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LES RECOMPOSITIONS TERRITORIALES ET URBAINES DANS LA PENINSULE TINGITANE

1. Déterminisme physique et arrière plan historique

1.3. L’indépendance : la fin d’une époque pour la péninsule tingitane

L’influence de Tanger et de Tétouan diminue après l’indépendance en raison d’une part, de la perte de leur statut particulier (ville internationale et capitale du Protectorat espagnol) et d’autre part, de la distance qui sépare la péninsule tingitane des centres politique (Rabat) et économique (Casablanca) du pays.

Si les quatre décennies de Protectorat représentent l’âge d’or des deux villes, la séparation entre le Nord et le Sud du royaume a eu des conséquences négatives sur leur développement après l’indépendance. Alors qu’elles pouvaient être considérées comme des capitales pendant la période coloniale, Tanger et Tétouan perdent des fonctions administratives en 1956. Elles vont devoir se contenter ensuite d’un rayonnement à l’échelle régionale.

Alors que, de 1912 à 1956, Tétouan étendait son commandement sur l’ensemble de la zone Nord du Protectorat espagnol, son autorité est contenue dans son proche arrière-pays (pays Jbala27) après l’indépendance. Les villes de Larache, Chefchaouen et Al-Hoceima, relais du

gouvernement espagnol, sont progressivement libérées de la tutelle de Tétouan et deviendront des chefs-lieux de province. Le remaniement de la carte administrative dans le Nord marocain se fera au détriment de l’ex-capitale du Protectorat espagnol.

L’histoire de Tanger est marquée par une influence relativement faible de la ville sur son arrière-pays, en dehors d’un proche hinterland agricole. Après l’indépendance, le rayonnement de Tanger s’élargit aux delà des limites de l’ex-zone internationale. Tanger empiète en terme de commandement administratif sur le territoire de Tétouan puisque son autorité s’étend d’une part, aux communes de Melloussa, Sebt Zinate et Dar Chaoui, prises sur le cercle des Jbala, et d’autre part, aux communes de Sidi el-Yamani et Had Gharbia du cercle d’Asilah. Néanmoins, si Tanger conserve des fonctions administratives et étend son influence, la perte de son statut international nuit au rayonnement de la ville qui devient un simple pôle de transit pour les voyageurs et les marchandises. Malgré sa situation stratégique, Tanger va souffrir d’isolement au plan économique après l’indépendance. C’est en quelque sorte le contre-coup du statut international qui séparait hier la ville du reste du pays par une « réelle barrière économique ».

« L’hinterland de Tanger était alors formé par les limites de la zone internationale : cette zone

jouissait de régimes d’importation et de change très libéraux ; la principale activité de la ville allait être basée sur le commerce international, sans aucun lien (ou presque) avec l’économie marocaine.

(…) Paradoxalement, Tanger, qui jouit d’une situation géographique exceptionnelle, sur l’une des

routes maritimes les plus fréquentées du globe, ne dispose pas d’un hinterland important »

(Mas, 1962, pp. 153-155).

Les fonctions commerciales et diplomatiques enrichissaient Tanger artificiellement. La construction des ports sur la côte atlantique, notamment à Casablanca, va lui nuire. La charte royale du 26 août 1957 maintenait la liberté de change et du commerce extérieur en vigueur à Tanger. Mais le dahir symbolique du 17 octobre 1959 abroge cette réglementation qui permettait à la ville de conserver, pour deux ans seulement, son statut spécifique. Le pouvoir central s’affirme sur Tanger, ce qui annonce l’intégration de la ville à l’ensemble national. C’est dans ce contexte, le 19 octobre 1959, qu’apparaît la monnaie marocaine : le dirham (Dh28). Le gouvernement montre ainsi l’indépendance économique et monétaire du pays.

« (…) La suppression du statut international, puis de la Charte Royale, (qui avait maintenu

temporairement à Tanger la liberté des changes) devaient provoquer la ruine du commerce international et l’effondrement de l’économie de la ville » (Mas, 1962, p. 153).

Si l’occupation espagnole de Tanger, pendant la seconde guerre mondiale, avait ouvert une période de prospérité, Tanger sombre dans l’isolement économique à partir de 1958. En 1961, le trafic portuaire tombe à 80 000 tonnes, alors qu’il était de 188 000 tonnes en 1958, et les trois-quarts des 140 000 étrangers ont quitté la ville.

A l’échelle du bassin méditerranéen, les grandes puissances européennes abandonnent Tanger au profit d’autres places. Les Anglais favorisent Gibraltar, qui leur permet de surveiller le détroit, et les Espagnols renforcent leur position à Ceuta et, secondairement, à Melilla.

Au niveau national s’observe, au plan économique, la macrocéphalie de Casablanca, avec son port hérité du Protectorat français. Pendant la période coloniale, les étrangers avaient favorisé

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Jbala, Jbali : montagnards, groupe ethnique de la péninsule tingitane 28

les opérations financières et la spéculation au détriment du tissu industriel à Tanger, tandis que les Français avait équipé Casablanca d’un appareil industriel et portuaire important. Après 1956, Tanger ne pouvait plus concurrencer Casablanca devenue la première plate-forme économique du pays. Avec la fin des avantages fiscaux du statut international, Tanger perdait le principal pilier de son économie.

Position excentrée du Rif et de la péninsule tingitane par rapport à la conurbation du littoral atlantique

La conurbation littorale atlantique est héritée de la politique coloniale française. Le Protectorat français est responsable du démantèlement des têtes de réseaux de l’intérieur du pays vers la côte. La délocalisation de la capitale politique de Fès à Rabat en est une illustration. Les forces vives du royaume sont désormais ancrées dans les grandes villes de la côte atlantique entre Casablanca et Kénitra. Le choix de Casablanca pour l’implantation du plus grand port national résulte aussi de la politique coloniale française. L’axe métropolisé, regroupant du sud au nord El-Jadida - Jorf Lasfar, Casablanca, Mohammédia, Témara, Rabat, Salé et Kénitra, couvre moins de 0,5 % de la superficie national, mais plus de six millions d’urbains (environ un cinquième de la population totale du Maroc). Cette conurbation a connu un développement exceptionnel au cours du XXème siècle et concentre les pouvoirs politiques et économiques. Abdelkader Guitouni (2002) compare le rayonnement et la domination du doublet métropolitain Casablanca-Rabat, « un espace de commandement au rayonnement national multiforme », et la thèse de Paris et le désert français de Jean-François Gravier.

« L’axe urbain moyen-atlantique totalise 55 % des unités industrielles, les deux tiers des emplois de

l’industrie, 70 % du trafic portuaire du pays, la totalité des sièges bancaires, des sociétés d’assurances, d’import-export et plus de 80 % des commerces de gros (…). En outre, les ministères, les Directions administratives, le Parlement, les Ambassades et un grand nombre d’équipements universitaires et culturels ont leur siège à Rabat » (Guitouni, 2002).

Si les grandes villes de l’intérieur, comme Fès et Marrakech – anciennes capitales politiques devenues grandes villes au rayonnement régional – ne peuvent assurer le rôle de métropoles d’équilibre pour contrebalancer le poids de l’axe urbain atlantique, alors ne peut-on pas parler

de « Casablanca et le désert marocain » ?

Jean-François Troin (2002) propose un découpage des régions périphériques du Maroc selon des gradients de dynamisme et de distance, en en distinguant trois types :

- les marges arides correspondent aux régions les plus vastes et les plus vides au plan de l’occupation humaine (provinces sahariennes et l’Oriental). Compte-tenu d’importantes contraintes (enclavement, aridité, ressources naturelles insuffisantes), ces marges représentent des déserts naturels et humains ;

- les angles dynamiques29 ;

- les espaces-barrières sont les régions montagneuses enclavées, isolées et marginalisées dont fait partie le Rif30.

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« (…) Le gradient de décroissance sur lequel repose le découpage régional du Maroc est perturbé par des

angles vifs ou dynamiques représentés par trois régions : la péninsule tingitane à l’extrême Nord-Ouest, le Rif oriental au Nord-Est (région de Nador) et le Souss-Massa autour d’Agadir dans le Sud-Ouest atlantique. Disposant d’une façade maritime, ces régions sont moins enclavées et sont animées par des pôles dynamiques profitant de leur position géographique (Tanger sur le détroit de Gibraltar), des activités liées à la présence des présides espagnols : commerce, contrebande entre Tétouan et Sebta (Ceuta) d’une part et entre Nador et l’enclave de Melilla d’autre part, ou renfermant des ressources propres associant l’agriculture moderne, la pêche, le tourisme et l’industrie dans la région d’Agadir » (Guitouni, 2002).

En matière d’infrastructures et d’investissements, les régions périphériques accusent un retard important par rapport au poumon économique et politique du pays. Si la marche verte – idée géniale de Hassan II qui a permis à la fois de récupérer pacifiquement ce qu’il restait encore en 1975 du Rio del Oro espagnol mais aussi d’unir les Marocains autour d’une cause nationale – symbolise les politiques nationales tournées vers les provinces sahariennes, la coupure entre le Palais et le Maroc du Nord est une blessure encore ouverte.

« (…) L’Etat indépendant n’a accordé à cette zone (…) que peu d’intérêt en vue de son développement

économique et social » (Azougagh, 1995, p. 220).

« « C’est une région (le Rif) qui a été délaissée pendant très longtemps. Très peu a été fait à l’époque du

protectorat espagnol, guère plus pendant les années qui ont suivi l’indépendance. Et la population se sent mal aimée », explique le sociologue Mokhtar el-Harras. Beaucoup de Rifains sont convaincus que, s’il en a été ainsi, c’est parce que Hassan II a voulu les « punir ». « Le Rif a subi une politique d’exclusion et de discrimination qui l’a confiné dans une situation d’enclavement, d’exil et de sous- développement », accuse Mimoun Charqi, un universitaire rifain auteur d’une récente biographie de Mohammed Abdelkrim el-Khattabi »31.

Dynamisme de l’économie illégale et urbanisation informelle à Tanger et à Tétouan

Au cours des dernières décennies, la culture du cannabis s’est étendue à partir du Rif central où elle est historiquement tolérée. Dans la mesure où le Maroc est officiellement reconnu comme le premier producteur mondial de haschich, cette agriculture spécifique alimente un important trafic international de drogue qui représente certainement la plus grande source de revenus pour la région (si ce n’est pour le pays).

De plus, Ceuta et Melilla sont à l’origine d’un important marché de contrebande. Des marchandises vendues hors-taxes dans ces enclaves espagnoles sont illégalement introduites et revendues au Maroc.

« Cette contrebande alimente les commerces à la sauvette dans les marchés urbains, les souks ruraux et

surtout les marchés organisés et tolérés, notamment à Fnideq et Tétouan » (Refass, 1996, pp. 132-133).

Tanger et Tétouan ont un rôle central dans l’économie souterraine. Face au manque d’activités productives dans le Nord marocain, la contrebande et le trafic de drogue représentent des alternatives au chômage et des sources de revenus pour les habitants. L’isolement par rapport au reste du pays et l’ouverture sur l’extérieur favorisent l’économie illégale qui a pris une ampleur importante dans les capitales de la péninsule tingitane.

On ne s’étonnera pas des titres tapageurs d’essais de Mohamed Mardi, universitaire marocain : « Les

deux mamelles tangéroises. Cafés tue-temps et bazars fourre-tout » (1991) et « Trafic. Titres fonciers à Tanger » (2001)… ni des écrits nostalgiques de Isaac J. Assayag, entre autres, sur l’histoire de Tanger et

sur le faste des temps passés dans la cité internationale (1978, 2001).

Ajoutés au blanchiment d’argent, le rapatriement de l’épargne constituée à l’étranger par les émigrés et leurs investissements dans le foncier et l’immobilier expliquent le dynamisme de la construction à Tanger et à Tétouan. Dynamisme qui alimente la spéculation foncière et immobilière dans les deux villes. Les revenus tirés de l’émigration internationale et des trafics de drogue et de contrebande sont injectés dans les valeurs foncières et immobilières et responsables d’une urbanisation dite anarchique et incontrôlée.

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« Dans ces régions densément peuplées, peu urbanisées et sous-équipées en infrastructures, les habitants

vivent de l’agriculture, de la culture du kif (…) et de ressources extérieures (émigration, contrebande) »

(Guitouni, 2002). 31

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