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1 ÉTAT DE L’ART

1.3 Quelques approches pour comprendre la place de l'histoire des mathématiques dans la formation des enseignants

1.3.7 Approche de Guillemette basée sur la théorie de l’objectivation

Guillemette est professeur d'histoire des mathématiques, d'enseignement des mathématiques et de géométrie à l'Université du Québec au Canada. Dans son travail (Guillemette 2015; 2017) il tente de donner un contexte théorique pour expliquer l'expérience du dépaysement épistémologique -ce concept défini par Barbin et que nous avons évoqué dans la section 3.2.2-, des futurs enseignants de mathématiques qui se consacrent à la lecture de textes historiques. Ses recherches sont basées sur la théorie de l'objectivation, une théorie socioculturelle dans l'enseignement des mathématiques (Radford, 2018).

Cette théorie est inspirée par Vigotsky et propose une conception sensible et historique. D’une part, elle est sensible, enracinée dans le corps, les sens et l’affection. D'autre part, elle est historique, enracinée dans la culture, l'histoire et la langue. Pour cette théorie la pensée est considérée comme une praxis cogitans19, elle s'éloigne des courants traditionnels (par exemple, empiristes et constructivistes) et conçoit l'enseignement et l'apprentissage comme un processus unique qui implique à la fois le savoir et le devenir (Radford, 2018, p. 75).

La position ontologique20 de la théorie de l'objectivation suggère que les objets

mathématiques sont générés par l'histoire au cours de l'activité mathématique des individus. De ce point de vue, l'apprentissage ne peut pas être compris comme un simple processus personnel de construction ou de reconstruction des connaissances, mais plutôt comme le résultat du contact avec les artefacts culturels et les interactions sociales de l’environnement (Guillemette, 2017, p. 352). De ce point de vue, le concept de dépaysement épistémologique acquiert une signification particulière, une fois qu'il est basé sur la lecture de textes historiques, car l'histoire des mathématiques offre des occasions de rencontrer des façons de faire et d'être radicalement différentes en mathématiques.

Pour Guillemette (2017, p. 358) du dépaysement épistémologique émerge une fragilité des mathématiques. Pour les futurs enseignants de mathématiques qui se consacrent à la lecture de textes historiques, les mathématiques semblent perdre leur rigidité et leur fermeté, car elles sont perçues dans leur forme initiale, instable et précaire. La rencontre avec le discours mathématique fragmenté et émergent donne une impression de distance aux participants qui ne peuvent qu'invoquer leurs propres modes d'expression modernes pour entrer en dialogue avec les sources historiques. Voici que pour Guillemette (2017, p. 360) l'histoire des mathématiques avec l'expérience qu'elle fournit et le dialogue qu'elle force, semble être celle qui contribue le plus à la réflexion des futurs enseignants sur les mathématiques et son enseignement. Chez Guillemette : 19 Du latin, cogitans, signifie pensée. Radford utilise le terme praxis cogitans pour exprimer l'idée que la façon dont

nous pensons est une forme de pratique culturelle.

20 Consiste à préciser le sens dans lequel la théorie aborde la question de la nature des objets conceptuels (dans notre cas, la nature des objets mathématiques, ses formes d’existence, etc.) (Radford, 2011, p. 61)

Dans le dépaysement épistémologique, les étudiants éprouvent, selon notre point de vue, de l'empathie. Les lectures incitent les étudiants à comprendre comment les mathématiciens, « eux », comprennent « dans » leur culture. Pour ce faire, ils doivent se mettre dans la peau de l'autre pour « vivre » leurs questions et leurs difficultés. Ce processus implique d'abord un étonnement et une fascination dans la rencontre avec l'auteur, puis un repli sur soi-même et sur ses propres conceptions mathématiques. (2015, p. 300-301)

De ce point de vue, on pourrait dire que l'expérience du dépaysement favoriserait le développement de certaines qualités ou compétences précédemment considérées comme recommandables pour un enseignant. Comme nous l'avons déjà vu dans toutes les perspectives, l'utilisation de sources historiques semble être l'une des expériences les plus complètes.

Cette expérience, continue Guillemette, implique un effort de flexibilité et d'ouverture caractérisés par l'utilisation de l'intuition, de la créativité et d'une certaine liberté de pensée, qui s'accompagne également d'incertitudes et de doutes. Grâce à ce dépaysement vécu, les futurs enseignants peuvent se mettre à la place de leurs futurs élèves :

À ce dépaysement passé des étudiants, se reflète le dépaysement futur de leurs élèves en classe de mathématiques. Ainsi, dans le dépaysement épistémologique, le mouvement empathique, d'abord dirigé vers les mathématiciens, se tourne ensuite vers les apprenants. L'attention est alors portée vers le vécu des élèves dans la classe qui souffrent les objets de savoir. Pour les futurs maîtres, s'éclaire alors le visage des élèves. Les élèves apparaissent dans le mouvement empathique, leur subjectivité se révèle. Leurs difficultés prennent un nouveau sens et s'associent à l'expérience de l'altérité, à la rencontre avec des objets de savoirs culturellement et historiquement marqués. (Guillemette, 2015, p. 301)

Cet effort réel pour comprendre les textes historiques sans les arracher du contexte dans lequel ils ont été produits, c’est le respect, dit Guillemette, de l'Autre en tant qu’ « Autre », c’est l’expérience d’altérité. De cette manière, pour l'auteur, le dépaysement épistémologique révèle deux expériences interdépendantes : l'altérité et l'empathie.

Chez Guillemette, l'expérience associée à l'altérité en mathématiques semble être rude d'un point de vue cognitif et affectif, et peut conduire à des réactions violentes. Cette violence peut entraîner la disparition de la relation empathique, car les auteurs de la source historiques sont dépouillés de leurs particularités : ils sont traduits, résumés et réifiés. Il y a une violence de synchronisation (Guillemette, 2017, p. 363). Dans ce contexte, la nécessité pour les étudiants d'avoir une relation empathique avec l'auteur est cruciale. Sont nécessaires une formation et de soutien pour leur permettre de maintenir une relation non-violente avec les auteurs. Par conséquent, il est nécessaire que les formateurs d'enseignants répondent à ce besoin.

D’une part, cette empathie permet la rencontre avec les mathématiques, ce qui peut impliquer d’importantes réflexions épistémologiques sur les mathématiques et leur enseignement. D’autre part

« il semble que cette empathie puisse se déplacer vers la salle de classe en révélant la subjectivité de l'élève, ce qui pourrait être réalisé par une réponse empathique à l'expérience de l'altérité qui caractérise le dépaysement épistémologique » (Guillemette, 2017, p. 363, notre traduction).

Ce qui nous intéresse dans la contribution de Guillemette, c'est qu'elle explique le résultat de l'expérience du dépaysement épistémologique d'un étudiant -futur enseignant-, en termes d'empathie envers ses ancêtres, et en même temps, il laisse ouverte la possibilité de penser cette empathie envers ses futurs élèves. Ainsi, si l'étudiant -futur enseignant-, vit l'expérience du dépaysement épistémologique et s'efforce à la comprendre, il est possible qu'à l'avenir il puisse apercevoir que ses élèves se sentent dépaysés face à un concept mathématique. En fait, dit l’auteur, les futurs enseignants considèrent maintenant les élèves comme s’ils étaient confrontés à des textes mathématiques qu’ils doivent être interprétés. Les futurs enseignants conscients de la possibilité d’établir une relation violente avec les auteurs, assument la responsabilité d'accueillir leurs élèves et leur raisonnement de manière non-violente. De cette façon, Guillemette suggère que la lecture de textes historiques à travers le dépaysement épistémologique favorise une éducation mathématique non-violente.

Deux préoccupations sont centrales dans le travail de Guillemette et nous interpellent : d'une part, la formation des formateurs est une des clés de l'expérience de dépaysement ; d'autre part, nous sommes conscients que l'empathie en tant que réponse à l'expérience de l'altérité produite par le dépaysement n'est pas toujours garantie, et dans le cas où celle-ci serait obtenue, comment pouvons- nous aider les futurs enseignants à la maintenir sur le long terme ? Il est peut-être nécessaire de développer cette capacité en tant qu'objectif de la formation des enseignants.