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3 Les guerres entre diadoques et les conflits générés par les déclarations d’autonomie et de

La disparition d’Antipatros met un terme au fragile équilibre établi en 322 pour laisser place à une longue période d’instabilité marquée par des luttes hégémoniques attisées par les ambitions personnelles des uns et des autres. Durant cette période, certains protagonistes vont reprendre à leur actif, un thème cher à l’esprit des Grecs, à savoir la notion de liberté et d’autonomie, instrument de propagande par excellence dans un monde

325

Diodore, XVII, 115, 3 ; COUILLOUD-LE DINAHET 2003, p. 70.

326

PEKRIDOU 1986 ; van BREMEN 2013, p. 37 – 40.

327 I

l défait à Gabiène Eumène de Cardia, qui est jugé et exécuté en 316, avant de chasser Séleucos de sa satrapie de Babylone. Éphèse tombe entre ses mains sans coup férir, grâce au concours de certains citoyens, et il intercepte dans le port, sous prétexte de payer les mercenaires, un convoi transportant, de Cilicie vers la Macédoine, une cargaison de cent talents destinés aux rois (Diodore, XVIII, 52, 8).

où se pose la question de la place des cités grecques dans cette nouvelle configuration politique que sont les monarchies. Les diadoques vont en user largement328.

Mûrement réfléchies, les motivations de Polyperchon, d’Antigone ou même de Ptolémée n’ont, comme nous allons le voir, rien de philanthropique. Elles sont uniquement dictées par les nécessités du moment.

L’édit de Polyperchon de 319

En confiant la charge d’épimélète des Rois, régent de Macédoine à Polyperchon, Antipatros agit de manière autoritaire. Cassandre, qui se sent lésé, s’insurge, passe en Asie Mineure et obtient le soutien de Lysimaque, d’Antigone en rébellion ouverte contre les Rois, voire même de Ptolémée. En Grèce, Cassandre peut compter sur la fidélité de nombreuses cités, d’une part en raison de garnisons macédoniennes installées par son père et, de l’autre, par les régimes oligarchiques en place, dirigés par des partisans et hôtes d’Antipatros : « ὑπὸ τῶν Ἀντιπάτρου φίλων καὶ ξένων » (Diodore, XVIII, 55,2). À l’extérieur, ses alliés disposent de puissantes armées, d’importants moyens financiers. Ils contrôlent de très nombreuses cités et peuples.

Devant cet état de fait, Polyperchon décide de ne rien entreprendre sans avoir pris l’avis de ses amis. Il réunit tous les chefs militaires et les principaux notables macédoniens avec, à l’ordre du jour, la question de la guerre. Après avoir pris en compte différents avis, il est décidé de rendre la liberté aux cités grecques et de renverser les oligarchies mises en place par Antipatros. C’est par ce biais, que ce ‘conseil’ compte affaiblir Cassandre et attirer dans son camp de nombreuses cités :

Diodore, XVIII, 55,2

« … προτεθείσης οὖν βουλῆς πῶς τούτοις πολεμητέον ἐστὶ καὶ πολλῶν καὶ ποικίλων λόγων περὶ τοῦ πολέμου ῥηθέντων ἔδοξεν αὐτοῖς τὰς μὲν κατὰ τὴν Ἑλλάδα πόλεις ἐλευθεροῦν, τὰς δ´ ἐν αὐταῖς ὀλιγαρχίας καθεσταμένας ὑπ´ Ἀντιπάτρου καταλύειν… »

« … Après qu’un grand nombre d’avis, fort divers, eurent été formulés à propos de la guerre, il leur parut bon de rendre la liberté aux cités grecques et de renverser les oligarchies qu’Antipatros y avait établies… » 329

.

328

L’élimination d’Alexandre IV orchestrée par Cassandre en 310 écarte définitivement le risque de voir un Argéade monter sur le trône. Rien ne s’oppose plus à ce que les diadoques revendiquent le titre de basileus. Antigone, associé à son fils Démétrios, est le premier à prendre ce titre de basileus en 306 après Salamine de Chypre ; les autres ne tardent pas à lui emboiter le pas.

329

Les ambassadeurs des cités, présents au moment des faits, sont convoqués afin de leur annoncer la décision de revenir à des régimes démocratiques. Consternés par ce renversement de la politique macédonienne, ces derniers sont exhortés à ne pas perdre confiance.

Une fois le décret pris et transcrit, le document est remis aux ambassadeurs, afin qu’ils retournent au plus vite dans leurs patries annoncer à leur peuple la sollicitude des rois et des chefs militaires à l’égard des Grecs. Le contenu de l’ordonnance nous a été conservé par Diodore. Cet acte de la chancellerie est un document capital dans une Macédoine du dernier quart du IVe siècle où il n’est pas encore en usage de conserver sur la pierre les textes des édits royaux330. L’ordonnance est promulguée fin 319 au nom de Philippe Arrhidée. Diodore, XVIII, 56,1-8 «Ἐπειδὴ συμβέβηκε τοῖς προγόνοις ἡμῶν πολλὰ τοὺς Ἕλληνας εὐεργετηκέναι, βουλόμεθα διαφυλάττειν τὴν ἐκείνων προαίρεσιν καὶ πᾶσι φανερὰν ποιῆσαι τὴν ἡμετέραν εὔνοιαν ἣν ἔχοντες διατελοῦμεν πρὸς τοὺς Ἕλληνας. πρότερον μὲν οὖν Ἀλεξάνδρου μεταλλάξαντος ἐξ ἀνθρώπων καὶ τῆς βασιλείας εἰς ἡμᾶς καθηκούσης, ἡγούμενοι δεῖν ἐπαναγαγεῖν πάντας ἐπὶ τὴν εἰρήνην καὶ τὰς πολιτείας ἃς Φίλιππος ὁ ἡμέτερος πατὴρ κατέστησεν, ἐπεστείλαμεν εἰς ἁπάσας τὰς πόλεις περὶ τούτων. ἐπεὶ δὲ συνέβη, μακρὰν ἀπόντων ἡμῶν, τῶν Ἑλλήνων τινὰς μὴ ὀρθῶς γινώσκοντας πόλεμον ἐξενεγκεῖν πρὸς Μακεδόνας καὶ κρατηθῆναι ὑπὸ τῶν ἡμετέρων στρατηγῶν καὶ πολλὰ καὶ δυσχερῆ ταῖς πόλεσι συμβῆναι, τούτων μὲν τοὺς στρατηγοὺς αἰτίους ὑπολάβετε γεγενῆσθαι, ἡμεῖς δὲ τιμῶντες τὴν ἐξ ἀρχῆς προαίρεσιν κατασκευάζομεν ὑμῖν εἰρήνην, πολιτείας δὲ τὰς ἐπὶ Φιλίππου καὶ Ἀλεξάνδρου καὶ τἄλλα πράττειν κατὰ τὰ διαγράμματα τὰ πρότερον ὑπ´ ἐκείνων γραφέντα. καὶ τοὺς μεταστάντας ἢ φυγόντας ὑπὸ τῶν ἡμετέρων στρατηγῶν ἐκ τῶν πόλεων ἀφ´ ὧν χρόνων Ἀλέξανδρος εἰς τὴν Ἀσίαν διέβη κατάγομεν· καὶ τοὺς ὑφ´ ἡμῶν κατελθόντας πάντα τὰ αὑτῶν ἔχοντας καὶ ἀστασιάστους καὶ ἀμνησικακουμένους ἐν ταῖς ἑαυτῶν πατρίσι πολιτεύεσθαι· καὶ εἴ τι κατὰ τούτων ἐψήφιστο, ἄκυρον ἔστω, πλὴν εἴ τινες ἐφ´ αἵματι ἢ ἀσεβείᾳ κατὰ νόμον πεφεύγασι. μὴ κατιέναι δὲ μηδὲ Μεγαλοπολιτῶν τοὺς μετὰ Πολυαινέτου ἐπὶ προδοσίᾳ φεύγοντας μηδ´ Ἀμφισσεῖς μηδὲ Τρικκαίους μηδὲ Φαρκαδωνίους μηδὲ Ἡρακλεώτας· τοὺς δ´ ἄλλους καταδεχέσθωσαν πρὸ τῆς τριακάδος τοῦ ξανθικοῦ μηνός. εἰ δέ τινα τῶν πολιτευμάτων Φίλιππος ἢ Ἀλέξανδρος ἀπέδειξαν ἑαυτοῖς ὑπεναντία, παραγινέσθωσαν πρὸς ἡμᾶς, ἵνα διορθωσάμενοι τὰ συμφέροντα καὶ ἡμῖν καὶ ταῖς πόλεσι πράττωσιν. Ἀθηναίοις δ´ εἶναι τὰ μὲν ἄλλα καθάπερ ἐπὶ Φιλίππου καὶ Ἀλεξάνδρου, Ὠρωπὸν δὲ Ὠρωπίους ἔχειν καθάπερ νῦν. 330

Σάμον δὲ δίδομεν Ἀθηναίοις, ἐπειδὴ καὶ Φίλιππος ἔδωκεν ὁ πατήρ. ποιήσασθαι δὲ δόγμα πάντας τοὺς Ἕλληνας μηδένα μήτε στρατεύειν μήτε πράττειν ὑπεναντία ἡμῖν· εἰ δὲ μή, φεύγειν αὐτὸν καὶ γενεὰν καὶ τῶν ὄντων στέρεσθαι. προστετάχαμεν δὲ καὶ περὶ τούτων καὶ τῶν λοιπῶν Πολυπέρχοντι πραγματεύεσθαι. ὑμεῖς οὖν, καθάπερ ὑμῖν καὶ πρότερον ἐγράψαμεν, ἀκούετε τούτου· τοῖς γὰρ μὴ ποιοῦσί τι τῶν γεγραμμένων οὐκ ἐπιτρέψομεν.».

« Puisqu’il s’est trouvé que nos ancêtres ont rendu de nombreux services aux Grecs, nous voulons préserver dans cette politique et rendre manifeste à tous la sollicitude dont nous sommes animés en permanence à l’égard des Grecs. Par le passé, quand Alexandre eut quitté l’humanité et que la royauté nous échut, dans la pensée qu’il fallait ramener tout le monde à la paix et aux régimes politiques établis par Philippe notre père, nous avons écrit à toutes les cités à ce propos. Mais, pendant que nous étions absents au loin, il est advenu que certains Grecs, par une erreur de jugement, ont déclaré la guerre aux Macédoniens, qu’ils ont été vaincus par nos stratèges et que les cités ont éprouvé de nombreuses épreuves : admettez que les stratèges en ont été responsables tandis que nous, qui gardons en honneur notre politique initiale, nous vous concédons la paix, les régimes politiques que vous aviez sous Philippe et sous Alexandre, ainsi que la faculté d’agir pour le reste conformément aux ordonnances rédigées antérieurement par ceux-ci. Quant à ceux qui depuis l’époque où Alexandre passa en Asie, ont quitté leur cité ou en ont été exilés par nos stratèges, nous ordonnons leur retour, et que ceux qui seront revenus dans leur patrie à la suite de notre initiative retrouvent tous les biens et prennent part à la vie publique sans s’abandonner à l’esprit de parti ni être victimes de rancunes ; que soit abrogé tout décret pris contre eux, exception faite de ceux qui ont été bannis légalement pour meurtre ou sacrilège. Nous interdisons d’autre part le retour des Mégalopolitains complices de Polyainos, exilés pour trahison, ainsi que des gens d’Amphissa, de Tricca, de Pharcadôn et d’Héracleia. Mais que les autres retrouvent leur patrie avant le trentième jour du mois de Xanthikos. S’il existe d’autre part des régimes dont Philippe et Alexandre ont déclaré qu’ils leur étaient hostiles, que les intéressés viennent nous trouver afin qu’après révision ils agissent conformément à notre intérêt et à celui de leur cité. Qu’il en soit d’autre part pour les Athéniens comme sous Philippe et sous Alexandre, si ce n’est que les Oropiens auront Oropos, comme c’est présentement le cas. Nous donnons d’autre part l’île de Samos aux Athéniens, puisque Philippe notre père la leur avait donnée. Tous les Grecs prendront d’autre part un décret, aux termes duquel nul n’entrera en guerre ni ne se livrera à des actes hostiles contre nous, sinon que le responsable soit banni ainsi que sa famille et ses biens confisqués. Nous avons donné l’ordre que Polyperchon suive de près cette affaire ainsi que le reste. Quant à vous, obéissez-lui comme nous vous l’avons écrit

antérieurement. Car nous ne laisserons pas faire ceux qui ne voudraient pas exécuter telle ou telle de nos prescriptions » 331.

Le passage insiste d’abord sur une amnistie qui n’a en soi rien de réellement novateur. Elle reprend les grandes lignes de celle promulguée par Alexandre en 324, à savoir l’amnistie générale pour tous les bannis politiques. Elle concerne tous les bannis politiques depuis le départ d’Alexandre pour l’Asie en 334, élargie à ceux de la guerre lamiaque, à l’exception des meurtriers et des sacrilèges. Dès leur retour, les bannis doivent être réintégrés dans le corps civique avec restitution des biens confisqués. L’ordonnance exclut toutefois de l’amnistie les bannis mégalopolitains complices de Polyainos, probables fauteurs de troubles durant la guerre lamiaque et bannis pour trahison, ainsi que les gens d’Amphissa en Locride (maudits) et ceux de trois cités thessaliennes, à savoir Trikka, important nœud routier entre Larissa et la Macédoine, Pharcadôn et Héracléia, sans que nous en connaissions la cause. Les cités ont jusqu’au trentième jour du mois de Xanthicos (mois d’avril) pour réintégrer les bannis composés en majeure partie de démocrates et d’anciens tyrans.

L’édit nous apprend ensuite qu’après la disparition d’Alexandre, Philippe Arrhidée (où plutôt Perdiccas) signifie par lettre aux États grecs son intention de ramener les cités à la paix et aux régimes politiques établis par Philippe : ἐπὶ τὴν εἰρήνην καὶ τὰς πολιτείας ἃς Φίλιππος ὁ ἡμέτερος πατὴρ κατέστησεν. S’agit-il d’un retour à la paix de 338 ou simplement d’une restauration de l’état de fait de 323 ? Rien ne permet d’en juger, puisque nous ne retrouvons aucune trace de ce manifeste auprès des historiens anciens. Quoi qu’il en soit, la guerre lamiaque vient perturber ces projets. Guerre, dont l’ordonnance rappelle qu’elle est imputable à une erreur commise par les Grecs et les stratèges sont responsables des épreuves éprouvées par les cités. La prescription de 319 reprend donc cette politique initiale, concédant la paix aux cités et un retour aux régimes établis sous Philippe et Alexandre avec faculté d’agir conformément à des ordonnances rédigées antérieurement par ces derniers. Ordonnances qui ne nous sont pas connues par ailleurs. La prescription concernant les régimes déclarés hostiles par Philippe et Alexandre reste énigmatique. De quels régimes est-il question ? Quelles cités sont concernées ? Rien ne permet d’y répondre. Seule certitude, les prescriptions annulent de facto, la politique menée après 322 par Antipatros. Ainsi, Athènes revient à son statut d’avant 324, elle se voit restituée Samos sous prétexte qu’elle la tenait de Philippe : Σάμον δὲ δίδομεν

331

Ἀθηναίοις, ἐπειδὴ καὶ Φίλιππος ἔδωκεν ὁ πατήρ. Oropos en revanche reste libre. L’ordonnance montre l’ambiguïté de la politique menée, qui est loin d’être claire.

Elle permet à certaines cités de retrouver un régime démocratique, mais elles ne sont pas « libres et autonomes » pour autant. L’édit spécifie bien que tous les Grecs doivent prendre un décret au terme duquel, ils s’engagent à ne pas entrer en guerre ou encore se livrer à des actes hostiles envers la royauté macédonienne sous peine de voir le ou les responsables bannis avec toute leur famille et leurs biens confisqués. Polyperchon est en charge de faire respecter l’édit et tout Grec doit lui obéir comme cela a été écrit antérieurement sous peine d’être poursuivi.

En rappelant les bannis politiques, parmi lesquels se trouvent de nombreux démocrates, Polyperchon espère rallier nombre de cités à sa cause, dont la plus prestigieuse de toute, Athènes qui bénéficie de ses largesses. Le but visé par Polyperchon est d’affaiblir la position de Cassandre en Grèce. En renversant les régimes mis en place par Antipatros au lendemain de la guerre lamiaque en 322, il abat tous les soutiens potentiels de son fils Cassandre, en rebéllion contre les rois. Loin d’apaiser les tensions ou même de régler la question des bannis, la volonté royale ne fait qu’engendrer de nouvelles luttes civiles, comme le montre la suite des évènements :

Diodore, XVIII, 57.1 « Τούτου δὲ τοῦ διαγράμματος ἐκδοθέντος καὶ πρὸς ἁπάσας τὰς πόλεις ἀποσταλέντος ἔγραψεν ὁ Πολυπέρχων πρός τε τὴν Ἀργείων πόλιν καὶ τὰς λοιπάς, προστάττων τοὺς ἀφηγησαμένους ἐπ´ Ἀντιπάτρου τῶν πολιτευμάτων φυγαδεῦσαι, τινῶν δὲ καὶ θάνατον καταγνῶναι καὶ δημεῦσαι τὰς οὐσίας, ὅπως ταπεινωθέντες εἰς τέλος μηδὲν ἰσχύσωσι συνεργεῖν Κασάνδρῳ. »

« Quand cette circulaire eut été rendue publique et envoyée à toutes les cités, Polyperchon écrivit à Argos et aux autres cités, ordonnant de bannir ceux qui, sous Antipatros, avaient été à la tête des institutions, et même condamner certains d’entre eux à mort en confisquant leurs biens, afin que, réduits à néant, ils fussent absolument hors d’état d’aider Cassandre. » 332.

L’intervention de Polyperchon à Argos et dans les autres cités de la région, montre les limites de l’ordonnance. Nombre de cités semblent réticentes ou peinent à la faire respecter. Des luttes civiles sont mentionnées, sans que des témoignages ne viennent nous préciser les lieux, les acteurs et les circonstances de celles-ci. Les troubles qui secouent

332

Athènes, nous donnent néanmoins un aperçu de l’ambiance qui règne dans les cités, plongées en toute vraisemblance dans une spirale de violence.

Les conflits entre démocrates et oligarques, le cas d’Athènes

La présence de la garnison installée à Munychie depuis la capitulation de 322 est vécue par les Athéniens comme une humiliation, une marque de sujétion. Elle devient dès lors selon Plutarque, la pierre d’achoppement entre les chefs politiques du moment, Phocion et Démade.

Pour P. Brun, il n’est nullement indispensable ni légitime de faire intervenir Phocion dans cette affaire, Plutarque voulant à tout prix présenter son héros à la tête de la cité. Selon l’auteur, c’est le récit de Diodore qui fournit le récit le plus cohérent à savoir, l’envoi d’une ambassade pour demander l’application de l’accord de 322 qui stipule le caractère temporaire de la garnison installée à Munychie. Celle-ci est menée par Démade du fait qu’il est le personnage le plus influent à l’assemblée. D’après P. Brun, cet épisode tend à montrer que la cité n’est pas aux mains d’une poignée d’oligarques pro-macédoniens, mais qu’elle garde son esprit démocratique333

. La mission de Démade échoue. En effet, une fois parvenu à Pella, il est arrêté pour trahison et mis à mort en raison d’une lettre écrite de ses mains et adressée à Perdiccas. Nous nous joignons à P. Brun qui estime que, par ce geste, Démade a tenté de mettre à profit, comme d’autres politiques avant lui, les dissenssions naissantes entre les successeurs d’Alexandre et ce dès le lendemain de la guerre lamiaque334.

Aussi, à l’annonce du contenu du diagramma royal à l’automne 319, la réaction athénienne ne se fait pas attendre. Phocion est toujours à la tête du gouvernement. Il perd néanmoins de son crédit face à l’assemblée du peuple composée de démocrates que Phocion a cherché à neutraliser en les écartant des lieux du pouvoir et en les confinant à leurs affaires privées335 : « … τοὺς δὲ πολυπράγμονας καὶ νεωτεριστάς, αὐτῷ τῷ μὴ ἄρχειν μηδὲ θορυβεῖν ἀπομαραινομένους, ἐδίδαξε φιλοχωρεῖν καὶ ἀγαπᾶν γεωργοῦντας » (Plutarque, Phocion, XXIX, 5)336.

Afin d’arriver à se débarrasser des garnisons dirigées par Nicanor et installées au Pirée et à Munychie, l’assemblée finit par envoyer une ambassade auprès de Polyperchon pour

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BRUN 2000, p. 125. Dans son étude, l’auteur retrace la longue carrière politique de Démade en s’éloignant des clichés relayés par les sources et repris par l’historiographie moderne.

334

BRUN 2000, p. 126.

335

GEHRKE 1976, p. 101.

336

« … quant aux agitateurs et aux révolutionnaires, qui se désolaient de ne pouvoir ni gouverner ni fomenter des troubles, il leur apprit à aimer la campagne et à se contenter de cultiver les champs… ».Traduction OZANAM 2001.

demander son secours conformément aux prescriptions de l’ordonnance337. À l’arrivée de l’armée conduite par Alexandre, fils de Polyperchon, Phocion adopte une attitude qui va à l’encontre de la volonté de l’assemblée où les démagogues tiennent à nouveau la tribune : il réussit à convaincre le fils de Polyperchon de s’entendre avec Nicanor et de garder les forts.

Il apparaît dès lors clairement que Phocion outrepasse la volonté de l’assemblée. Sur ce, en avril 318, le peuple athénien se réunit de son côté en assemblée hétéroclite, tumultueuse, composée selon Plutarque non seulement de bannis rentrés, οἱ ἀπεψηφισμένοι, avec Alexandre, fils de Polyperchon, dont Hagnonidès, mais également de citoyens frappés d’atimie et d’étrangers338

. La lutte de factions se radicalise, les magistrats en fonction sont démis et les démocrates les plus radicaux, à peine revenus d’exil sont nommés à leur place339

. Hagnonidès, le nouvel homme fort du pouvoir accuse de trahison Phocion et ses partisans. Callimédon et Chariclès effrayés quittent la cité. Phocion et ceux de ses amis, οἱ φίλοι , qui sont restés se rendent auprès de Polyperchon avec une lettre de recommandation du fils de ce dernier. Solon de Platée et Dinarque de Corinthe, qui entretiennent d’étroites relations avec Polyperchon, les accompagnent pour prendre leur défense340.

Une fois le décret rédigé par Archéstratès et voté sur proposition d’Hagnonidès, une ambassade est envoyée au nom du peuple pour mettre Phocion en accusation : « ἐν αἷς Ἁγνωνίδου πείσαντος, Ἀρχεστράτου δὲ τὸ ψήφισμα γράψαντος, ἔπεμπε πρεσβείαν ὁ δῆμος κατηγορήσουσαν τοῦ Φωκίωνος » (Plutarque, Phocion, XXXIII, 6). Retardé par la maladie de Dinarque de Corinthe, le groupe de Phocion arrive au camp de Polyperchon et du roi Philippe Arrhidée dans le village de Pharyges en Phocide, au pied du mont Acrourion, en même temps que celui conduit par Hagnonidès. La partie semble jouée d’avance, Dinarque, qui veut prendre la défense de Phocion est arrêté, torturé et mis à mort. Phocion n’est pas écouté. Voyant l’affaire tourner à leur désavantage, certains de ses partisans, οἱ ἑταῖροι,prennent la fuite341. Les autres, dont Nicoclès, Thoudippos, Hégémon et Pythoclès, sont arrêtés et ramenés à Athènes par Cleitos pour y être jugés342. Si Polyperchon consent à abandonner d’anciens alliés, c’est pour ne pas aller à l’encontre de

337

Diodore, XVIII, 64 ; Plutarque, Phocion, XXXII, 4.

338

Plutarque, Phocion, XXXIII, 2-3. HABICHT 2006, p. 67-68.

339

Cornélius Népos, XIX, 3,1 : « Erant eo tempore Athenis duae factiones, quarum una populi causam agebat,

altera optimatium ».

340

Plutarque, Phocion, XXXIII, 4-6.

341

Plutarque, Phocion, XXXIV, 1.

342

Cleitos, ancien lieutenant d’Alexandre, chassé de sa satrapie de Lydie par Antigone, est en Grèce auprès de Polyperchon.

l’édit, mais surtout pour ne pas s’aliéner d’entrée de jeu l’une des plus prestigieuses cités grecques.

À l’occasion du procès pour haute trahison, considéré comme une farce par H.-J. Gehrke343, l’assemblée se réunit au théâtre de Dionysos344. Selon Plutarque, personne n’est exclu, ni les esclaves, ni les étrangers, ni les personnes privées des droits civiques (ἄτιμοι)345 et la tribune est ouverte à tous et à toutes : « …οὐ δοῦλον, οὐ ξένον, οὐκ ἄτιμον ἀποκρίναντες, ἀλλὰ πᾶσι καὶ πάσαις ἀναπεπταμένον τὸ βῆμα καὶ τὸ θέατρον παρασχόντες» (Plutarque, Phocion, XXXIV, 4).

Une lettre de Polyperchon qui reconnaît la culpabilité de Phocion et de ses partisans est lue en public. Le peuple athénien libre et autonome est laissé seul juge pour statuer de leur sort. Toujours selon Plutarque, à la vue de Phocion, les meilleurs des citoyens, οἱ μὲν βέλτιστοι τῶν πολιτῶν, se voilent la face, baissent la tête et se mettent à pleurer. Seule une voix ose s’élever pour demander d’exclure de l’assemblée les étrangers et les esclaves. La foule, πολλοί, en liesse s’y oppose, vociférant qu’il faut punir les oligarques et les ennemis de la démocratie : οἱ ὀλιγαρχικοί καὶ μισόδημοι346.

Hagnonidès désormais homme fort du gouvernement, accuse Phocion et ses partisans d’avoir contribué à l’asservissement de leur patrie après la guerre lamiaque ainsi qu’au renversement de la démocratie et des lois347.

Nos sources s’accordent à dénoncer la violence du tumulte qui agite la population assemblée, ὄχλος, et la haine dont fait preuve la masse des démocrates, πλῆθος τῶν δημοτικῶν (Diodore, XVIII, 66, 6), à l’égard des accusés. Les synégores, venus prendre la défense des accusés, sont chassés de la tribune. La clameur couvre la voix de Phocion. Le vieux stratège finit par abandonner l’idée de se défendre, mais demande que l’on épargne ses amis, φίλοι348. Au moment de passer au vote à main levée, dans l’assemblée tous, se mettent debout, la plupart tête couronnée pour prononcer la sentence de mort :

343

GEHRKE 1976, p. 119.

344

Phocion et ses amis sont sous le coup d’une dénonciation publique (eisangélia). L’affaire est présentée devant l’Assemblée souveraine.

345

GEHRKE 1976, p. 119 : par ἄτιμ ι, il faut voir selon l’auteur, ceux qui ont été exclu de la vie politique en 322 en raison d’un cens insuffisant pour participer à la vie politique de la cité.

346

Plutarque, Phocion, XXXIV, 4-6.

347

Traduction GOUKOWSKI 2002.

348

Plutarque, Phocion, XXXV, 4 « … δὲ τοῦ ψηφίσματος καὶ τῆς χειροτονίας ἀποδοθείσης, οὐδεὶς καθήμενος, ἀλλὰ πάντες ἐξαναστάντες, οἱ δὲ πλεῖστοι καὶ στεφανωσάμενοι, κατεχειροτόνησαν αὐτῶν θάνατον ἦσαν δὲ σὺν τῷ Φωκίωνι Νικοκλῆς Θούδιππος Ἡγήμων Πυθοκλῆς· Δημητρίου δὲ τοῦ Φαληρέως καὶ Καλλιμέδοντος καὶ Χαρικλέους καί τινων ἄλλων ἀπόντων κατεψηφίσθη θάνατος.».

« Le décret fut ratifié. Au moment du vote à main levée, personne ne resta assis, tous se levèrent et la plupart d’entre eux étaient même couronnés pour décider de la mort. Furent condamnés avec Phocion, Nicoclès, Thoudippos, Hégémon et Pythoclès. Quant à Démétrios de Phalère, Callimédon, Chariclès et quelques autres, ils furent condamnés à mort par contumace.»349.

Phocion n’échappe que de justesse à la torture, mais injures et crachats fusent au passage des condamnés. Ceux de ses partisans qui ont réussi à prendre la fuite sont condamnés in

absentia. Le dix-neuf du mois de Munychion (mai 318), le jour de fête en l’honneur de

Zeus est endeuillé et souillé par les exécutions. Le corps du vieux stratège, qui a rendu tant de services à sa patrie, est jeté sans sépulture hors les murs350.

Le conflit n’est pas terminé pour autant. En 317, Athènes est toujours divisée. Dans la cité, les démocrates radicaux partisans de Polyperchon détiennent le pouvoir, mais Le Pirée, où nombre de partisans de Phocion ont trouvé refuge, tombe aux mains de Cassandre, qui en prend possession, soutenu par trente-cinq navires mis à disposition par Antigone351.