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CHAPITRE I : Fusion des Éléments Fondamentaux dans la poésie de Rimbaud

1. L’Eau dans la poésie rimbaldienne

1.2. L’Eau « sans bords » de « Mémoire »

Nous pouvons nous apercevoir de la présence de l’eau dans les derniers vers, surtout dans

« Mémoire ». Au début le poète compare « l’eau claire » avec le sel des larmes d’enfances.

Les larmes mêlent deux éléments « l’eau » et « le feu ». Les larmes d’un enfant résultent normalement plutôt de la privation d’un désir que de la joie d’acquisition connue chez les adultes. Si le poète se rappelle substantivement le goût de celles-là, c’est que le souvenir amer de ce manque est toujours vivant dans son esprit. Le titre lui-même indique l’immortalité de

1 Kittang Atle, Discours et jeu, op. cit., pp. 84-5.

2 Ibid., p. 85.

3 Ibid., p. 110.

Les résonnances rimbaldiennes dans la poésie objective et élémentaire de Nîmâ Youchîdj 165 ce souvenir chez lui. L’eau prend différentes formes, courant, neige, nappe. Elle apparaît aussi

« claire » que « morne ». Rimbaud dans un diorama riche, met en scène des éléments aquatiques : « Eh ! l’humide carreau tend ses bouillons limpides ! / L’eau meuble d’or pâle et sans fond les couches prêtes. / Les robes vertes et déteintes des fillettes / font les saules, d’où sautent les oiseaux sans brides. / Plus pure qu’un louis, jaune et chaude paupière / le souci d’eau – ta foi conjugale, à l’Épouse ! – / au midi prompt, de son terne miroir, jalouse /au ciel gris de chaleur la Sphère rose et chère. » (p. 122). En effet, les diverses plantes aquatiques sont envisagées « le souci d’eau, les roses des roseaux ». À ces plantes, s’ajoutent des compositions comme : « L’eau meuble d’or, cet œil d’eau sans bords » et celle de « barque » et de « canot », « l’humide carreau » et « bouillons limpides ». « Mémoire » raconte encore une fois, les délires d’un noyé et la soif d’un poète ambitieux de découvrir le nouveau monde dans la poésie. L’eau dans « Mémoire » découle de la pureté « des larmes d’enfance », et en plus des désirs et de la féminité. Elle est ici de cette manière l’élément le plus essentiel. « L’eau claire ; comme le sel des larmes d’enfance, / l’assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ; / la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes / sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ; / l’ébat des anges ; – Non... le courant d’or en marche[...] » (Ibid).

Si « l’eau claire » symbolise la femme amoureuse, son rapport avec l’homme s’établit dans une association « eau-feu ». « L’assaut au soleil des blancheurs des corps de femme ».

Dans les deux premières parties de « Mémoire », l’eau est représentée claire. Elle est en association directe et amoureuse avec le feu. Elle n’est pas noire, ni froide ni stagnante, elle est en mouvement et en rapport avec les éclairs du soleil. Elle est vivante dans toute sa force.

L’eau est heureuse en s’offrant au soleil. C’est une image métaphorique que le poète représente de l’association conjugale entre l’homme et la femme. Cette association rappelle, d’emblée, celle qu’on a vue dans « l’Éternité » dans laquelle « c’est la mer allée / avec le soleil ». « Eh ! l’humide carreau tend ses bouillons limpides ! / L’eau meuble d’or pâle et sans fond les couches prêtes ; / Les robes vertes et déteintes des fillettes / font les saules, d’où sautent les oiseaux sans brides. » (Ibid). Dans la deuxième partie nous constatons une série d’associations incarnées d’idées qui évoquent encore l’eau claire du bonheur d’union. La femme dans son origine se présente attirée par l’homme, car elle aime être en mouvement dans une dynamique amoureuse. À cet égard Giusto exprime :

Ainsi l’eau claire renvoie-t-elle à l’oriflamme éclatant de blancheur d’une pucelle, aux robes – arbre des fillettes d’où s’envolent les oiseaux, aux corps blancs des femmes attirés

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par le soleil, à l’ébat des anges : la femme et le mouvement sont ici constamment indiqués.1

Quand le soleil disparaît, l’eau devient sombre. « L’épouse-eau sombre de Mémoire qui conduit Rimbaud à s’identifier à un canot immobile dont la chaîne demeure prisonnière de la boue de la rivière. »2 est claire si l’amour du soleil brille. La déclaration de cet amour se multiplie dans les mots qui le relient directement ou implicitement à la féminité « madame, pucelle, ange, soie, lys, pleure, larmes ». Ce canot las stagnera dans « l’eau morne », si l’amour part. Cela suggère évidemment l’image du foyer d’enfance du poète où l’absence de son père est perceptible. En effet, « Mémoire » représente la soif d’amour. C’est la raison pour laquelle le rôle de l’eau y paraît essentiel.

Dans le poème Mémoire Rimbaud entreprend de descendre dans ses profondeurs. Il faut suivre dans sa genèse le monde d’images tantôt exaltantes et le plus souvent angoissantes que le poète découvre au fil de sa plume. Le texte est une méditation sur l’eau, il est constitué par une série d’images venues des souvenirs de l’enfance que retrouve le jeune homme après son premier séjour parisien. L’eau de la rivière apparaît selon deux registres antithétiques : claires, pour libérer une série d’associations dynamiques, sombre avec son cortège d’images dysphoriques.[...] Rimbaud dit la rivière de sa mémoire, la rivière telle qu’elle vit en lui.3

Selon Y. Kawanabe, la désunion de l’homme et de la femme s’opère dans un parallèle métaphorique du coucher de soleil et de l’écoulement de l’eau rivière. L’atmosphère de cette disjonction amoureuse est évidemment remplie de chagrin à l’instar de l’image du coucher de soleil ou bien d’une rivière courante qui donne un sentiment mélancolique. En outre, il semble que l’union de l’homme et de la femme est inévitable comme celle du soleil et de l’eau dans la nature. Cela donne une troisième dimension, c’est-à-dire celle de l’espace.

Dans « Mémoire », par exemple, « le départ de l’homme » et celui d’« elle » qui court après lui [vv. 23-4] peuvent être considérés, d’après le contexte du poème, comme le départ du soleil et de l’eau courante. Alors, on peut lire dans ce mouvement le thème de l’expansion spatiale plus ou moins dysphorique. Dysphorique, parce que ce mouvement n’évoque que le sentiment d’éloignement et de séparation : « Hélas, lui, comme / mille anges blancs qui se séparent sur la route, / s’éloignent par delà la montagne ! »[vv. 21-3].4 Certes cette conception de la part des exégètes comme Kawanabe semble être un peu

« machiste », car il donne une priorité temporaire au départ du soleil masculinisé en estimant que la disparition de l’eau féminisée dépend de ce départ solaire masculin qui le suit.

Néanmoins, dans la vie privée de Rimbaud, c’est le père qui disparaît de son foyer. Cette

fois-1 Giusto Jean-Pierre, Rimbaud Créateur, op. cit., p. 99.

2 Ibid., p. 278.

3 Ibid., p. 187.

4 Kawanabe Yasuaki, Une Cosmogonie Poétique, op. cit., pp. 103-104.

Les résonnances rimbaldiennes dans la poésie objective et élémentaire de Nîmâ Youchîdj 167 là la mère de Rimbaud ne part pas en suivant son mari. Au contraire elle résiste. Elle se tient debout. En citant la troisième strophe de « Mémoire » qui commence par « Madame se tient trop debout dans la prairie », Pierre Brunel exprime que cette partie est à la base du départ de l’homme. Il fait ensuite allusion à la famille Rimbaud, à l’absence du père au foyer, aux comportements envahissants de la mère envers ses enfants dociles et en même temps sa négligence à l’égard de la belle nature qui les entoure. Devant cette conception grossière, il y a un beau tableau impressionnant de la nature. P. Brunel considère de toute façon une dimension plus large à ce départ masculin qui ne laisse aucune occasion pour que l’homme et la femme se réunissent une autre fois. Son analyse pour ce faire se rapproche d’une dimension plus féministe. La femme comparée à la rivière est à l’origine de tout mouvement masculin.

Si « le départ de l’homme » qui est ici évoqué constitue bien un modèle du départ rimbaldien, je n’irai pas le chercher dans le passé familial ni dans la blessure que l’absence paternelle a pu laisser dans l’inconscient de l’enfant. Mémoire suit le « courant d’or » de la rivière. C’est Elle dont les bras sont « frais » et « sombres ». C’est Elle

« l’Épouse », et Lui, « la Sphère rose et chère », est le Soleil. Sa disparition au couchant la laisse désemparée, obscurcie, plus pressée que jamais de tenter de le rejoindre pour une impossible union. Le lecteur [...] est fasciné par la scintillation de variations subtiles comme le jeu du soleil à la surface de l’eau. La rivière éveille en lui la saveur des larmes d’enfance, la vision de blanches Naïades, de la marche libératrice de Jeanne d’Arc le long de la Loire, de l’ébat des anges : toutes ces réminiscences, venues du passé personnel, du passé mythologique, du passé historique, de l’imagerie religieuse passent et s’effacent, courant d’or de la mémoire, pour rendre à sa pureté, à sa poésie native, le mouvement de l’eau. La première de toutes les significations, c’est le sens même de la rivière, et c’est aussi celui du soleil allant vers son déclin et disparaissant soudain, – pour quel départ ?1

Il semble que P. Brunel préfère représenter les moments d’embrassements où l’homme et la femme s’aiment. Le jeu entre le soleil et la rivière suggère bien cette scène romantique.

En résumé, « Mémoire » peut être considéré comme un poème sur le rapport conjugal.

L’eau et le feu symbolisant la femme et l’homme. « L’eau « claire ; comme le sel des larmes d’enfance » fait allusion à la pureté naturelle de l’être humain. Il semble que la femme est envisagée innocente comme les enfants. Cela s’oppose aux connotations religieuses dont le péché originel marque la femme de la faute. En fait, si le soleil de l’homme brille doucement sur la surface de la rivière de femme, elle devient chantante. Si la rivière s’offre au soleil, elle devient scintillante et dorée « courant d’or » mais s’il y a un obstacle pesant « l’ombre de la colline et de l’arche » ou que le soleil disparaît, l’eau devient « froide », « noire », « sombre » et « morne ». En réalité, « Mémoire » représente grâce à la rivière et la lumière solaire, métaphoriquement un foyer conjugal au sein duquel, il y a la femme. Le poète fait jouer le rôle de l’homme et de la femme au soleil et à la rivière. Il personnifie de cette manière les

1 Brunel Pierre, Arthur Rimbaud ou l’éclatant désastre, Éditions du Champ Vallon, 1983, pp. 15-16.

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deux éléments fondamentaux qui inter-réagissent dans la nature d’une façon directe. L’union et puis la séparation d’un couple se représentent par le lever et le coucher du soleil masculinisé et son influence sur la rivière féminisée. Celle-ci en toute transparence, fluidité, couleur et courant établit symboliquement son lien analogique avec la femme au foyer. Si tout est fini dans un foyer il ne reste que les « cendres » du souvenir dans la mémoire conjugale.

La rivière sans l’éclair du soleil cache son bord « eau sans bord », mais elle regarde d’un

« œil » « à quelle boue ? » le « canot » du foyer a stagné.