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L’intérêt de la narration en médecine pour une éthique du dialogue

B. La démarche d’Aide à la Réflexion Ethique I.Guide d’aide à la réflexion éthique

IV. L’intérêt de la narration en médecine pour une éthique du dialogue

L’intérêt de la narration est d’apprendre aux plus jeunes professionnels à ne négliger aucun aspect de la vie du malade, et d’apporter quelque chose aux soignants. C’est la condition de la symétrie entre le soignant et le soigné, mais le professionnel n’a pas beaucoup de temps pour recueillir la narration du malade. La description, a posteriori, que font les malades de ce qu’ils ont vécu est souvent étonnante. Ils peuvent parfois percevoir les professionnels comme « des monstres ». Il ne s’agit pas de doléances ou de récriminations, mais de l’expression d’un vécu. Les professionnels sont très loin d’imaginer ce que racontent les malades de ce qu’ils ont vécu. D’où l’intérêt d’une narration « post-crise » pour rapprocher le vécu des malades et celui des professionnels. C’est aux infirmières qu’ils racontent leur vie et avec lesquelles se nouent des liens. Les soignants ont du mal à parler, mais c’est aux praticiens à inciter cette parole dans les réunions d’équipe où les soignants prennent de plus en plus la parole, si le cadre de travail et les conditions du dialogue sont organisées pour cela. La narration ne se veut pas intrusive, mais on doit s’interroger cependant sur cet effet de dévoilement et ses

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limites, et sur tout ce qui relève de la vie intime de la personne, sur l’intérêt que cela peut avoir, même si l’on est convaincu que la connaissance de l’histoire de la personne est une aide précieuse, sur la confidentialité et le partage d’informations, parce que ce sont des patients qui sont dans des situations de dépendance importante. Ils attendent parfois une intervention ou un geste technique, mais ne sont pas demandeurs eux-mêmes d’une relation thérapeutique au sens où elle est attendue par certains professionnels.

Il faut insister sur l’aspect narratif. Discuter d’un niveau de soin pour un malade qui pose problème, devrait, dans la mesure du possible, commencer par raconter l’histoire du malade. La personne la mieux placée est souvent l’interne. Il convient d’être « intraitable » sur les raccourcis éventuels visant à réduire la personne malade à sa maladie. La narration de l’histoire d’un malade commence par son statut personnel, son milieu socio-familial, son histoire personnelle. Parfois, rien qu’en entendant l’histoire personnelle du malade, sa biographie, les conclusions s’offrent d’elles-mêmes à nous. La médecine narrative, importante aux USA où existent des chaires de médecine narrative, embryonnaire en France, a beaucoup d’importance au premier entretien, pour le diagnostic notamment, puis pour les premiers aspects thérapeutiques. Comment prendre en charge ce malade qui a telle histoire, de cette façon ou d’une autre façon ? En effet, des choses qui peuvent nous paraitre évidentes au premier abord, ne le deviennent plus du tout, par la connaissance de l’histoire de la personne.

La notion de médecine narrative favorise l’écoute du patient pour la prise en compte de l’importance de son vécu de la maladie. Raconter et écouter une histoire tisse des liens entre les personnes. Sur le plan psychologique, le récit maintient la connexion entre les personnes et nous rassure que nous ne sommes pas seuls. Bon nombre de médecins interrompent rapidement les patients, parce qu’ils croient déjà savoir ce qui se passe après quelques secondes d’entretien, puis questionnent les patients pour confirmer leur diagnostic. Les principes de la médecine narrative concernant un récit de vie mettent l’accent sur l’importance de « l’histoire » racontée par le patient, l’utilité pour le médecin d’une « écoute attentive » qui renforce l’alliance thérapeutique, l’intérêt de l’écriture pour « mieux penser la relation

médecin - malade72 ». Passer de l’écoute à l’écrit est une étape essentielle, et doit retenir

l’intérêt. La capacité d’écrire ce qui a été entendu et ressenti donne toute sa valeur à cette relation. « Ecrire l’histoire entendue, combiner l’écoute et l’écriture, permettent de

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Goupy F,Abgrall-Barbry G, Aslangul E, Chahwakilian A, Delaitre D, Girard T, Lassaunière J-M, Roche N, Szwebel T-A, Dantchev N, Triadou P, Le Jeunne C, L’enseignement de la médecine narrative peut-il être une réponse à l’attente de formation des étudiants à la relation médecin malade ? Presse Médicale, vol 12 n°9 2012

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comprendre le langage narratif de l’autre73 ». Cela prend du temps dans une époque

médiatique où tout est vu, lu, entendu, rarement ou jamais écrit. Travail exigent qui permet de transmettre dans le domaine public une pensée personnelle du domaine privé. La compétence acquise par le professionnel dans le champ de la médecine narrative est celui de savoir interpréter les récits, d’y être sensible. Le professionnel sachant écouter les patients comprend mieux ce que les patients ont à lui dire et acquiert une meilleure empathie. La cohésion de l’équipe peut aussi en être renforcée, si les professionnels se parlent entre eux. Il en découle une moindre violence dans les relations interprofessionnelles et un climat plus apaisé. Le clinicien formé en médecine narrative vise à établir une meilleure alliance thérapeutique en adoptant le point de vue du malade. Les modalités thérapeutiques faisant appel à la narration sont particulièrement utiles dans la prise en charge de la douleur et dans la prise en charge des malades en fin de vie et de leurs proches. La tendance actuelle de la médecine a été d’accorder beaucoup plus d’importance au recueil des données objectives qu’à l’écoute du récit subjectif du patient. La médecine narrative est complémentaire de l’anamnèse, de l’examen clinique et des résultats des examens complémentaires.

Le patient est invité à parler de lui, à raconter l’histoire de sa maladie, de sa douleur, de son symptôme, comme il le ressent lui, et non comme une « récitation médicale » que les différentes consultations médicales successives lui ont appris à réciter. La narration devant être aussi peu structurée que possible. Grace au récit, le médecin peut prendre conscience de l’importance de la détresse du patient, du retentissement de la maladie sur sa vie, de ses craintes, et de l’idée qu’il se fait de sa vie à venir74. Il s’agit d’un travail de ré-humanisation de la pratique médicale. La relation médecin malade est tout aussi importante que le savoir médical. Le médecin doit prendre conscience de ce que représente pour la personne d’avoir une maladie, ainsi que pour sa famille et ses proches. Il se doit d’être le témoin attentif d’une histoire toujours nouvelle qui se déroule dans un contexte familial, culturel, social, toujours différent. Le lien créé est d’ordre éthique pour le médecin, et thérapeutique pour la personne et son entourage. La maladie isole la personne, la coupe de son environnement, la confronte à la souffrance et à la difficulté de l’exprimer. Elle peut ressentir un sentiment de culpabilité ou de honte à exprimer vis-à-vis des proches ce qu’elle ressent. Il est souvent difficile pour le

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http://www Médecine narrative par Fanny Moureaux-Néry

74 Stanley P., Hurst M., Narrative palliative care: a method for building empathy. J Soc Work End Life Palliat Care. 2011; 7(1):39-55.

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médecin d’écouter l’expression de cette souffrance. Détenteur d’un savoir médical, il possède une information que la personne malade ne désire peut-être pas entendre, qu’il a lui aussi du mal à transmettre. Il est lui-même isolé par ses connaissances médicales et son savoir que le malade ne désire pas connaitre. Les autres professionnels peuvent aussi avoir une connaissance de la maladie, chacun de son point vue, la relation entre professionnels pouvant être empreinte d’une compétitivité, d’un professionnel à l’autre, d’un service à l’autre. Le recueil et l’échange du récit peuvent alors faire lien.

La médecine narrative insiste sur l’importance accordée au langage dans la construction de notre identité. Celle-ci se structure et se modifie dans la rencontre avec l’autre. L’acquisition et l’utilisation d’un savoir médical risque de faire oublier au médecin cette dimension, d’autant plus que la tendance est de baser l’exercice médical sur une médecine fondée sur des preuves, oubliant la singularité de chaque situation individuelle. La confrontation à la maladie, la souffrance, l’incertitude, questionnent le sens et la dimension existentielle de la vie. Le praticien a alors besoin de dépasser la simple acquisition de savoir théorique et technique, pour approcher le sens de l’expérience vécue par la personne. La narration de la maladie vécue devient le moyen d’une rencontre intersubjective. Le médecin doit développer cette aptitude à entendre et écouter des histoires, à y être sensible, à imaginer ce que le patient ressent et à en déduire ce qu’il attend de cette écoute. Il n’est pas facile de trouver un interlocuteur qui ne coupe pas la réflexion par ses croyances personnelles. La médecine narrative aide à prendre conscience du poids des mots. Demander à un patient ce qui le préoccupe le plus n’est pas identique à lui demander de quoi il se plaint le plus. Elle nous aide à comprendre que les patients peuvent camoufler leurs symptômes, s’ils se sentent considérés comme des accusés. Un grand nombre de patients sont enclins à se blâmer eux-mêmes. Il vaut mieux alors éviter les questions commençant par un « pourquoi » culpabilisant pouvant être interprété comme un jugement porté à leur endroit. Si nous écoutions simplement le récit du patient, nous ne tarderions pas à nous apercevoir que, du point de vue du patient, il y a souvent « une bonne raison ».

L’exercice de la médiation amène à considérer que les patients sont en réalité très compréhensifs à l’endroit des médecins et des erreurs qu’ils commettent. Ce qu’ils n’acceptent pas, c’est leur silence et leurs évitements, leur omission de communiquer, qui poussent les patients à se sentir l’objet, au mieux de paternalisme, au pire de mépris ou de dédain. L’exercice de la médiation consiste à créer les conditions d’une écoute et d’un

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dialogue et, de fait, la relation de soin comporte une dimension de médiation75. Au sein d’un service, dans les relations interprofessionnelles, il est important que les récits de vie puissent ainsi trouver toute leur place, dans des temps d’échanges programmés et formalisés. La raison en est que, quand une personne prend la parole pour commenter ou raconter un récit, au sujet d'un dossier clinique, c'est parce que cette personne juge important ce qu'elle a à dire. Ce que les uns et les autres ont d'important à dire, il est important d'en prendre connaissance. Dans cette parole se trouve la texture d'être du sujet qui s'exprime76. Implicitement, la personne donne les repères pour que ceux qui l'écoutent, identifient une partie des enjeux humains, et éthiques, de la situation.

Comme l'explique la philosophe américaine Cora Diamond « Le sens de la vie, le sens de ce

qui est humainement intéressant, peut se porter vers des objets et les considérer comme la moralité ne le ferait pas ; et il peut du coup apparaître comme une menace possible contre le sens moral77». Écouter les récits de vie n'est pas s'éloigner du jugement éthique, mais c'est

faire précéder l'évaluation morale de l'idée de compréhension. Comment tenter de résoudre un problème quand la compréhension du problème est ignorée ? A titre d’exemple, une situation clinique dramatique était évoquée par une équipe de soin, au cours d’une réunion. Un homme âgé avait tué sa femme d’un coup de fusil, à la demande de celle-ci, puis avait tenté, sans succès, de se suicider. Une fois hospitalisé, il demandait l’euthanasie, évoquant une souffrance existentielle majeure, dans un contexte de cancer métastatique évolué. Ainsi, qu'une personne présente à la réunion raconte combien il était difficile pour elle d'entendre un tiers raconter froidement comment un conjoint a assassiné son épouse avant de tenter de se tuer, témoigne d'une forme d'indignation à l'endroit de la violence. Quittant la pièce commune où se raconte cette histoire, le professionnel de santé exprime une partie de la nature humaine: certaines formes de la violence sont insoutenables. La question éthique qui se pose alors est celle de savoir comment faire face à cette violence ? Est-il moralement souhaitable de risquer

75Guillaume-Hofnung M., La médiation, Collection Que sais-je? PUF, Paris, 6e Edition 1995-2012 p.84 « Il [le

médiateur] doit faire preuve d’une grande qualité d’écoute, ce qui requiert attention et distanciation. Il doit repérer les mots importants, les traduire explicitement car à la base des malentendus, il y a les mal-dits, les imprécisions de langage par manque de vocabulaire ou par peur. Les médiateurs tireraient parti des éclairages de Bourdieu».

76 Bourdieu P., Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982 p. 42 « La compétence suffisante pour produire des

phrases susceptibles d’être comprises peut être tout à fait insuffisante pour produire des phrases susceptibles d’être écoutées, des phrases propres à être reconnues comme recevables dans toutes les situations où il y a lieu de parler.[…] Les locuteurs dépourvus de la compétence légitime se trouvent exclus en fait des univers sociaux où elle est exigée, ou condamnés au silence.»

77 Diamond C., L’importance d’être humain et autres essais de philosophie morale, Trad. Emmanuel Halais et Sandra Laugier, PUF, Paris, 2011, p.192

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sa propre humanité, en s'exposant au récit violent d'autrui, au nom de l'humanité de celui qui nous agresse par la parole ? D’un point de vue méthodologique, faut-il penser l’éthique en termes de problématique, de choix d'actions, ou faut-il aussi prendre en compte les contextes de vie, et considérer l'éthique comme une exploration d'une expérience morale singulière ? Ainsi, ce que chacun peut dire lors d’une réunion relève bien de l'éthique, en ce sens qu'il s'agit d'une expérience morale singulière, face à une situation souvent difficile. Evidemment, on ne peut pas rester indéfiniment sur le récit. Il convient, dans un autre temps, d'analyser la situation.

La réflexion sur les méthodes de travail en équipe interdisciplinaire, menée par des professionnels confrontés quotidiennement aux situations difficiles et potentiellement violentes, valide au quotidien que la franchise et la sincérité, à soi et aux autres, ainsi que le respect et la solidarité, sont les prérequis pour donner sens à l’action et interroger les pratiques. Nous faisons l’hypothèse que l’exercice régulier d’une parole échangée, dans un cadre connu et respecté de tous, contribue à ce résultat pour autant que

« nous devons admettre que les sujets eux-mêmes n’ont été formés pour devenir des sujets capables de parler et d’agir qu’en relation avec des actes de reconnaissance réciproque; car c’est seulement leur compétence communicationnelle, autrement dit leur capacité de parler [et d’agir], qui les constitue en sujets78. »

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