des symboles forts de la révolte, tel le tombeau d’Héropythe qui est profané. Le temple d’Artémis est également pillé et la statue de Philippe est renversée : «… καὶ τοὺς τὸ ἱερὸν συλήσαντας τῆς Ἀρτέμιδος καὶ τοὺς τὴν εἰκόνα τὴν Φιλίππου τὴν ἐν τῷ ἱερῷ καταβαλόντας καὶ τὸν τάφον ἐκ τῆς ἀγορᾶς ἀνορύξαντας τὸν Ἡροπύθου τοῦ ἐλευθερώσαντος τὴν πόλιν ὥρμησαν ἀποκτεῖναι. » (Arrien, I, 17,10). Il est fort probable que certains démocrates soient mis à mort. D’autres sont chassés ou ont réussi à fuir les violences et leurs biens sont confisqués204.

Les cités insulaires de Lesbos sont elles aussi impactées, comme vient en témoigner la brève allusion faite dans le discours du Pseudo-Démosthène :

Pseudo-Démosthène, Sur le traité avec Alexandre, VII 205

« Ἀλλὰ γὰρ εἴποιεν ἂν οἱ τυραννίζοντες οὗτοι, ὅτι πρὶν τὰς συνθήκας γενέσθαι ἐτυράννουν Μεσσηνίων οἱ Φιλιάδου παῖδες· διὸ καὶ καταγαγεῖν τὸν Ἀλέξανδρον αὐτούς. Ἀλλὰ

203 Une part d’ombre subsiste dans ce scénario, à savoir dans quel contexte a réellement lieu l’intervention

madéconienne. Le sujet continue à faire débat. BADIAN 1966, p. 40 suggère qu’Éphèse a servi de lieu de débarquement pour les troupes macédoniennes. Contra HEISSERER 1980, p. 66 ; DEBORD 1999, p. 424 ; WORTHINGTON 2008, p.206

204

Arrien, I, 17,10.

205

καταγέλαστος ὁ λόγος, τοὺς μὲν ἐκ Λέσβου τυράννους, οἷον ἐξ Ἀντίσσης καὶ Ἐρέσου, ἐκβαλεῖν ὡς ἀδικήματος ὄντος τοῦ πολιτεύματος, τοὺς πρὸ τῶν ὁμολογιῶν τυραννήσαντας, ἐν δὲ Μεσσήνῃ μηδὲν οἴεσθαι διαφέρειν, τῆς αὐτῆς δυσχερείας ὑπαρχούσης.».

« Leurs partisans allégueront, il est vrai que déjà, avant la conclusion de la paix, les fils de Philiadès étaient tyrans de Messène et qu’Alexandre a pu s’autoriser de ce fait pour les restaurer. Argument ridicule ; quoi ? alors qu’on chasse les tyrans de Lesbos notamment ceux d’Antissa et d’Érésos, comme détenteurs d’un pouvoir illégitime, quoiqu’ils l’aient exercé antérieurement au traité, on estime qu’à Messène la tyrannie est chose différente, bien qu’aussi odieuse d’ailleurs ! »

Dans ce bref passage, l’orateur dénonce les agissements d’Alexandre qui, selon lui, enfreint ouvertement les dispositions de la paix de Corinthe de 337 qui garantit les constitutions en place au moment de sa conclusion. L’orateur l’accuse de faire preuve d’hypocrisie en abattant d’un côté les tyrannies de Lesbos estimées illégitimes, bien qu’établies avant la paix, et en restaurant, de l’autre, les fils de Philiadès, tyrans de Messène206.

Nous savons également qu’Érésos (et peut être Antissa) érige un autel de Zeus Philippios où Philippe est honoré comme hypostase de Zeus. Les évènements relatés sont à rapprocher de l’expédition de Parménion et Attale, le discours du Pseudo-Démosthène ne pouvant, nous semble-t-il, être postérieur à 336/5 étant donné que la destruction de Thèbes n’est pas mentionnée parmi les griefs reprochés à Alexandre207

. Néanmoins, les circonstances qui ont conduit à ce changement (soulèvement populaire ?) et le rôle exact joué par les troupes macédoniennes restent obscures.

Il ne n’agit pas là des seules incertitudes qui demeurent. Il est aujourd’hui encore difficile de se prononcer sur la chronologie et la succession des différentes tyrannies entre le milieu du IVe siècle jusqu’en 334. Cependant, tous les historiens s’accordent sur au moins un point : la cité d’Érésos a été dirigée par deux familles de tyrans. D’un côté, les trois frères Hermon, Héraios et Apollodoros et de l’autre Agonippos et Eurysilaos.

À partir de là, l’incertitude laisse place à des interprétations divergentes des faits, lorsqu’il s’agit de savoir lequel des deux groupes a exercé une double tyrannie. Selon les explications apportées par les travaux d’H. Pistorius, devenues traditionnelles, ce sont Agonippos et Eurysilaos qui occupent le pouvoir à deux reprises alors que les trois frères Hermon, Héraios et Apollodoros auraient été chassés du pouvoir avec l’aide de Philippe

206

Voir également l’article de WALLACE 2016, p. 243.

207

dès 343208. Expulsés une première fois en 334 à l’arrivée des troupes d’Alexandre, Agonippos et Eurysilaos sont ramenés au pouvoir lors de la contre-offensive de Memnon en 333. Cette théorie a été revue par A.J. Heisserer qui propose une nouvelle chronologie avec comme point de départ l’expédition de Parménion en 336 et attribue une double tyrannie aux trois frères Hermon, Héraios et Apollodoros chassés en 336/5 et réinstallés en 335. Cette interprétation chronologique suivie par G. Labarre mais également plus récemment par P.-J Rhodes et R. Osborne et reprise par D. Teegarden, nous semble être malgré les maigres indices, la plus avantageuse209.

La question de savoir si Philippe a réellement voulu installer des régimes démocratiques en Asie Mineure ou s’il s’agit d’une politique de circonstance reste ouverte.

Toujours est-il, que tous les efforts fournis sont balayés en 335 lors du retrait précipité des troupes macédoniennes vers la Troade. Retrait qui n’est très certainement pas à mettre uniquement sur le compte de la seule présence de Memnon de Rhodes et probablement d’autres forces perses dans la région. L’hypothèse d’un retrait lié à la situation en Grèce continentale est tout à fait probante. Les changements amenés par un début de campagne prometteur sont éphémères. Au lendemain du retrait des troupes macédoniennes, les oligarques et/ou tyrans partisans du pouvoir perse sont ramenés et rétablis par Memnon de Rhodes.C’est le retour au statu quo ante jusqu’en 334.

À cette date, Alexandre débarque sur le sol asiatique à la tête de ses troupes.

Conscient de l’influence qu’exerce l’empire perse dans les cités insulaires, Alexandre ne peut intervenir que sous couvert du respect de la liberté en apportant son soutien aux factions d’opposition. Afin de s’attirer la sympathie des cités grecques d’Asie Mineure, il prend en 334 le contrepied de la politique menée en Grèce continentale et favorise les régimes démocratiques, affichant sa ferme intention d’abattre les oligarchies ou les tyrannies pro-perses présentes dans la région.

En réaction, Darius durcit sa propre position, favorisant l’installation de régimes forts, voire tyranniques. Dès lors, les deux protagonistes vont s’affronter dans les cités par factions interposées.

208

PISTORIUS 1913, p. 60-76. Un régime démocratique est installé suite à la chute des trois frères avec érection de l’autel de Zeus Philippios. Ce régime est à nouveau renversé et Agonippos et Eurysilaos prennent le pouvoir jusqu’en 334, chassés par les troupes macédoniennes. Ils reviennent l’année suivante avec Memnon de Rhodes.

209

HEISSERER 1980, p. 60-65 ; LABARRE 1996, p. 28-29 ; RHODES & OSBORNE 2003, p. 417, n°83 ; TEEGARDEN 2014, p. 122-126. Contra BOSWORTH 1988, p. 192 ; LOTT 1996, p. 26-40 ; DEBORD 1999, p. 469-470. Récemment WALLACE 2016, p. 3, relance le débat. L’auteur reprend les conclusions de J.B Lott et met l’érection de l’autel de Zeus Philippios en lien avec l’intégration des cités de Lesbos à la ligue de Corinthe en 337/6. Les trois frères Hermon, Héraios et Apollodoros gardent le pouvoir sans interruption jusqu’en 334, moment auquel ils sont chassés de la cité par Alexandre.

Durant les phases aiguës du conflit entre l’empire achéménide et Alexandre, les renversements de constitutions sont plus fréquents. Ainsi, nous enregistrons pour la seule période de 336/5 à 332 pas moins de cinq changements politiques à Érésos.

Mais, au-delà de ces considérations purement contextuelles, les luttes civiles rencontrées révèlent au grand jour toutes les haines et les rancunes, tant politiques que privées, qui se sont cristallisées au fil du temps entre le peuple et ses dirigeants. Aussi, au cours d’âpres luttes civiles, les factions, emportées par des passions aveugles, se ruent au massacre et commettent des exactions au mépris des lois, des serments et de toute humanité.

II. 2 - La chute des tyrans dans les cités insulaires voisines de l’Asie