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11 La filiation scientifique, voie de légitimation

13. L’approche contre-transpositionnelle, source de création

L’axe de recherche que développe M. Frisch consiste à se saisir de l’idée de la référence, non pas pour sa dimension de filiation légitimante, laquelle ne saurait avoir lieu ici, non pas seulement dans sa dimension d’isomorphie génératrice de sens, mais surtout pour son pouvoir créateur de savoirs scolarisables.

En sus du recours classique aux champs disciplinaires dont la Documentation se réclame, il s’agirait ici de délimiter et de didactiser des notions « par une opération que nous

qualifions plutôt de contre-transposition parce qu’elle s’exerce à partir des pratiques et des activités menées dans l’école, en travaillant au repérage des savoirs d’expérience, à l’extraction des savoirs de l’action, et en mettant les savoirs en mouvement » (Ibid.).

La transposition à contre-sens s’appuierait donc ici non pas sur des objets notionnels, mais sur des savoirs pratiques, et où le savoir est envisagé dans une logique d’usage. Ce renversement de la perspective transpositionnelle classique correspond bien à un processus de rationalisation puisqu’il tend à objectiver des savoirs en acte en des savoirs formels. Cette approche correspond à la problématique des formations professionnelles, où la constitution des objectifs d’enseignement ne peut procéder « par transposition de savoirs explicites

préalables, mais [requiert] l’identification et la conceptualisation de savoirs en actes issus de l’expérience pratique » (J.-P. Bronckart et J.-L. Chiss, 2005).

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La démarche contre-transpositive convoquée ici appelle à dépasser, nous semble-t-il, l’opposition entre savoirs objectivés, de type discursif, et savoirs incorporés ou détenus, de type opératif (J.-M. Barbier et O. Galatanu, 1998), pour aménager des transferts réciproques de significations entre les premiers et les seconds. Ainsi, de nouveaux savoirs objectivés se dégageraient de l’analyse de ces savoirs d’action concourant à stabiliser un ensemble de notions à enseigner, tandis qu’inversement, les savoirs d’action se verraient transformés en

savoirs vivants à l’intérieur de situations didactiques complexes de type situation-problème.

Les savoirs de l’action extraits des pratiques et des activités des élèves seraient alors soumis à l’expertise et à la référence des techniques documentaires et informationnelles. Pour être construits, ils doivent cependant être « orchestrés lors de la mise en place d’une situation

d’apprentissage, en référence à la pratique de recherche ».

Selon M. Frisch, ces savoirs se déclineraient en trois faisceaux :

. savoirs d’identification des outils documentaires et informationnels ; . savoirs d’interrogation et stratégiques ;

. savoirs d’identification, de traitement du document et de l’information.

A la différence d’un exposé de compétences auxquelles ces formulations font penser, l’accent est mis ici sur « le problème général de l’interprétation de l’outil, du document, de

l’information par l’usager » (cf. II. Conclusion, 2). Ce dispositif de recherche mis en place

pour produire, identifier et analyser ces savoirs d’action s’emploie ainsi à considérer ceux-ci comme une « mise en mots des compétences » (J.-M. Barbier et O. Galatanu, id.).

14. Bilan

La référence des savoirs scolaires relève d’enjeux épistémologiques puissants, quelle que soit la modalité invoquée pour établir et conforter les rapports qu’elle implique : la transposition didactique restreinte, les pratiques sociales de référence ou bien l’approche contre-transpositionnelle. Il s’agit de faire en sorte que les savoirs à enseigner se rapportent, de manière suffisamment forte, à quelque chose qui les tienne.

La première les fait tenir à cet en-haut que figurent les savoirs scientifiques et l’université qui les produit, dans une relation verticale strictement descendante. Mais l’enjeu n’y est pas qu’épistémologique, il est aussi de légitimation, et le prestige des origines se répand le long de cette filiation tel un blason illustre se transmet le long d’un lignage. Mais l’Information-documentation ne puise pas là ses notions, elle les y réfère seulement. Par

contre, elle y étanche sa soif de reconnaissance. Y. Chevallard (1994) met en garde les disciplines candidates qui prétendraient pouvoir prendre un tel risque sans réelle légitimité : « à se prévaloir d’un système de savoirs, une pratique sociale gagne en noblesse ce qu’elle

perd en intimité. Telle est la pente que suivent nombre d’institutions, et notamment de professions, qui cherchent à se repositionner dans l’échelle des valeurs culturelles ».

Les secondes, ces pratiques sociales de référence relevant de ce que J.-L. Martinand appelle transposition didactique générale, font tenir les savoirs référés d’un hors champ scolaire, d’un ailleurs d’avec lequel ils établissent des relations d’isomorphisme, sur un plan horizontal. Elles leur offrent un vecteur de multi-temporalité, reliant la situation didactique aussi bien en amont de la transposition, ce temps de l’élaboration des savoirs, qu’en aval, du côté des finalités, et amarrant solidement le tout dans l’ici et le maintenant de procédures didactiques accordant les moyens et les manières de faire à ceux et à celles du champ de référence. Ce n’est pas seulement un enjeu épistémologique, ou un simple enjeu de sens, mais un véritable enjeu didactique : les savoirs construits ici devront être transférés avec succès là, dans ces situations fondamentales, a-didactiques « en dehors de tout contexte d’enseignement

et en l’absence de toute indication intentionnelle » (G. Brousseau, 1987). A la croisée du

monde scolaire et des mondes culturel, professionnel et social, la transposition générale intégrant les pratiques sociales de référence n’est pas dépendante, comme la modalité précédente, des seuls bouleversements scientifiques, mais encore des mutations et des évolutions que connaissent ces différents mondes. L’Information-documentation, elle, fait là son miel : les références dont elle a besoin, si elles ne sont guère prestigieuses, sont bien proches et d’autant plus solides. Derrière l’enseignant se tient un documentaliste l’assurant de son expertise technicienne ; derrière chaque élève résiste un usager-chercheur, ou un usager- documentaliste en mesure de convoquer ses expériences et ses représentations. Il s’agit là d’une transposition en douceur, mais en contre-partie sans publicité ni assurance de légitimation.

Enfin, l’approche contre-transpositionnelle fait tenir les savoirs d’eux-mêmes, ou plutôt d’une autre modalité d’eux-mêmes, cherchant ainsi à dialectiser savoirs théoriques et savoirs d’action. La figure dessinée pour ces relations d’ordre réflexif et rétroactif est celle d’une boucle et le topos est l’ici, ce lieu où on ne s’attendait pas à trouver les savoirs que l’on cherchait dans l’en-haut et dans l’ailleurs des transpositions classiques. A mi-chemin entre les

savoirs objectivés issus de la Science de l’information et des savoirs opératifs détenus par les

élèves engagés dans des processus concrets, l’expertise technique du champ professionnel documentaire sert d’appui et de référence. Cet ici n’est autre que l’expérience pratique de

l’élève en situation didactique de recherche d'information. Cette approche puérocentrique contraste fort avec les précédentes, plutôt adultocentriques, même si la première se tourne vers l’universalité des savoirs et la seconde vers un humanisme contemporain. La démarche reste principalement dépendante de l’évolution des médiations technologiques, desquelles procèdent en bonne part les conditions de l’apparition de ses objets d’étude, puisque les savoirs d’action ne se révèlent qu’au travers d’interactions entre l’élève et les outils et supports documentaires. L’enjeu didactique est ici à la fois cognitif (l’appropriation des savoirs) et épistémologique (l’élucidation de ces savoirs).

Il n’existe pas de modèle unique pour la constitution d’une matière, et chacune d’entre elles est nourrie de son histoire, de son questionnement, de son épistémologie mais également des différentes modalités d’accès à ses références. L’Information-documentation ne saurait échapper à la règle de l’exception.