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1 ÉTAT DE L’ART

1.3 Quelques approches pour comprendre la place de l'histoire des mathématiques dans la formation des enseignants

1.3.2 L’introduction d’une perspective historique en France

Dans cette section, nous présentons la création des IREM, la commission inter-IREM d'épistémologie et histoire des mathématiques, puis l'expérience du dépaysement épistémologique. 1.3.2.1 Le contexte d’émergence des IREM

Comme nous l'avons dit précédemment, après la naissance des IREM, en 197514 a été créée la

commission inter-IREM « Épistémologie et histoire des mathématiques », qui regroupe des 14 Informations extraites du site web <http://www.univ-irem.fr/spip.php?rubrique160>.

enseignants des lycées, des collèges et des universités, dans le but de coordonner diverses actions autour de l'épistémologie et de l'histoire des mathématiques.

Dans ces années de mise en œuvre des « mathématiques modernes », les promoteurs de la réforme dénonçaient un enseignement ancien. Cette réforme a été rapidement remise en question par divers acteurs, notamment les IREM, qui considéraient que les mathématiques étaient devenues une langue à apprendre et une discipline de sélection (Barbin, 2010, p. 74).

A la fin des années 1970, les IREM ont organisé trois colloques contre le rôle sélectif des mathématiques misturé par la réforme ; c’est en 1982 que la commission inter-IREM se prononce sur l'histoire des mathématiques, faisant valoir que l'historien qui observe les mathématiques ne voit pas une mathématique morte, mais un savoir plein de vitalité, en lien avec les problèmes d'astronomie et de physique, de techniques et de création artistique, ainsi que des mathématiques insérées dans un contexte dans lequel il y a des controverses philosophiques et théologiques et des confrontations avec différents pouvoirs et institutions (Barbin, 2010, p. 75).

D’après Barbin (2010), l'esprit de cette commission est de montrer que les mathématiques n'ont pas été inventées pour développer des activités pédagogiques, mais ont été un instrument pour comprendre le monde. Elle insiste sur le fait que les mathématiques ne doivent pas être enseignées comme un objet scolaire dénué de sens, en s’exprimant sur l'histoire des mathématiques comme une possible « thérapeutique contre une pédagogisation » de l’enseignement des mathématiques, car elle peut montrer l'étendue authentique des savoirs à enseigner (Barbin, 2010, p. 76).

En prenant en compte la théorie de la transposition didactique d'Yves Chevallard (1991), on peut interpréter cette « pédagogisation » comme le processus qui transforme le savoir savant dans un savoir à enseigner. Cependant, le fait de considérer l'histoire des mathématiques comme une « thérapeutique contre » cette pédagogisation, expose que cette dénomination est péjorative.

Chevallard explique que le savoir à enseigner est une adaptation du savoir savant, et que les deux sont élaborés en fonction des exigences de l'institution dans laquelle ils circulent. L'institution d'enseignement adapte les contenus élaborés par l'institution productrice de savoirs et les propose avec leurs limites de temps, d'organisations, d'évaluations, etc.

Selon l'auteur, le savoir produit par la transposition didactique est un savoir exilé de ses origines et séparé de sa production historique dans le domaine du savoir savant, légitimé, comme savoir à enseigner, comme quelque chose qui n'appartient à aucun temps ni lieu. Cette distance qui sépare le savoir savant du savoir à enseigner, doit être surveillée par le didacticien, qui doit interroger les évidences, questionner les idées simples, se débarrasser de la familiarité trompeuse de

son objet d'étude. Le didacticien doit donc exercer ce que Chevallard définit comme une vigilance épistémologique.

Reconnaître qu'il existe une transposition didactique du savoir savant au savoir à enseigner permet de questionner, réfléchir et contrôler la distance qui peut exister entre l'objet à enseigner et l'objet de référence. En particulier, dans le contexte de notre recherche, nous pensons que le contenu historique est fondamental dans la formation des enseignants en tant qu'outil de contrôle pour exercer cette vigilance épistémologique.

Dans le contexte de cette perspective et des actions menées par la commission inter-IREM, nous sommes intéressés à présenter leur point de vue sur l'histoire des mathématiques dans la formation des enseignants, et le concept de dépaysement épistémologique développé par Evelyne Barbin.

1.3.2.2 Le dépaysement épistémologique

Pour Barbin il y a des enjeux spécifiques à l'utilisation de l’histoire des sciences dans la formation des enseignants. Dans la formation initiale, l’histoire va à la rencontre d’un savoir « scolaire » et d’un savoir de plus en plus « hétéroclite ». Dans la formation continue, elle autorise une réflexion sur les contenus et les programmes enseignés. La lecture des textes anciens est particulièrement bénéfique vis-à-vis de ces enjeux. Elle permet un « choc culturel », en plongeant d’emblée l’histoire des mathématiques dans l’histoire. Il ne s’agit pas alors de lire ces textes en rapport avec nos connaissances, mais plutôt dans le contexte de celui qui les a écrits. L’histoire des mathématiques aurait la vertu d’étonner, elle rend le commun peu commun, cela nous désoriente, nous dépayse. Dans ce sens, l’étudiant qui s'approche d'un texte historique est impliqué dans un processus dans lequel il est forcé de récupérer le sens mathématique. Ainsi, l’histoire des mathématiques donne non seulement un visage humain à la discipline, mais elle touche aussi les étudiants en leur demandant de réfléchir à leur épistémologie des mathématiques et à l’enseignement des mathématiques. Cette expérience de choc des cultures à travers le temps est ce que Barbin définit comme dépaysement épistémologique, expérience qui provoque une remise en question des savoirs et des procédures qui « vont de soi » (2010, p. 82-83).

Barbin rejoint Rudolf Bkouche, mathématicien et défenseur de l'épistémologie, de l'histoire des mathématiques et de son enseignement. Bkouche qui était directeur à l'IREM de Lille, défendait l'épistémologie des problématiques15 pour introduire une perspective historique dans

15 « L’épistémologie des problématiques se propose d’analyser comment les problèmes qui ont conduit l’homme à fabriquer ce mode de connaissance que nous appelons la connaissance scientifique, ont modelé les théories inventées pour résoudre ces problèmes » (Bkouche, 2000, p. 13-14).

l'enseignement. Il affirmait : « L’intérêt de pouvoir connaître l’histoire des mathématiques pour un enseignant, ce n’est pas pour la raconter aux élèves, c’est de comprendre comment se forment les concepts et les objets mathématiques, comprendre le cheminement des idées [...] » (Bkouche, 2000, p. 20). Barbin suit sa réflexion en précisant qu’il ne s’agit pas de donner des cours d’histoire ni un enseignement calqué sur l’histoire, sinon de mobiliser toute la réflexion historique et épistémologique de l’enseignant. Il s’agit d’intégrer l’histoire dans l’enseignement, de dater l’invention d’un concept, d’expliquer la portée historique d’un concept, de faire lire des textes anciens, mais aussi de résoudre des « problèmes historiques ». L’objectif n’est pas de créer une discipline ou un moment scolaire complètement détaché de la pratique des mathématiques (Barbin, 2010, p. 83). On peut lire chez Barbin, Bénard et Moussard :

Introduire une perspective historique suppose que l’enseignant connaisse et pratique l’histoire de sa discipline, et les enjeux commandent que cette connaissance ne se borne pas à la lecture d’abrégés historiques. De ce point de vue, deux exigences président aux travaux entrepris dans les IREM : le recours à la lecture des textes originaux, en formation des enseignants et éventuellement en classe, et l’approche interdisciplinaire de textes, tous emprunts de considérations extra-mathématiques. (Barbin et al, 2018, p. 7)

Dans cette perspective l'enseignant doit connaître l'histoire des mathématiques, et c'est pour cette raison que l'on parle d'histoire comme un savoir scolaire dans la formation initiale. Dans un deuxième temps, qui serait celui de la formation continue, on pourrait faire une approximation de l'histoire, en la considérant comme un savoir complexe et peu homogène, s'appuyant par exemple sur la lecture des textes anciens.

Ce que nous trouvons remarquable dans cette perspective, c'est la considération de l'histoire comme objet d'étude dans la formation initiale et dans la formation continue, comme objet qui peut aider à mobiliser la réflexion des enseignants en exercice sur leurs pratiques, dans le but de retrouver dans les mathématiques leur sens originel par la contextualisation historique.

Dans ce processus mobilisateur, nous mettons en avant la notion de dépaysement épistémologique.