• Aucun résultat trouvé

PREMIERE PARTIE : APPROCHE CONCEPTUELLE,

Encadré 2. Les difficultés du terrain à Tétouan…

Dans un compte-rendu de mission à Tétouan, Mélanie Million53 souligne les difficultés de son terrain de thèse :

« Les spécificités de Tétouan handicapent certains aspects de la recherche. L’arabe et l’espagnol sont les seules langues

pratiquées à Tétouan. (…) Cet aspect pose tout d’abord problème dans la recherche d’une enquêtrice/traductrice. (…) C’est également un frein pour la conduite des entretiens auprès des personnes ressource des quartiers. (…) Tétouan est une ville fermée qui ne s’est ouverte sur le Maroc que depuis l’arrivée de Mohammed VI. La population est de ce fait réellement repliée sur elle-même. (…) Saida, avec qui j’ai travaillé pendant un mois, a des préjugés par rapport aux Européens. Elle est, comme beaucoup, désinformée et ne coopère pas facilement. Les Tétouanais "ouverts" existent bien sûr, mais travaillent souvent à des postes importants ou à l’extérieur (dans les autres villes marocaines ou en Espagne) et ne sont pas disponibles pour faire des enquêtes. Trouver une enquêtrice parlant bien le français et qui ait un degré d’ouverture assez important pour comprendre les objectifs de l’enquête n’est pas aisé. »

Il a été indispensable d’être accompagné par un traducteur pour mener les enquêtes auprès des ménages. D’une part, cette personne facilitait le contact en présentant le cadre des investigations54. D’autre part, elle traduisait les réponses des personnes interrogées.

50

Par exemple, se renseigner à propos du lieu de dépôt des ordures ménagères, et du moment opportun pour les déposer, n’est pas anodin. C’est prendre part à la vie du quartier, c’est se familiariser avec les modes de vie. 51

des biais dans la mesure où on se confie sans doute plus facilement à un étranger qu’à un voisin, mais ne restions-nous pas un étranger ?

52

Imam : guide, personne qui dirige la prière collective des Musulmans dans une mosquée. 53

Quelques réserves méthodologiques doivent être apportées à propos des biais que comporte notre production de données. Pour plusieurs raisons (tab. 6), les entretiens n’ont pas été enregistrés : les propos tenus ont été oralement traduits avant d’être notés. Si nous prenons la liberté de citer nos interlocuteurs, alors il faut préciser qu’il ne s’agit en aucun cas d’une stricte retranscription. Nous assumons pleinement ce biais méthodologique dans la mesure où enregistrer les entretiens aurait suscité la méfiance et conduit à des réponses brèves, vindicatives, voire vides de sens. Les personnes auraient-elles été en confiance face à un magnétophone ? Auraient-elles accepté l’entretien ? Rien n’est moins sûr. Au Maroc, l’autoritarisme passé lie encore les langues, la liberté de la presse est encore étroitement contrôlée, les habitants sont surveillés par de multiples agents d’autorité locale. Au Maroc, on ne parle pas facilement aux inconnus et aux journalistes, et encore moins face à un magnétophone. Rappelons que les marges urbaines ont un statut non-réglementaire, que leurs occupants peuvent être menacés d’expulsion, que les pratiques illégales sont monnaie courante (branchements clandestins à l’électricité, corruption). Précisons aussi que ces espaces sont considérés comme des zones peu sécurisées et de non droit, que des antagonismes opposent les voisins. Pour l’ensemble de ces raisons, nous avons préféré ne pas enregistrer les entretiens. De toute façon, les enquêtés auraient refusé d’être enregistrés et nos traducteurs n’y étaient pas favorables non plus. Ne faut-il pas se passer d’enregistrement avec des personnes qui craignent la police, la justice, la politique, les médias… les chercheurs ? L’usage du magnétophone peut pas avoir des effets contre-productifs : l’interviewé se tait ou cache la vérité par crainte de la divulgation de ses propos, la personne tient des discours polémiques ou fantasmagoriques.

Tableau 6. Avantages et inconvénients du non-usage d’un magnétophone

Avantages du non-enregistrement inconvénients du non-enregistrement

- mise en confiance des personnes

(l’enquêteur ne passe pas pour un journaliste) - moins de risques de gêne face à l’enquêteur - les langues se délient plus facilement

- moins de propos mensongers, de vérités inavouées - informations plus complètes livrées par les interlocuteurs

- biais dans la retranscription et pour la validité - impossible analyse du langage

- difficultés à rendre compte des blancs, des réponses hésitantes, des temps de réponse et de parole…

- les informations notées sont incomplètes et il est impossible de les écouter pour vérifier

La méthode dite « note-buisson » qui consiste à retranscrire – le plus fidèlement possible mais nécessairement approximativement – un entretien une fois qu’il est terminé a été préférée dans certaines circonstances et selon la personne interrogée.

Précautions méthodologiques pour les enquêtes auprès des ménages

En raison de difficiles conditions de vies, les personnes interrogées pouvaient être démunies face aux violences symboliques soulevées par les entretiens. Il a fallu tenir compte du choc que pouvaient susciter les questions posées à des personnes économiquement et socialement défavorisées. Les violences morales provoquées par un entretien ne s’avéraient-elles pas parfois plus affligeantes pour les individus que les maux de leur précarité ? L’entretien n’entraînait-il pas pour l’interviewé une prise de conscience des situations vécues, comme un miroir qui renvoyait à sa face de tristes réalités ? Des questions réveillaient des choses sensibles inconsciemment oubliées ou refoulées. Pour éviter de sombrer dans le misérabilisme et de dépasser les limites éthiques des enquêtes, nous nous sommes efforcé de tenir compte de ces aspects. Des personnes se sont mises à pleurer au cours des entretiens, il était alors préférable d’interrompre l’interview plutôt que de mener à terme ce qui s’avérait être un supplice pour l’individu interrogé. Si d’autres tenaient à aller jusqu’au bout, alors n’était-il pas souhaitable de passer sur les questions les plus difficiles ?

54

Nous avons tenu à être sincère, « un doctorant qui travaille sur l’accès à l’eau et aux transports dans les quartiers pauvres de Tanger et de Tétouan », sans tricher sur le motif de notre présence, au risque de faire

Outline

Documents relatifs