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Le développement de la demande de la culture française au Brésil : besoin et provincialisme d’une élite nationale

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 53-58)

On vient de voir que l’influence de la France au Brésil s’exerce de longue date. En ce qui concerne les influences politiques et philosophiques, on peut les identifier depuis les dernières décennies du XVIIIe siècle. Les penseurs des Lumières et l’avènement de la Révolution française inspirent l’un des premiers mouvements pour l’indépendance, si ce n’est pour l’ensemble du Brésil, du moins pour les Etats de Minas Gerais et de Rio de Janeiro. Ce mouvement est connu sous le nom de Inconfidência Mineira73. Près de vingt-sept ans plus tard, en 1816, l’influence française se fait au travers des arts, de l’architecture, de l’ingénierie et des techniques des manufactures (construction navale, serrurerie, tannage du cuir, etc.).

Cette influence se manifeste avec l’arrivée des seize membres de la Mission française, chargée de la fonction d’inaugurer au Brésil la systématisation de l’enseignement des arts et techniques de manufactures, avec le projet de création de la Escola Real de Ciências, das Artes e Ofícios, qui finit par être inaugurée en 1826, avec le nouveau nom de Academia Imperial de Belas artes74. Cette Mission peut être considérée comme la marque la plus évidente des débuts de l’influence culturelle française dans le pays.

Le Brésil vient à accepter une influence plus étroite de la France principalement à partir du Segundo Reinado (1831 à 1889). L’élite brésilienne avait déjà pris l’habitude de voyager en France et d’avoir une partie de sa formation basée sur la culture de ce pays. C’est dans ce contexte qu’est éduqué Dom Pedro II, admirateur reconnu de la culture française.

C’est durant son règne que se développe la tradition - initiée par Dom João VI - qui consiste à inviter d’illustres Français à diriger la création d’institutions d’enseignement au Brésil. Le scientifique Emmanuel Liais assume la direction du Observatório Nacional et Henri Garceix devient un des fondateurs de la Escola de Minas de Ouro Preto. Le ministère brésilien de l’Education nationale impose le français comme seconde langue. Pourquoi ?

73 Voir par exemple Kenneth Maxwell, A devassa da devassa. A Inconfidência mineira : Brasil e Portugal, 1750-1808, São Paulo, Paz e Terra, 1985.

74 Edwaldo Cafezeiro et Carmem Gadelha, História do teatro brasileiro : Um percurso de Anchieta a Nelson Rodrigues, Rio de Janeiro, ADUERJ, UFRJ, FUNART, 1996, p. 107.

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« En raison du nombre de professeurs illustres et de l’habitude d’adopter dans les études les livres en provenance de France, vendus dans les grandes librairies de Rio de Janeiro et de São Paulo »75.

La pensée positiviste, appréciée au Brésil depuis les années 1840, se développe dans les années 1870 et sert de base à la formation des républicains brésiliens. C’est ainsi que la pensée d’un Français va sceller la devise du drapeau national brésilien : Ordem e progresso ; idée qu’Auguste Comte avait exprimée et annoncée en mars 1848 à Paris pour définir

« Une Société Politique destinée à remplir, envers la seconde partie, essentiellement organique, de la grande révolution, un office équivalent à celui qu’exerça si utilement la Société des Jacobins dans la première partie, nécessairement critique »76.

A cette époque l’influence culturelle française a acquis une grande prédominance, à des moments déterminés on peut même en observer des manifestations caricaturales. Ainsi, l’Académie Brésilienne des Lettres, fondée en 1897, n’est pas seulement installée au Petit Trianon carioca (à partir de 1922), mais ses propres membres s’ingénient depuis sa fondation à reproduire à l’identique certaines caractéristiques de la Maison de Richelieu : le nombre des Chaises, le système d’élection, les thés qui précèdent les sessions, le type de costume (semblable à l’habit vert) et même jusqu’à la tradition qui veut que les candidats doivent rendre visite aux électeurs77.

Un autre exemple pathétique y est celui raconté par Sarah Bernhardt et ensuite ridiculisé de manière amère par l’écrivain, correspondant du journal brésilien Gazeta de Notícias et consul du Portugal à Paris dans la dernière décennie du XIXe siècle, Eça de Queiroz. En décembre 1896, la vedette du théâtre français signe un article publié à la une du quotidien Le Figaro où elle explique - entre autres - l’importance des ses représentations dans le Nouveau Monde durant les années 1886 et 1887. Elle affirme être une espèce de

« civilisatrice » des peuples américains quand elle leur transmet - avec ses représentations théâtrales - « le génie de [sa] nation triomphante », quand elle plante « le verbe français au

75 « Pelo número de ilustres professores e pela norma de serem adotados, nos estudos, os livros vindos da França, vendidos nas grandes livrarias do Rio de Janeiro e São Paulo ». Lira Tavares, Brasil-França. Ao longo de cinco séculos, Rio de Janeiro, Biblioteca do Exército, 1979, p. 229.

76 Auguste Comte, « Circulaire de divulgation de la Société Positiviste », Paris 08/03/1848. Cette circulaire a été divulguée suite à la fondation, pour le propre Auguste Comte, de l’« Association libre pour l’instruction positive », sous la devise « Ordre et Progrès », à Paris au 25/02/1948. In Jean François E. Robinet, Notice sur l’œuvre et la vie d’Auguste Comte, Paris, Lib. Richelieu, 1864, p. 439 et 441.

77 Lira Tavares, Brasil-França. Ao longo de cinco séculos, Rio de Janeiro, Biblioteca do Exército, 1979, p. 234.

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cœur de la littérature étrangère ». A la fin du même article, Sarah Bernhardt nous conte qu’à l’occasion de son passage à Rio de Janeiro,

« Les étudiants se sont bagarrés, avec des épées, parce qu’on voulait [la police ?] les empêcher de crier ‘Vive la France’ en même temps en qu’ils tiraient ma calèche » 78.

A Paris, l’article de l’actrice ne passe pas alors inaperçu au regard incisif d’Eça de Queiros, qui va lui-même écrire trois articles sur le sujet pour la Gazeta de Notícias, dans lesquels le Portugais dit ne pas trop croire aux histoires de la vedette, mais, en s’inspirant de Kant, il affirme :

« Dans l’univers, il n’existe que la Pensée, certainement, et à partir du moment où la Pensée se concrétise et crée un être ou un fait, ce fait ou cet être existent et ont une existence indestructible, parce qu’elle participe de l’indestructibilité de la Pensée. Or, de nos jours, toute l’Europe cultivée qui lit Le Figaro croit clairement et fermement que vous avez tiré cet attelage que la fougueuse pensée de Sarah a créé, pour sa plus grande gloire. […] Et désormais, pour toujours, dans l’Europe qui lit Le Figaro, l’idée d’étudiants du Brésil est liée à harnais, à mors et une calèche pleine de Bernhardt, qui roule, à un trot enthousiaste, avec entre ses limons, à la place des ânes, des docteurs [brésiliens] »79.

Un demi-siècle plus tard, cette admiration des membres de l’élite brésilienne pour les Français va retenir l’attention de l’écrivain autrichien Stefan Zweig, alors exilé à Petrópolis dans les années 1941-1942. Cet auteur, dans un livre qui fait l’apologie du Brésil, observe que :

« Tout ce qui est français agit comme un stimulant sur les parlementaires brésiliens qui, dans leurs discours et dans leurs débats, sont habitués à suivre l’exemple parisien, et la copie de tout ce qui est français va si loin que deux politiciens brésiliens ont pris ridiculement les noms de Lafayette et de Benjamin Constant »80.

78 « Os estudantes lutaram, com espadas, porque queriam os impedir de gritar ‘Vive la France’

enquanto puxavam a minha charrete ». Sarah Bernhardt, « Un examen de conscience », Le Figaro, Paris 09/12/1896, in Campos Matos (coord.), Dicionário de Eça de Queiroz, suplemento, Lisboa, Ed.

Caminho, 2000, p. 29 et 30.

79 Eça de Queiroz, « Aux étudiants du Brésil. Sur ce que rapporte à leur propos Mme Sarah Bernhardt », Paris 20, 21 et 22/02/1897, in Eça de Queiroz, Lettres de Paris, Paris, Minos-La Différence, 2006, p. 244.

80 Stefan Zweig, Brésil, terre d’avenir, Paris, Éditions de l’Aube, 1992, p. 92. Cet essai est publié pour la première fois en 1941, simultanément en portugais, français, allemand, suédois et anglais.

Toutefois, parfois on peut essayer d’atténuer cette espèce de provincialisme de l’élite brésilienne qui a

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Les quarante premières années de la Première République brésilienne sont marquées par des transformations et des événements qui témoignent encore de la forte influence culturelle française. Nous n’énumérerons pas ici toutes ces transformations et tous ces événements, toutefois certains méritent d’être mentionnés.

La fondation de la ville Belo Horizonte en 1894 est, selon Angotti Salgueiro,

« projetée par un architecte et un ingénieur dont on ne peut comprendre le rôle qu’à partir des données d’une pensée urbaine française à laquelle ils sont attachés, soit par leurs institutions de formation professionnelle, soit par le caractère cosmopolite des formes architecturales qui en font partie »81.

Dans le domaine de l’urbanisme encore, cela vaut la peine de rappeler les réformes du gouvernement de Pereira Passos à Rio de Janeiro durant la première décennie du XXe siècle, qui préconisa des tracés de la cité similaires à ceux créés par le Baron Haussmann à Paris à la fin du XIXe siècle82. Dans le domaine militaire, le Président Epitácio Pessoa, au travers du ministre de la Guerre Pandia Calójeras, projeta d’actualiser l’organisation de l’Armée brésilienne en construisant des casernes et en créant des écoles et services en accord avec le modèle français. A cette fin, il contacta une mission militaire française, à partir des conseils de laquelle « il s’établit une orientation doctrinaire de base au sein des Forces Armées brésiliennes ». Furent créées plusieurs écoles modèles, à commencer par celle de l’Estado Maior et de Aperfeiçoamento de Ofíciais, en plus de la Escola de Aviação do Campo dos Afonsos créée avec les propres officiers de la Mission militaire française83.

Dans le domaine des arts, l’influence française - en particulier et européenne en général - est très présente durant cette période, même pendant les années vingt au travers du Mouvement Moderniste brésilien. Ce mouvement, qui prétendait créer un art national de pris l’habitude d’emprunter des théories, des mœurs et des idées françaises, puisque, à certains

moments, cette même élite finit par précéder, dans la pratique, ses idoles européens. C’est le cas, par exemple, de la séparation de l’Église et de l’Etat, effective en 1891 au Brésil et seulement en 1905 en France ; ou encore du droit de vote des femmes, approuvé par la Constitution brésilienne de 1934 et autorisée en France seulement à partir du Gouvernement provisoire de 1945. Denis Rolland, La crise du modèle français. Marianne et l'Amérique Latine. Culture, politique et identité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 24.

81 Heliana Angotti Salgueiro, « Paris - Belo Horizonte : image transférée, image transformée », in Mário Carelli (org.), France-Brésil, Cahier du Brésil contemporain, n° 12, Paris, EHESS, 1990, p. 70.

82 Voir Jaime Larry Benchimol, Pereira Passos : Um Haussmann tropical. A renovação urbana da cidade do Rio de Janeiro do início do século XX, Rio de Janeiro, Biblioteca carioca, 1992.

83 « Estabeleceu-se uma orientação doutrinária de base nas Forças Armadas Brasileiras ». Lira Tavares, Brasil-França. Ao longo de cinco séculos, Rio de Janeiro, Biblioteca do Exército, 1979, p.

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caractéristique « anthropophage » (concept lié à l’idée de création d’une esthétique que devraient assimiler tous les éléments culturels des plusieurs ethnies qui forment le Brésil, et ainsi construire une culture nationale), paraît ne pas avoir réussi à rompre les fils qui rattachent l’« Européen né au Brésil » au Vieux Monde. Depuis les arts plastiques, passant par la poésie et la littérature, tout paraît ici être européen (idéologie, théorie et style) et donc aussi français, même les personnages - noirs, indiens, métis - qui servent d’inspiration à ces artistes.

Ces derniers, généralement issus de la haute société brésilienne, ne sont pas parvenus à lancer un regard différent de celui des Européens sur les personnages brésiliens qu’ils utilisaient comme sources d’inspiration :

« Les adeptes de la Semaine comprendront que, étant déjà plus que sexagénaire, elle avait besoin de béquilles, non pas pour marcher, mais pour tenir debout. Les paulistas et paulistanos d’aujourd’hui, délivrés du provincialisme de 1922, reconnaissent que la Semaine n’a été rien de plus qu’un divertissement qui s’épuisait dans les propres limites du Planalto.

Tant que nous ne détruirons pas les ‘forteresses’ qui envahissent la culture nationale, le Brésil ne pourra pas avoir le droit de prétendre détenir une culture, soit en prenant ce mot au sens anthroplogique, soit dans son acception humaniste »84.

Ainsi s’exprime Franklin de Oliveira sur la Semaine de l’Art Moderne brésilienne de 1922, qui manifeste plus une poursuite des modèles européens qu’une vraie rupture, comme le prétendaient les protagonistes du Mouvement.

Cette synthèse de l’influence et de la présence de la culture française au Brésil durant la période qui précède cette étude pourrait bien se prolonger, cependant il n’est pas nécessaire de le faire. Ce qu’il est important de retenir, c’est le fait que pendant le temps où la culture française est la plus présente - ou pour dire mieux, sans la concurrence des autres nations - au Brésil, il n’y a pas de politique culturelle définie et organisée de façon systématique par le gouvernement français. La politique culturelle internationale française est mise sur pied par l’Etat au début du XXe siècle et se développe à partir des années 1920 pour faire front à la politique culturelle internationale des autres puissances impériales ; au Brésil, principalement celle des Etats-Unis, de l’Allemagne et de l’Italie.

84 « Os adeptos da Semana compreenderão que, estando já mais que sexagenária, ela precisa de bengalas, não para caminhar, mas para continuar de pé. Os paulistas e paulistanos de hoje, livres do provincianismo de 1922, reconhecem que a Semana não passou de um divertimento que se esgotou nos próprios limites do Planalto. Enquanto não arrombamos os burgos que infestam a cultura nacional, o Brasil não tem o direito de alegar ter uma cultura, quer se tome a palavra no seu sentido antropológico, quer a aceitamos na sua acepção humanística ». Franklin de Oliveira, A Semana de Arte Moderna na contramão da história e outros ensaios, Rio de Janeiro, Topbooks, 1993, p. 12.

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Chapitre 3

L’organisation de la politique culturelle internationale française et sa

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