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5 L’ordre macédonien au lendemain de Chéronée : la pacification des cités

Après la défaite de la coalition formée par Thèbes et Athènes, en septembre 338, le rapport de force est plus que favorable pour Philippe. Il peut dorénavant dicter ses conditions à la Grèce qu’il s’empresse d’organiser. Les cités qui ont soutenu la coalition ouvrent leurs portes au vainqueur ; les fidèles partisans sont probablement installés au pouvoir. Les plus farouches opposants sont bannis à l’image de ce qui se fait à Thèbes. Quant à Athènes, selon Plutarque, alarmés par l’intention des agitateurs, οἱ θορυβοποιοί, et aspirants à la révolution, οἱ νεωτεριστές, de faire nommer Charidémos stratège, les meilleurs des citoyens, οἱ βελτίστοι, réussissent avec le soutien des Aréopagites à convaincre l’assemblée de confier la cité à Phocion186

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Eschine, Contre Ctésiphon, 129 ; GEHRKE 1985, p. 21 ; HANSEN & NIESLEN 2004, p. 1361.

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BRULÉ, DESCAT et alii 2004, p. 86.

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Selon le récit de Justin, tout porte à croire que la puissante faction oligarchique dirigée par Timolaos, Théogiton et Anémoitas est chassée de la cité de Thèbes en raison de son amitié pour Philippe. Leurs biens sont probablement confisqués187. L’exil est toutefois de courte durée, après la défaite de 338, la cité est contrainte de capituler. Les chefs démocrates de la cité, « principes ciuitatis » , sont les uns frappés de la hache, les autres envoyés en exil et tous leurs biens sont confisqués : « Principes ciuitatis alios securi percussit, alios in

exilium redegit, bonaque omnium occupauit » (Justin, IX, 4). Parmi les partisans de

Philippe chassés peu auparavant, puis revenus, trois cents d’entre eux sont nommés aux plus hautes fonctions de la cité188. Ces nouveaux magistrats font comparaître devant eux certains citoyens les plus éminents, « potentissimi quique rei », qu’ils accusent de les avoir exilés injustement. Les accusés restent fermes, assumant les faits et assurant que les affaires de la cité étaient mieux défendues après leur exil. Par leur posture, ils dédaignent l’acquittement qu’ils pouvaient leur accorder189

.

Une garnison prend ses quartiers à la Cadmée pour soutenir le nouveau régime en place et asseoir la domination macédonienne. Les bannis trouvent probablement, tout du moins en partie, refuge à Athènes. La cité ne fait plus parler d’elle jusqu’en 335.

En 338/7, vient également le temps de conclure la paix commune et de régler le problème des cités.

Ne laissant rien au hasard, c’est à Corinthe, haut lieu empreint de symbole et d’esprit panhellénique que Philippe convoque en 337, les représentants des États grecs. Tous adhèrent bon gré malgré gré, à l’exception de Sparte, à la paix commune190

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La création de la ligue des Hellènes à Corinthe n’est en soit pas chose nouvelle. Ce qui est novateur, c’est le rôle confié au synédrion, à savoir garantir la stabilité et l’ordre établi. L’accord prévoit un contrôle de la vie politique interne des cités. Les mesures adoptées ne sont pas sans rappeler les préconisations d’Énée dans la Poliorcétique. Elles permettent d’éviter ou tout du moins réduire les risques de stasis en annihilant des facteurs d’instabilité tels que les luttes politiques, le problème des bannis et les revendications sociales.

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Démosthène, Sur la couronne, 295, nous donne le nom des chefs de file de la faction oligarchique. Justin, IX, 4.

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Justin, IX, 4 ; Orose, III, 14,1.

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Justin, IX, 5.

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TOD 1948, n°177 ; BERTRAND 1992, p. 122, n°66.Cette stèle de marbre, découverte sur l’Acropole d’Athènes, composée de deux fragments, nous permet de comprendre le mode de fonctionnement du synédrion. Ils contiennent la liste lacunaire des États membres. Chaque nom d’État est immédiatement suivi d’un chiffre qui correspond très probablement au nombre de sièges dont il dispose.

Le contenu du décret et ses clauses, peut-êtreultérieures à la prestation du serment, ne nous sont pas parvenus. Seul le discours du Pseudo-Démosthène prononcé en 336/5 contre Alexandre, accusé d’enfreindre ouvertement les clauses de la paix, dont la Macédoine semble selon M. Jehne être membre au même titre que les autres États191, nous permet d’en avoir un aperçu.

La paix déclare avant tout les Grecs libres et autonomes et le synédrion doit veiller aux intérêts communs de ses membres. Elle garantit les constitutions en place au moment de l’adhésion ainsi que la libre circulation maritime. Des mesures sont prises afin d’éviter que des tensions politiques naissent au sein des cités et ne provoquent un renversement de la constitution. Ainsi, le synédrion doit s’assurer qu’il ne se produise dans les cités de la ligue, ni condamnations capitales, ni bannissements contraires aux lois locales, ni partage de terres ou abolition de dettes, ni affranchissement d’esclaves en vue de révolutions, νεωτερισμοί (Pseudo-Démosthène, Sur le traité avec Alexandre, XV)192

. Ces mesures témoignent également du caractère économique et social des tensions au sein des cités, même si elles ne sont pas directement mises en cause dans les luttes civiles au IVe siècle, se confondant avec les tensions politiques entre oligarques et démocrates.

La dangerosité que représente un potentiel retour de bannis pour les constitutions en place est également prise en compte. En effet, le traité de paix interdit de ramener des bannis d’aucune cité par la force ou en leur ménageant un retour, de quelque manière que ce soit, sous peine pour la cité contrevenante d’être exclue de la paix (Pseudo-Démosthène, Sur le

traité avec Alexandre, XVI).

Cette paix imposée aux cités reconnaît la royauté de Philippe et de sa descendance, et consolide sa position dans les cités grecques, gouvernées par ses fidèles partisans. Bien qu’elle limite l’autonomie des cités, elle fait naître un espoir de stabilité intérieure pour de nombreuses cités confrontrées régulièrement à la stasis193.

La paix au demeurant prometteuse pour la stabilité des cités va pourtant rapidement être mise à rude épreuve. Les évènements à venir vont montrer à quel point la moindre

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JEHNE 1994, p. 185.

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Pseudo-Démosthène, Sur le traité avec Alexandre, XV : « Τὀ δʹἔτι καταγ λαστóτ ρ ν· ἔστι γὰρ ἐν ταῖς συνθἠκαις ἐπιμ λ ῖσθαι τ ὺς συν δρ ύ ντας καὶ τ ὺς ἐπὶ τῇ κ ινῇ φυλακῇ τ ταγμέν υς ὅπως ἐν ταῖς κ ινων ύσαις πόλ σι τῆς ἰρήνης μὴ γίγωνται θάνατ ι καὶ φυγαὶ παρὰ τ ὺς κ ιμέν υς ταῖς πóλ σι νόμ υς, μηδὲ χρημάτων δημ ύσ ις, μηδὲ γῆς ἀναδασμ ί, μηδὲ χρ ῶν ἀπ κ παί, μηδὲ δ ύλων ἀπ λ υθ ρώσ ις ἐπὶ ν ωτ ρισμῷ… ».Traduction CROISET 2002 [1925]. 193 GEHRKE 1985, p. 254-257.

modification du rapport de force sur l’échiquier politique extérieur aussi minime soit-elle, menace l’équilibre des cités avec à la clé des renversements politiques.

Chapitre II

De la conquête de la Perse, vectrice de staseis, à l’édit

pacificateur de Suse (336 à 324)

Lors de la conférence de paix de 337, Philippe propose au synédrion de tirer vengeance des destructions et profanations des sanctuaires commises par les troupes de Xerxès en 480 et de libérer les cités grecques d’Asie Mineure en faisant la guerre à l’empire achéménide. Guerre qu’il s’empresse de déclarer, investi de l’autorité suprême194

.

La première campagne d’Asie Mineure en 336/5, menée avec une armée forte de dix mille hommes a été un échec, mais restons pour l’instant en Grèce continentale où la disparition brutale de Philippe en juillet 336 provoque une première instabilité politique qui met en péril le fragile équilibre de 337. En effet, sa disparition fait naître, dans nombre de cités, l’espoir de s’affranchir de la tutelle macédonienne.

Les partisans de Philippe installés au pouvoir sont chassés au profit de l’opposition. Des garnisons sont expulsées comme à Ambracie, au Sud de l’Épire, à l’instigation d’un certain Aristarque, qui établit une constitution démocratique alors que l’Étolie rappelle les bannis acarnaniens, exilés sur décision de Philippe, au lendemain de Chéronée.

Dans le Péloponnèse, selon Diodore, on songe à l’indépendance chez les Argiens, les Éléens, les Lacédémoniens et d’autres peuples, alors que Thèbes décrète l’expulsion de la garnison macédonienne de la Cadmée195.

Ce que nous savons tient à peu de chose. Avant de partir pour les frontières septentrionales de la Macédoine, Alexandre se précipite en Grèce, afin de non seulement revendiquer les titres détenus par son père, mais surtout rétablir l’ordre et l’autorité196

. Il intervient à Pellène en Achaïe où la démocratie établie est abolie et, selon le Pseudo- Démosthène, la plupart des citoyens (très certainement la faction formée par les démocrates) sont chassés. Leurs biens confisqués sont redistribués. Le gouvernement de la cité est remis aux mains de Chaeron197. À Messène, il rétablit Néon et Thrasylochos, les

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Philippe compte profiter de l’instabilité politique qui règne au sommet du pouvoir perse après l’assassinat d’Artaxerxès III Ochos en 338 auquel succèdent deux années d’instabilité politique consécutives liées aux menées de Bagoas qui selon l’expression de P. Carlier « fait et défait les rois » (CARLIER 1995, p. 131). En 336, après le court règne d’Arsès, Darius III Codoman arrive sur le trône ramenant la stabilité au sommet du pouvoir.

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Diodore, XVII, 17, 3 -6. WALLACE 2017, p. 49.

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À Corinthe, à savoir les titres d’hégémon de la confédération thessalienne, de l’Amphictionie de Delphes et de la Ligue des Hellènes.

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fils de Philiadès198. Ailleurs, il réussit, semble t-il, à en croire Diodore, à ramener les cités dans le « droit chemin » grâce à la persuasion ou par la crainte qu’il inspire199. Après avoir mis fin aux troubles en Grèce, Alexandre se tourne vers la Thrace et ses frontières septentrionales : « Αλέξανδρος δὲ τὰς κατὰ τὴν ῾Ελλάδα ταραχὰς καταπαύσας ἐστράτευσεν ἐπὶ τὴν Θρᾴκην » (Diodore, XVII, 8).

En 335, les cités sont une nouvelle fois fébriles à l’annonce de la disparition d’Alexandre dans des contrées lointaines, alors qu’à Athènes, Démosthène manifeste tout son mépris pour le jeune roi.

À cette effervescence, s’ajoute les promesses de fonds en provenance de Perse pour quiconque s’oppose au Macédonien. Il n’en faut guère plus pour attiser les tensions politiques restées jusque-là latentes. À cette nouvelle, Alexandre décide de quitter ses positions pour revenir en toute hâte en Grèce afin de mettre un terme aux troubles politiques, ταραχᾶι. Diodore, XVII, 8, 2 « Περὶ ταῦτα δ' ὄντος αὐτοῦ παρῆσάν τινες ἀπαγγέλλοντες πολλοὺς τῶν ῾Ελλήνων νεωτερίζειν καὶ πολλὰς τῆς ῾Ελλάδος πόλεις πρὸς ἀπόστασιν ὡρμηκέναι, μάλιστα δὲ Θηβαίους. Ἐπὶ δὲ τούτοις ὁ βασιλεὺς παροξυνθεὶς ἐπανῆλθεν εἰς τὴν Μακεδονίαν, σπεύδων τὰς κατὰ τὴν ῾Ελλάδα παῦσαι ταραχάς… »

« Tandis qu’il était occupé à cette tâche, on vint lui annoncer qu’une grande partie de

la Grèce était en révolution et que beaucoup de cités avaient bougé et fait défection, c’était en particulier le cas des Thébains. Irrité par cette nouvelle, le roi s’en retourna en Macédoine, pressé de mettre un terme aux troubles qui se produisaient en Grèce… »200

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Les bannis thébains chassés en 338 sont les premiers à franchir le pas, avec à leur tête un certain Phoenix et un certain Prothytès201. Ils s’introduisent de nuit à Thèbes, appelés par des gens présents dans la cité, pour provoquer une révolution « ἐπαγαγομένων τινῶν αὐτοὺς ἐπὶ νεωτερισμῷ ἐκ τῆς πόλεως » (Arrien, I, 7,1). Ils s’emparent des chefs de la garnison Amyntas et Timolaos, probablement l’un des principaux chefs de l’oligarchie, et les mettent à mort. Afin de mobiliser le peuple, les bannis se présentent à l’assemblée et exhortent le peuple à quitter le parti d’Alexandre afin que la cité retrouve sa liberté et son

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Pseudo-Démosthène, Sur le traité avec Alexandre, III et VII.

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Diodore, XVII, 3, 6.

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Traduction GOUKOWSKY 2002 [1976].

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autonomie en reprenant la Cadmée toujours occupée. Devant la frilosité du peuple, les auteurs du soulèvement, οἱ πράξαντες τὴν ἀπόστασιν (Arrien, I, 6, 10) utilisent la fausse nouvelle de la mort d’Alexandre pour l’inciter à les suivre et continuent à le faire alors même que ce dernier se trouve déjà à Onchestos en Béotie avec toutes ses forces. Selon Arrien (I.7, 11), lorsque qu’Alexandre se présente finalement sous les murs de la cité, ceux parmi les Thébains qui voyaient clairement la solution la plus favorable à l’intérêt public, veulent le trouver afin de lui demander de pardonner au peuple thébain d’avoir fait défection « … ἔνθα δὴ τῶν Θηβαίων οἱ μὲν τὰ βέλτιστα ἐς τὸ κοινὸν γιγνώσκοντες ἐξελθεῖν ὥρμηντο παρ' Ἀλέξανδρον καὶ εὑρέσθαι συγγνώμην τῷ πλήθει τῶν Θηβαίων τῆς ἀποστάσεως … ». Mais les bannis et ceux qui les avaient fait venir « οἱ φυγάδες δὲ καὶ ὅσοι τοὺς φυγάδας ἐπικεκλημένοι ἦσαν » (Arrien, I, 7, 11), jugeant qu’ils n’avaient rien à attendre d’Alexandre, surtout ceux d’entre eux qui étaient béotarques, poussent par tous les moyens le peuple à la guerre. Malgré cela, Alexandre ajourne toujours l’attaque. L’initiative va venir de Perdiccas qui se lance, sans attendre l’ordre d’Alexandre contre des défenses avancées des Thébains. Mis en déroute par les Thébains, les Macédoniens se retirent, ce n’est qu’à ce moment qu’Alexandre donne l’assaut. Des scènes d’une extrême violence se jouent dans la cité investie. Des Béotiens comme ceux de Thespies, de Platées et d’Orchomène qui ont eu à souffrir par le passé de la politique thébaine participent au sac de la cité qui fait plus six mille morts et plus de trente mille captifs selon Diodore202. Les États du Péloponnèse décidés à soutenir la révolte thébaine, après quelques réticences et tergiversations se ravisent en apprenant la présence d’Alexandre. Des tensions politiques sont notables dans ces États jusque-là favorables à la Macédoine. Nous savons par Arrien que les Arcadiens, après s’être avancés au secours de Thèbes, s’empressent de condamner à mort ceux qui ont porté ce conseil « Ἀρκάδες μὲν, ὅσοι βοηθήσοντες Θηβαίοις ἀπὸ τῆς οἰκείας ὡρμήθησαν, θάνατον κατεψηφίσαντο τῶν ἐπαράντων σφᾶς ἐς τὴν βοήθειαν. » (Arrien, I, 10,1). L’Étolie quant à elle, envoie des députés auprès d’Alexandre pour obtenir son pardon, alors que les Éléens rappellent les bannis favorables à Alexandre « Ἠλεῖοι δὲ τοὺς φυγάδας σφῶν κατεδέξαντο, ὅτι ἐπιτήδειοι Ἀλεξάνδρῳ ἦσαν » (Arrien, I, 10, 1-2).

Après l’expédition, Alexandre réunit le synédrion de la Ligue des Hellènes auquel il laisse le soin de décider du sort de Thèbes. Quelques membres du conseil hostiles aux Thébains demandent que la cité soit punie de la manière la plus terrible, l’accusant d’avoir toujours été partisane de la Perse et ce depuis l’expédition de Xerxès. De tels discours excitent les

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esprits des délégués des États membres qui décrètent de raser la cité, de vendre les prisonniers et que dans toute la Grèce les Thébains exilés soient passibles d’extradition. Cette décision est doublée d’une interdiction d’accueil : «…Τοὐς δἑ φυγἁδος τῶν θηβαἱων ἁγωγἱμους ὐπἁρχεἱν ἐξ απἁσης τῆς ελλἁδος καἱ μηδἑνα τῶν 'Ελλἡνων ὐποδἑχεσθαι θηβαῖων…» (Diodore, XVII, 14, 4). Seule Athènes obtiendra par la suite, le droit d’accueillir des Thébains.

Conformément à la décision du synédrion, Alexandre détruit la cité de fond en comble. Ce châtiment sème la terreur parmi les Grecs et fait taire, tout du moins pour un temps, toute velléité d’indépendance.

C’est une région pacifiée qu’Alexandre confie au printemps 334 à Antipatros alors qu’il s’apprête à embarquer pour l’Asie Mineure.