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Le juriste, le médecin, la société, et la fin de vie comme champ de réflexion

B. Approche juridique et législative de la problématique du refus Un regard philosophique sur le droit

IV. Le juriste, le médecin, la société, et la fin de vie comme champ de réflexion

La question de la fin de la vie, et de la problématique du refus qui peut lui être corrélée, présente un intérêt juridique considérable pour différentes raisons. C’est d’abord une question qui divise, les médecins et les juristes, les médecins entre eux, comme les juristes entre eux. Elle divise aussi les familles. Il faut noter le caractère ancien « éternel » de cette question puisque l’homme vivant, donc mortel, n’a jamais cessé de mourir, en contrepoint du caractère relativement récent de sa médiatisation, depuis tout au plus les quelques dernières décennies, en raison, depuis ces dernières décennies, des progrès vertigineux sur le plan médical. Refuser, arrêter, poursuivre les traitements, mettre une sédation, n’étaient pas des questions dont on parlait autrefois car il n’y avait rien à poursuivre ou à arrêter. Dans les années 1950-1960 les pénalistes, comme les médecins ne parlaient jamais d’euthanasie ou d’obstination déraisonnable.

Un autre intérêt est que cette question est d’une grande complexité parce que la fin de vie est le carrefour de plusieurs disciplines : le droit civil, le droit pénal, la médecine, l’économie, la philosophie, la morale, la religion, la sociologie…mais c’est aussi le point d’ancrage de principes essentiels, reflet de notre culture et de notre civilisation, la vie, la liberté, la famille, le soin, l’individu, le collectif, la solidarité, etc. Un autre élément de complexité est la multiplicité des réflexions et des centres de réflexion. La Commission Sicard a donné un avis, le CCNE s’est prononcé à différentes reprises, ainsi que les sociétés savantes, le conseil de l’Ordre des médecins, les Espaces Ethiques. Dans ce corpus progressivement constitué depuis des années, il y a ce qui est devenu incontestable et ce qui pose encore problème. Les

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certitudes viennent peu de la jurisprudence. Les deux lois de mars 2002 et avril 2005 sont venues pour combler un vide juridique et posent divers principes. Un se détache qui est le droit pour le malade d’être informé, droit naturel de toute personne, pas uniquement en fin de vie, mais s’appliquant à la personne en fin de vie. Deux autres idées fortes sont l’une de ne pas subir d’acharnement thérapeutique et l’autre d’avoir accès aux soins palliatifs. La loi parle « d’obstination déraisonnable » définie comme le fait de prodiguer des soins disproportionnés par rapport au bénéfice attendu. L’application en est difficile, d’abord parce que le point de vue du médecin n’est pas forcément le même que celui du malade, et que parfois, sur des cas désespérés les médecins sont arrivés à sauver des personnes. Mais parfois au prix de quelles séquelles ? Comment interpréter alors l’obstination déraisonnable proscrite par la loi ?

Qui va prendre la décision ? C’est d’abord le malade le premier intéressé, lui pour qui en cas de maladie grave, le médecin doit prendre sa demande en considération et « tout mettre en œuvre pour le convaincre ». Convaincre de quoi ? Là est la question.124 Si le malade n’est pas capable de s’exprimer il a pu laisser des directives et la famille ou les proches sont toujours là. Si le malade n’a rien dit le médecin peut enclencher une procédure de réflexion collégiale. Il peut être immoral de s’acharner et de prolonger un malade comme on a pu le voir concernant des hommes politiques125. Le droit à des soins palliatifs est affirmé par la loi qui précise que ce sont « des soins actifs et continus pratiqués par une équipe interdisciplinaire, en institution ou à domicile. Ils visent à soulager à atténuer la douleur et à sauvegarder la dignité de la personne ».

Le médecin endosse la responsabilité d’une décision dont la gravité n’échappe à personne. L’importance de la décision médicale justifie le respect des conditions de procédure comprenant de multiples consultations possibles. La loi demande de consulter la famille et les proches sans autres précisions. La famille comprend des personnes liées entre elles par des liens de parenté. Ce peuvent être le père, la mère, le fils, la fille, mais aussi des personnes plus éloignées comme les grand parents, des cousins, un oncle ou une tante et on peut même

124 Loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. CSP Article L1111- 4 Le

médecin doit respecter la volonté de la personne après l'avoir informée des conséquences de ses choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d'interrompre tout traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d'accepter les soins indispensables.[…] Dans tous les cas, le malade doit réitérer sa décision après un délai raisonnable. Celle-ci est inscrite dans son dossier médical. […] Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. […] CSP Art. L1111-10 "Lorsqu'une personne, en phase avancée ou terminale d'une affection grave et incurable, quelle qu'en soit la cause, décide de limiter ou d'arrêter tout traitement, le médecin respecte sa volonté après l'avoir informée des conséquences de son choix. La décision du malade est inscrite dans son dossier médical."

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inclure la belle famille. Les proches ont vocation à être sollicités quand la famille est absente, mais la loi ne dit pas de qui il s’agit. Les amis sont aussi des proches dont la reconnaissance juridique n’existe pas. La proximité affective n’est pas précisée par la loi. Ce peuvent être des voisins dans une proximité géographique avec le patient. La loi prévoit aussi la consultation de la personne de confiance et des directives anticipées126, définies par le code de santé publique, et pour lesquelles de nombreuses pistes de réflexion sont envisagées. Le code de santé publique place par ordre l’avis médical, les directives anticipées, la personne de confiance, la famille et les proches.

Les questions liées à la fin de vie donnent rarement lieu à un contentieux mais quand il existe il est très médiatisé. La décision du tribunal de Chalon en Champagne127 met en lumière les zones d’ombre de la loi Léonetti. Un homme de 38 ans, depuis plusieurs années en état pauci relationnel, reçoit une alimentation et une hydratation artificielle. Sur décision médicale l’alimentation est arrêtée et l’hydratation diminuée. Les parents saisissent la justice car ils n’ont pas été associés à la prise de décision médicale qui porte atteinte à la vie de leur fils. Le traitement ne peut être légalement arrêté que dans le respect de la procédure dictée par la loi, le malade étant par ailleurs dans l’incapacité d’exprimer sa volonté. Les parents n’ont pas été informés de la mise en œuvre de la procédure collégiale. Ce manquement correspondant à une atteinte au respect d’une liberté fondamentale, le droit à la vie, il a été demandé par le juge de reprendre une alimentation et une hydratation normale. Cette affaire soulève des questions.

La première concerne la famille à consulter. La réponse est qu’il ne s’agit pas seulement du conjoint et des frères et sœurs, mais aussi les parents et les enfants s’il y en a. S’ils ne sont pas tous consultés la procédure est irrégulière128. Que se passe-t-il, s’ils sont tous consultés, et pas tous d’accord ? Le seul constat, et mise en évidence, du désaccord est une étape essentielle, de telle sorte que personne ne puisse dire ultérieurement qu’il n’a pas été consulté, ni qu’il n’a pas pu donner son avis. Le médecin peut passer outre la dissension familiale mais il n’est jamais certain que la loi ira dans son sens, et dans le doute devrait se demander, avec prudence, s’il ne vaut pas mieux parfois s’abstenir ou temporiser.

La deuxième question porte sur l’objet de l’abstention ou de la poursuite thérapeutique. La loi envisage uniquement l’arrêt des traitements et non des soins, les soins correspondant à la

126 Voir chapitre consacré à ce sujet. 127 Affaire Vincent Lambert

128 Une étape importante de la « démarche de réflexion éthique face à une situation difficile » est celle qui consiste à se demander ; « qui a été oublié ? ». Se reporter au chapitre consacré à ce sujet.

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réponse à apporter aux besoins de la personne malade, non pas parce qu’elle est malade, mais parce que c’est une personne. L’alimentation et l’hydratation relèvent-elles des soins ou des traitements ? Très discutée selon les convictions des uns et des autres, cette question a été tranchée par le législateur dans le sens d’un traitement dont la poursuite peut sous-tendre l’obstination déraisonnable.

Une dernière question cardinale est celle de ce qu’est un patient en fin de vie. A supposer que des thérapeutiques puissent avoir pour effet le seul maintien artificiel de la vie, et leur interruption pour conséquence l’arrêt de la vie, la situation en question correspond-t-elle à une situation de fin de vie ? Si c’est le cas, le médecin peut se prévaloir de certains critères et arrêter le traitement selon une procédure définie. « Sinon il quitte le terrain du droit et de la

santé publique et découvre alors les méandres du droit pénal129. »

Le progrès dans le domaine de la médecine, loin de simplifier les choses a produit de la complexité. Nous sommes en capacité de maintenir en vie des personnes qu’il aurait été impossible de maintenir en vie auparavant. Quelle qualité et quel sens peuvent avoir ces vies sauvées par les progrès de la médecine ? Ceci dans un contexte de surmédicalisation de la fin de vie car il apparait aujourd’hui improbable de mourir sans passer par l’hôpital130. Le temps de confrontation à la question de la mort est augmenté. La proportion de personnes confrontées à la maladie grave et à leur finitude augmentant, touche au sens de la vie et aux limites d’une société, à l’exercice politique de la démocratie. Plus nous produisons de situations complexes, plus nous mettons en place les conditions de l’incertitude. Comment avoir des certitudes sur des questions qui touchent à la fin ou aux limites de la vie et des savoirs ? En générant de la complexité le progrès médical génère des situations plus fréquentes opposant les personnes qui peuvent exprimer leur volonté et celles qui ne le peuvent pas, de plus en plus de situations d’incertitude, de plus en plus de situations où les intéressés vont avoir du mal à formuler un avis. Tout ceci dans un contexte économique de plus en plus contraint. Comment allons-nous traiter du sort des personnes les plus vulnérables dans un contexte où nous n’avons plus les moyens de nos ambitions ? Il faut débattre de ces questions en ne confondant pas convictions et certitudes. Le temps du débat est un temps

129 Binet J.R., Colloque « Fin de vie et droit pénal, le risque pénal dans les situations médicales de fin de vie » Grenoble, upmf, 10 10 2013

130 CCNE, Avis 121 « Fin de vie, autonomie de la personne, volonté de mourir », 2013, p.26 « Comme le

souligne le deuxième rapport de l’Observatoire national de la fin de vie, la France est l’un des pays d’Europe dans lesquels on meurt le moins souvent chez soi. Aujourd’hui, on meurt beaucoup plus souvent à l’hôpital qu’au domicile. En 2008, 58 % des décès se sont produits à l’hôpital, 27 % à domicile et 11 % en maison de retraite ».

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essentiel. Qu’est-ce qu’une opinion publique dans ce type de débat sachant qu’il n’y a rien de plus facile que de fabriquer une opinion ? L’opinion publique est-elle la même que l’opinion des personnes qui composent le public ? Le débat public devrait permettre de faire émerger la complexité.

Mais le bien commun dont le médecin est coresponsable dépasse même cette relation singulière apparemment si fermée du médecin et du patient. Les ressources médicales de la société […] ne sont pas sans limites, et le médecin doit se demander si le financement excessif de certaines mesures « héroïques » […] n’est pas trop aux dépens des soins médicaux de la communauté : c’est un horizon de responsabilité entièrement inédit qui se présente précisément à partir de la technique médicale et de son appareillage dont les exigences sont croissantes. […] Il excède la responsabilité isolée du médecin face au patient en direction d’une responsabilité plus large et vraiment impersonnelle, qui ne peut être bien assumée que dans un consensus de la communauté professionnelle ou par l’autorité supérieure d’une commission131.

La loi concerne les patients en phase terminale et en phase avancée, mais elle ne détermine pas précisément ce qu’est une phase terminale ou avancée. Le droit ne définit pas et ne peut pas tout définir. Quand il définit des thèmes, comme la phase avancée ou terminale, il laisse au médecin, en conscience, la liberté de dire ce qu’il y a derrière ces termes. Souvent, il est reproché au droit d’être contraignant, or dans ces situations particulièrement délicates dans lesquelles le droit ne peut pas trancher, cette marge de manœuvre est accordée au corps médical. D’où l’importance de la réflexion éthique et de la réflexion collégiale. La répétition d’épisodes cliniques, ne répondant pas à un traitement bien conduit, doit être prise en considération pour définir la phase terminale ou avancée. Il restera toujours une certaine ambigüité entre le savoir scientifique, l’expérience médicale et celle des équipes, et la perception par les familles. C’est un mérite de la loi Léonetti que de ne pas avoir apporté toutes les réponses pour ne pas stériliser la réflexion éthique et aboutir à ce que les médecins eux-mêmes puissent investir ce questionnement-là. Il faut espérer qu’une prochaine loi n’apportera pas trop de détails ou trop de procédure. Même si une demande est adressée au juriste de la part du médecin, dans un objectif de clarification, le droit ne pourra jamais complètement encadrer, - le doit-il ? - même s’il donne des points de repères. Une réflexion doit avoir lieu, autant du côté des pratiques professionnelles que des identités

131 Jonas H., L’art médical et la responsabilité humaine, Traduction Eric Pommier Préface Hirsch E., Les Editions du Cerf, Paris, 2012, Edition originale Technik, Medizin und Ethik, Insel Verlag, Frankfurt-am-Main, 1985, p.58

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professionnelles, pour apporter un éclairage, du point de vue de chacun, face à une situation difficile pour laquelle il n’y a pas de réponse « évidente ». Qui je suis en tant que médecin ? Qui je suis en tant que psychologue ? Qui je suis en tant que soignant ? Quelle que soit la loi, les professionnels du soin ne pourront pas faire l’économie d’une telle réflexion.

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