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5 Le décret d’Ilion contre l’oligarchie et la tyrannie

La stèle complète, mais très effacée, découverte en 1894 dans le village d’Ineniköy à deux heures d’Ilion, atteste de la volonté de la cité, une fois la démocratie rétablie, de la préserver et de se prémunir contre tout nouveau renversement constitutionnel ou toute atteinte au régime432. L’inscription d’Ilion reste à notre connaissance la plus complexe et la plus complète de ce type de loi.

La datation en 281/0 de l’inscription est communément admise, mais celle-ci ne repose que sur un très faible faisceau d’indices dont la forme d’écriture, caractéristique de cette époque et la chronologie du règne de Lysimaque. Après Ipsos, en 301 et le partage des dépouilles de l’empire d’Antigone et de Démétrios, Lysimaque s’attribue l’Asie Mineure jusqu’au Taurus à l’exception de la Cilicie et quelques places en Lycie, Pamphylie et Pisidie aux mains de Ptolémée. Lysimaque se fait vite détester en raison des exactions auxquelles l’Asie Mineure est soumise. De nombreuses cités, qui ont adhéré à la politique antigonide, ont du mal à accepter cette nouvelle autorité, d’autant que Lysimaque ne reprend pas, selon E. Will, la politique d’Antigone, à savoir celle de défenseur des libertés433. Mais, selon H.-S. Lund, rien ne permet d’affirmer une prédilection de Lysimaque pour des régimes non démocratiques. Toujours est-il que son ambition et l’expansion de son royaume vont vite inquiéter ses adversaires434

. Dans l’hiver 282/1, Séleucos envahit l’Asie Mineure, répondant aux appels locaux. Il s’avance sans rencontrer de résistance et peut compter sur des soutiens annoncés. La rencontre décisive entre l’armée de Séleucos et celle de Lysimaque a lieu à Couroupédion près de Sardes.

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HAMON 2008, p. 99.

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HAMON 2008, p. 105. GAUTHIER 2009 (BE), n° 422.

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I. Mysia & Troas, n°182. Traduction DARESTE, HAUSSOULIER & REINACH1898, p. 25-56. Pour le commentaire de l’inscription voir également KOCH 2001, p.33-63 ; DÖSSEL 2003, p. 197 – 221 avec traduction allemande ; MAFFI 2005, p. 137-161. TEEGARDEN 2014, p. 173-214 avec une traduction anglaise.

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WILL 1967 [2003], vol. 1, p. 100.LUND 1992, p. 119.

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Lysimaque tombe durant la bataille. Séleucos prend possession des territoires asiatiques de son adversaire. Il semble qu’Ilion profite du contexte pour renverser le régime en place, qu’il soit l’œuvre d’un oligarque local ou d’un militaire de la région. Les mesures adoptées par la cité et la dureté des sanctions rappellent des faits récents douloureux et violents. Selon R. Dareste, le texte de loi donne l’impression d’avoir été rédigé à la hâte, en raison de certaines formulations maladroites et un certain désordre dans les dispositions435. A. Maffi, voit dans la loi le fruit de trois sources différentes : l’enseignement retenue de l’histoire récente de la cité, la tradition des lois anti-tyranniques et la finesse d’un législateur inconnu. L’inscription dresse ainsi, un cadre complexe de récompenses et sanctions, avec pour objectif de détourner les citoyens d’un régime anti-démocratique436. Nous ne revenons pas ici sur tous les aspects de cette loi, qui a fait l’objet de plusieurs analyses et commentaires dont celle de C. Koch, d’A. Maffi, d’A. Dössel et plus récemment encore celle de D. Teegarden437

.

Notons des dispositions traditionnelles et communes à ce type de loi. Ainsi, comme à Érétrie, la tyrannie et l’oligarchie sont placées à un même niveau et combattues de la même manière. Les récompenses accordées à celui qui élimine un tyran, un chef de file oligarchique, voire tout citoyen qui porte atteinte à la démocratie, « [ὃς δ’] ἂν ἀπ[οκτ]είνηι τ[ὸν τ]ύραννο[ν ἢ τὸν ἡ] | γεμόνα τῆ[ς] ὀλιγαρ[χ]ίας ἢ τὸν τὴν δ[ημοκρα]|τίαγ καταλύον[τ]α… » rejoignent dans les grandes lignes celles votées à Érétrie (l.19 à 21). Les modalités sont définies de la même manière, en fonction du statut social de celui qui élimine un séditieux. Ainsi, un Ilien se voit versé un talent d’argent le jour même ou le lendemain du crime et une rente à vie de deux drachmes par jour. La cité l’honore par l’érection d’une statue de bronze, le nourrit à vie au prytanée et le nomme par son nom lors des jeux organisés par la cité. Si le meurtrier est un étranger, la même somme lui revient avec l’obtention de la citoyenneté et le droit d’entrer dans la tribu (phylé) de son choix. S’il s’agit d’un esclave, il jouit de tous les droits et se voit admis dans la cité conformément à la loi. Il obtient pour son geste trente mines le jour même ou le lendemain et une drachme pour le restant de ses jours. La loi d’Ilion incite même un compagnon d’arme à mettre à mort son meneur, en lui proposant l’amnistie pour les faits passés et un talent en récompense.

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DARESTE, HAUSSOULIER & REINACH 1898, p. 36-37.

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MAFFI 2005, p. 141-142.

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KOCH 1996, p. 32-63 avec traduction de certains passages ;DÖSSEL 2003, p. 197-221 avec version allemande du texte ;MAFFI 2005, p. 137-163 avec une traduction nouvelle de certains passages pour lesquels il ne partage pas l’interprétation proposée par ces prédécesseurs (édition de DARESTE, HAUSSOULIER & REINACH 1898, p. 25- 56, l’ouvrage de FRIEDEL 1937, le commentaire de FRISCH 1975, n°25, p. 62-80 et celui de KOCH 1996, p. 32-63) ; TEEGARDEN 2014, p. 173-214 propose une version anglaise du texte.

La plupart des paragraphes est consacrée aux sanctions destinées à dissuader tout citoyen de soutenir un régime anti-démocratique notamment en punissant ceux qui y ont exercé une magistrature438.

C’est la face III de la stèle qui, malgré des difficultés d’interprétation, attire plus particulièrement notre attention. Nous y retrouvons un groupe de trois paragraphes (paragraphes 8, 9 et 10) qui fait référence aux sanctions infligées pour des comportements abusifs et actes de violence arbitraire à l’encontre de citoyens. Ainsi les paragraphes 8 (malheureusement mutilé) et 9 font probablement, bien que cela ne soit pas clairement établi référence à des actes de violence commis par des particuliers qui profitent de la situation troublée de la cité pour assouvir cupidité et haines privées439. Le paragraphe 8 peut en effet faire référence à un homicide commis sous un régime non démocratique et pour lequel l’auteur est probablement condamné à mort lors du retour à la démocratie, seule la mention faite à ses enfants, ἐγ μιαροῦ γένωνται (l.86), subsiste dans l’inscription. Les biens sont confisqués pour moitié au profit de la cité, l’autre moitié permet d’indemniser les enfants de la victime ou à défaut ses ayants droits.

Le paragraphe 9 concerne les cas d’emprisonnement abusifs (individu ligoté et enfermé) et les cas d’individus qui ont réussi en fuyant à se soustraire aux entraves440

. Ceux qui ont été victimes de telles violences peuvent prétendre à des dommages et intérêts. La seconde partie du paragraphe laisse suggérer qu’un particulier a payé un autre particulier,

katègorèsas afin, que celui-ci n’engage pas d’action en justice contre lui. Là encore celui

qui s’est fait « sycophante » doit répondre de ses actes après le retour à la démocratie, en payant le double de ce qu’il a extorqué.

Le paragraphe 10 concerne ceux qui sont tenus pour responsables de l’exécution d’un citoyen. Ainsi, celui qui a fait périr un homme et tous ceux qui ont donné leur vote sont réputés meurtriers et jugés comme tels une fois le régime démocratique rétabli. Celui qui

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Plus particulièrement paragraphes 5 à 7, 11 et 12. Les paragraphes 15,16, et 17 se réfèrent à des apports financiers directs et indirects à la cause de la démocratie. Le paragraphe 17 concerne des apports qui ont été détournés par ceux en charge de les collecter et les employer. Il s’agit selon MAFFI 2005, p. 159 de l’argent de citoyens restés dans la cité.

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DARESTE, HAUSSOULIER & REINACH 1898, p. 44, MAFFI 2005, p. 149. KOCH 1996 p. 57 voit dans les paragraphes 8, 9 et 10 des formes d’abus de pouvoir « Amtsmissbrauch » de la part des magistrats. TEEGARDEN 2014, p. 191-192 voit dans les paragraphes 8 et 9 des actions légales menées par un particulier à l’encontre d’un autre particulier.

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Cette partie de la clause pose difficulté en raison des termes φεύγηι, δεσμῶν et du sens donné à ces derniers. Nous suivons la traduction proposée par MAFFI 2005, p. 151 qui interprète ces termes à la lettre à savoir « quelqu’un qui se soustrait par la fuite à l’incarcération » et se rapproche ainsi de DARESTE, HAUSSOULIER & REINACH 1898, p. 26 qui propose d’y voir quelqu’un qui fuit pour échapper à la prison. Contra KOCH 1996, p. 57 suivi par DÖSSEL 2003, p. 203 qui traduisent les termes par quelqu’un qui a été banni » ; TEEGARDEN 2014, p.181, y voit plutôt un accusé en détention « a defendant facing imprisonment ».

parvient à éviter la condamnation est frappé d’atimie, exilé, lui et toute sa descendance441. Une telle condamnation considérée comme un meurtre, ne peut être rachetée ni par mariage ni par l’argent, et celui qui enfreint cet interdit est passible de la même peine (l. 97 à 106). Ce paragraphe montre encore une fois la volonté de la cité de dissuader par tous les moyens les citoyens de collaborer et participer à la vie politique sous un régime non démocratique.

La cité va même plus loin, en effaçant de la mémoire collective, le nom des hommes impliqués dans un régime non démocratique ou responsables d’un attentat contre la démocratie, en les frappant de damnatio memoriae (paragraphe 13).

Partout où le nom de l’un de ces hommes apparaît, que ce soit parmi les prêtres, sur un monument votif, voire même sur un tombeau, il doit être martelé. Ainsi, sur les monuments votifs, à caractère individuel, l’inscription gravée par le consécrateur sera effacée. Le peuple délibéra sur le monument en lui-même, afin qu’il ne reste rien de ce que ces hommes ont érigé. Si un monument votif commun contient le nom d’un des coupables, celui-ci sera martelé. La loi précise également que si l’un de ces hommes occupe un sacerdoce, son nom doit être retranché de la liste des prêtres et la place doit être vendue. Libre à l’acheteur d’y faire figurer le nom de l’individu qu’il aura choisi parmi ceux dont l’inscription est légitime.

En détruisant ainsi, toute trace écrite des responsables du coup d’État, la cité efface leur existence de la mémoire collective, les vouant à l’éternel oubli. Par ce geste fort, la cité veut également s’assurer que le peuple d’Ilion tourne définitivement cette page douloureuse de son histoire, tout en lui rappelant ce qu’il en coûte de s’attaquer à la démocratie.