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L’image qui reste

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La Seconde Guerre mondiale : deux France, deux images

5.1 L’image qui reste

En analysant l’influence culturelle française sur l’Amérique latine pendant la première moitié du XXe siècle, Denis Rolland a identifié la période comme « une phase de déclin »113. Pour Hugo Suppo, étudiant plus précisément le cas du Brésil, après la Seconde Guerre mondiale « Il s’agit surtout de résister et de garder les positions, car la diminution de l’influence [culturelle] française est indiscutable »114.

La France sort victorieuse de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, il n’est pas facile de qualifier de victorieux un pays qui en 1945 se retrouve dans une situation de pénurie.

110 Bulletin n° 6 du GUGEF, année scolaire 1946/1947, Paris septembre/1947, c. AJ 16/6960, MEN-CARAN.

111 Fernanda Massi, « Franceses e norte-americanos nas ciências sociais brasileiras, 1930-1960 », in Sérgio Miceli (org.), Historia das Ciências Sociais no Brasil…

112 Charles-Olivier Carbonell, L’historiographie, Col. Que sais-je? Paris, PUF, 1998, p. 111.

113 Denis Rolland, La crise du modèle français. Marianne et l'Amérique Latine. Culture, politique et identité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 20.

114 Hugo Rogélio Suppo, Politique culturelle française au Brésil entre les années 1920-1950, thèse du doctorat, sous la direction de Guy Martinière, Paris 3 - IHEAL, 1999, vol. 3, p. 767.

73 coloniale : « La France ne colonise pas, elle civilise » ; cette France qui a tant inspiré le Brésil des Lettres, de l’architecture de Belo Horizonte, de l’urbanisme de Rio de Janeiro et de tant d’autres villes, cette même France sort de la guerre humiliée par le nazisme qui a occupé les trois cinquièmes de son territoire, cette France qui, malgré ses presque 600 000 morts pendant le conflit mondial, compte une part significative de sa population parmi les partisans du nazisme116.

115 Stefan Zweig, Brésil, terre d’avenir, Paris, Editions de l’Aube, 1992, p. 9.

116 Le sujet engendre toujours des polémiques. Tout d’abord parce qu’il est impossible de mesurer, particulièrement après la victoire des Alliés, le nombre de collaborateurs (suite à la Libération, ceux-ci vont presque tous nier leurs sympathies avec le nazisme et le pétainisme), ensuite parce qu’il n’existe pas d’outils méthodologiques capables de distinguer la collaboration spontanée, par identification, de celle motivée par la peur.

Jusqu’à la fin des années 1960 (mais beaucoup le croient encore aujourd’hui), l’ouvrage de référence sur Vichy a été celui de Robert Aron (L’Histoire de Vichy, Paris, Fayard, 1954), qui défendait l’idée d’une collaboration française très réduite. Sa thèse s’appuie sur quatre idées centrales : « 1) il y a eu, de la part des nazis, un Diktat sans appel ; 2) Vichy s’est voulu le ‘bouclier’ opposé à ce Diktat ; 3) entre le régime et les Alliés, il y avait un ‘double jeu’ secret ; 4) l’opinion française était globalement attentiste, prête à reprendre le combat au côté des Alliés quand la situation serait mûre » (Paxton, p. 9).

Cette thèse a été largement diffusée par la politique culturelle internationale française.

Au début des années 1960, l’historien états-unien Robert Paxton a été un des premiers à contester la thèse de Robert Aron. Pour lui, qui est devenu depuis une des principales références sur Vichy, « les quatre piliers de l’argumentation de Robert Aron étaient le reflet d’opinions liées à une conjoncture très particulière : les derniers mois de l’Occupation et les premiers temps de la Libération », et il ajoute, « de juin 1940 à la fin 1942 […] l’état des esprits étaient bien différents » (Paxton, p. 10). La thèse de Robert Aron ne convient donc pas à ce moment-là. En effet, à partir de l’automne 1941, avec l’invasion de la Russie, quand l’Allemagne commence à lutter sur deux fronts, « la France devient le principal fournisseur étranger de main-d’œuvre, de matières premières et de produits manufacturés pour la machine de guerre allemande » (Paxton, p. 193-194, 415-417, 420-425). De plus, Paxton affirme que « la plupart des Allemands en état de combattre qui se trouvaient sur le sol français furent envoyés sur le front russe à l’été 1941 », de manière que la tâche des Allemands, de garder leur pouvoir sur la France, a été possible seulement grâce à « une administration française pour faire fonctionner le pays et une police française pour maintenir l’ordre (Paxton, p. 12) ». Si on suit Paxton, la collaboration de Vichy et d’une partie très importante de la population française a été la condition sine qua non pour que les nazis aient du matériel de guerre et puissent lutter sur les deux fronts. Enfin, toujours selon Paxton, l’ambition de Vichy a été d’opérer une « révolution nationale » de

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La France de l’après-guerre a, pour se relever, besoin de dons, inclus ceux en provenance du Brésil. A tel point qu’elle doit prendre en considération les propositions les plus insolites, comme celle de Mme Marcelle Jaulent, connue sous le pseudonyme de Beatrix Raynal, qui organise au Brésil, selon l’ambassadeur François d’Astier :

« avec la collaboration de groupements brésiliens influents, une vaste campagne en faveur des enfants français victimes de la guerre […]. Elle (Mme Raynal) se rendrait en France au printemps prochain pour distribuer des secours en nature et étudier la fondation d’un orphelinat. Elle désirerait placer cette campagne sous le patronage du général de Gaulle, et pouvoir dire en lançant sa campagne que le Général l’a invitée à venir à Paris »

Malgré le caractère bizarre de cette requête, l’ambassadeur estime qu’il y a lieu de la prendre en considération :

« En raison du crédit tout particulier qu’elle (Mme Raynal) possède auprès des milieux influents brésiliens »117.

D’un autre côté, bien que ternie et dévalorisée, l’image garde toujours de son éclat. Et, comme contrepoids aux aspects négatifs, conséquence du recours à la propagande, menée durant la guerre en opposition à Vichy et suivie, dans l’immédiat après-guerre, pour soutenir le concept de « Résistance », on déploie un effort diplomatique fondé sur un passé glorieux, et du coup embelli. Cet effort est couronné de succès, comme en témoigne le rapport de la mission en Amérique latine dirigée par Pasteur Vallery-Radot.

Cette mission officielle envoyée par le Gouvernement provisoire, qui quitte Paris au 26 janvier 1945, après avoir visité plusieurs pays de l’Amérique latine, Brésil inclus, et se clôture en Equateur au 19 juillet de la même année, a eu comme fonction :

« Remercier, au nom du gouvernement et de la nation, tous les gouvernements visités pour la sympathie témoignée à la France depuis 1940 […] et évaluer la situation de l’image de la France et de ses institutions dans les pays latins de l’Amérique »118. Le rapport signé par Pasteur Vallery-Radot et Raymond Ronze conclut ainsi :

caractéristique fasciste, de rester indépendant et allié des nazis. .

Robert Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Paris, Seuil, 1999 ; principalement les p. 8-20, 193-194, 415-417, 420-425.

117 Télégramme de l’ambassadeur François d’Astier au MAE, RJ 04/01/45, AMAE, s. B Amérique, s.

s. Brésil 1944-1952, Questions culturelles, microfilm vol. 30.

118 Rapport de Pasteur Vallery-Radot et Raymond Ronze, Mission en Amérique latine, DGRC-MAE, Paris 01/07/1945, AMAE, s. Relations culturelles 1945-1947, c. 144.

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« L’accueil chaleureux que la mission a reçu s’explique par l’affection des nations latines américaines pour la France et par le désir qu’elles ont de lutter contre l’expansion intellectuelle des Etats-Unis. [De plus] Le prestige de la France en Amérique latine n’a jamais été aussi grand qu’actuellement. Sachons profiter »119.

L’observation de l’expansion intellectuelle états-unienne vient principalement du fait de l’attention donnée par les chefs de la mission à la situation des instituts et librairies françaises en Amérique latine. Il y faut souligner que Pasteur Vallery-Radot et Raymond Ronze sont des hommes du monde universitaire : le premier est un éminent médecin et professeur agrégé de l’Académie de Paris, le second est professeur et remplace Georges Dumas au Secrétariat général du GUGEF.

On a déjà vu que l’Institut franco-brésilien de Haute culture (IFBHC), ainsi que d’autres instituts français sur le continent, a interrompu ses travaux pendant la guerre et que d’autre part, on voit s’accroître grandement le nombre de professeurs-chercheurs états-uniens détachés au Brésil entre les années 1939 et 1945120. Quant aux livres, alors que les librairies françaises et nationales en Amérique latine ont cessé de les recevoir de la France, il est signalé que la « très petite quantité » de livres de langue française importés par les pays latino-américains pendant les années de guerre vient soit du Canada soit de vieux dépôts aux Etats-Unis. Parallèlement, toujours selon le rapport de Pasteur Vallery-Radot, les librairies de la région sont remplies de livres états-uniens, en anglais et traduits en portugais et en espagnol.

Le relatif succès des publications en espagnol exportées au Brésil est dû, d’une part, à la proximité phonétique et grammaticale avec le portugais (si bien qu’un Brésilien cultivé ou de l’élite peut comprendre un livre en espagnol sans jamais avoir étudié cette langue) et, d’autre part, au développement des maisons d’éditions en Amérique latine à cette époque-là, principalement en Argentine121.

Toutefois, même si - au moins pour le Brésil - l’affirmation de Pasteur Vallery-Radot que « le prestige de la France en Amérique latine n’a jamais été aussi grand » peut paraître exagérée, on trouve des nombreux exemples de l’affection du Brésil pour la France dans l’immédiat après-guerre. Déjà en juin 1944, au moment du débarquement en Normandie, la

119 Idem.

120 Bulletin n° 6 du GUGEF, année scolaire 1946/1947, Paris septembre/1947, c. AJ 16/6960, MEN-CARAN ; Fernanda Massi, « Franceses e norte-americanos nas ciências sociais brasileiras, 1930-1960 », in Sérgio Miceli (org.), Historia das Ciências Sociais no Brasil…

121 Rapport de Pasteur Vallery-Radot et Raymond Ronze, Mission en Amérique latine, DGRC-MAE, Paris 01/07/1945, AMAE, s. Relations culturelles 1945-1947, c. 144.

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presse brésilienne (principalement le Diários Associados122) a lancé un appel pour que le Brésil témoigne son attachement à la France en donnant le nom de Bayeux, première ville libérée, à une localité brésilienne. Le gouverneur de l’Etat de Paraíba, Rui Carneiro, est le premier à répondre à cet appel en revendiquant « l’honneur de changer le nom d’une localité de son Etat ». Son choix s’est porté sur le village Barreiros. La cérémonie de changement de nom a lieu au 14 juillet 1944, avec l’inauguration d’un monument portant le nom « Bayeux » et « Vive la France ! »123. Le 8 mars 1947, est baptisée à Jundiaí, importante ville industrielle de l’Etat de São Paulo, la Rue France124.

Au même moment et durant au moins toute la deuxième moitié des années quarante, le Gouvernement français, au travers du ministère des Affaires étrangères (MAE), envoie des conférenciers vers les principaux pays de l’Amérique latine avec le but d’éloigner l’image de la France de celle du nazisme, donc aussi de Vichy. L’idée est de montrer, à travers la propagande en forme de discours, que la République de Vichy a été un incident tout à fait incompatible avec l’esprit français, donc incompatible avec le peuple français.

En ce sens, outre la mission dirigée par Pasteur Vallery-Radot et Raymond Ronze, celle du colonel Livry-Level (député de Calvados) devient un autre bon exemple. Il est envoyé à la demande de Louis Joxe, patron de la DGRC, au Brésil (Porto Alegre, Curitiba, São Paulo, Rio de Janeiro, Belo Horizonte, Vitória, Salvador, Fortaleza et Recife), en Argentine (Buenos Aires, Cordoba, Mendoza) et à Montevideo. Si on reste au Brésil, à Porto Alegre il parle à environ 200 personnes, dont le Gouverneur et les membres de l’Assemblée du Rio Grande do Sul ; son public à Curitiba est de 200 personnes, 220 à São Paulo, environ 350 à Rio de Janeiro, à peu près 150 à Belo Horizonte, 85 à Vitória, 100 personnes à Salvador et 100 à Fortaleza, à Recife l’auditorium est composé de 28 âmes. Dans ses conférences, prononcées dans plusieurs Alliances françaises et/ou auditoriums publics, il essaie de convaincre ses auditeurs :

« Les causes réelles de la défaite de 1940 sont dues non à une décadence du pays, mais aux souffrances et pertes matérielles extrêmement lourdes, qui ont été

122 Le Diários Associados a été le plus grand groupe de média brésilien entre les années 1940 et 1960.

Propriété du magnat Assis Chateaubriand, à son apogée il réunit dans tout le Brésil près de 100 journaux, revues, radios et télévision. Sur le Diários Associados et Assis Chateaubriand, voir Fernando Morais, Chatô, o Rei do Brasil, São Paulo, Companhia das Letras, 1994.

123 Note interne au Gouvernement provisoire, Etat major général de la Défense nationale, M. Barjot, Officier d’ordonnance, Paris 07/11/45, AMAE, s. B Amérique, s. s. Brésil 1944-1945, Questions culturelles, microfilm vol. 30.

124 Télégramme du consul Robert Valeur au MAE, SP 10/03/47, AMAE, s. B Amérique, s. s. Brésil 1944-1952, Consulats, microfilm vol. 3.

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causées par la guerre de 1914-1918 et qui ont empêché les Français d’avoir un nombre suffisant de troupes et d’armes modernes »125.

Ensuite il indique ce qu’a été « l’occupation par l’ennemi » :

« Le conflit de conscience qui s’est élevé au cœur des Français, lorsqu’ils ont vu le général de Gaulle d’une part et le maréchal Pétain d’autre part, prêcher deux politiques absolument opposées dont la première était marquée par le désir de combattre et dont la seconde avait évolué sous le signe du découragement et du manque absolu de virilité ».

Dans ses conférences il insiste sur le fait que, malgré ces différences de politique,

« Le peuple français dans son ensemble est resté profondément patriote et entièrement anti-allemand, ceci à l’exception de quelques milliers de bandits professionnels ou d’hommes à tout faire que l’on trouve dans tous les pays du monde »126.

Le contexte de la relation culturelle franco-brésilienne en 1945 nous permet donc de conclure que même sous des oripeaux rudimentaires les seins découverts, Marianne affronte malgré tout - et sans doute pour toutes ces raisons aussi - la seconde moitié des années quarante comme une héroïne et « a soif de renouveau et de grandeur »127. Il lui devient nécessaire d’évaluer le terrain perdu par son image et sa culture au Brésil, et de s’efforcer de le récupérer et si possible de l’étendre. C’est cet objectif qui mobilise désormais le gouvernement français et sa diplomatie au Brésil.

125 Lettre du colonel Livry-Level (Député du Calvados) à Louis Joxe, directeur de la DGRC, Paris 22/06/50, c. AL, Brésil, 1943-1947, villes de R à Z, AAF.

126 Idem.

127 Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire de la France au XXe siècle, 1945-1958, Tome 3, Paris, Éditions Complexe, 1991, p. 14 et 15.

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