• Aucun résultat trouvé

11 La filiation scientifique, voie de légitimation

12. Le concept de pratiques sociales de référence, autre modalité de la transposition

121. L’enjeu référentiel des pratiques sociales

La seconde approche référentielle est celle des pratiques sociales de référence. Elle offre une réponse particulièrement intéressante à la question posée par les disciplines peu référées à des savoirs savants comme, par exemple, l’EPS et la technologie, lesquelles entretiennent plutôt un rapport avec le réel empirique. Ainsi que nous venons de le remarquer, il se pourrait bien que l’information-documentation soit directement concernée.

Selon Jean-Louis Martinand (1986) l’auteur de ce concept, il s’agit d’analyser les écarts observés entre les activités scolaires et les pratiques extra-scolaires prises pour référence. Ces pratiques peuvent correspondre à des activités sociales diverses, activités de recherche, de production, d’ingénierie, ou bien activités domestiques et culturelles. Elles leur correspondent, certes, mais sans les reproduire ni les réduire. La question de la référence implique justement que la relation n’est pas d’identité mais de comparaison. La situation

didactique et la situation de référence entretiennent des rapports d’isomorphie (C. Raisky, 2001). Ce faisant, cette question de la référence rejoint du point de vue de l’élève la question du sens à apporter aux tâches scolaires, ce que n’apporte pas, ou trop peu, la référence aux savoirs savants. Michel Develay (1992), à partir du postulat que tout apprentissage est

recherche de sens, pointe l’intérêt de convoquer les pratiques sociales de référence dans les

situations didactiques, et notamment au travers de la démarche de projet et de la pédagogie de l’alternance. A titre d’exemple, cet auteur montre que, pour un objet disciplinaire donné, par exemple en histoire, un fond d’expériences multiples peut être pris dans les pratiques sociales

de référence de l’archéologue, du journaliste, ou du guide. Il n’est pas question de former les

élèves à ces métiers, mais plutôt de prendre en compte ces pratiques, dans tous leurs aspects, non seulement leurs composantes de savoirs, déclaratifs ou procéduraux, mais encore dans les

objets, les instruments, les problèmes, les tâches, les contextes et les rôles sociaux (J.-L.

Martinand, 2001). Ce dernier point intéresse particulièrement les agents de la didactique de l’Information-documentation à qui l’on prête souvent, et à tort, l’intention de vouloir former les élèves à devenir des documentalistes ! Cette imputation abusive naît de la singulière proximité entre les deux métiers de professeur et de documentaliste, inédite dans le système éducatif (un professeur de mathématique n’est pas un professeur-mathématicien), et dont rend justement compte la double appellation de professeur documentaliste.

Si le concept de pratiques sociales de référence paraît, par bien des points, entrer en opposition avec celui de la transposition didactique d’Y. Chevallard, il ne constitue pas pour autant, au regard de leur auteur, une sorte de contre-transposition, ou encore de complément de ce dernier. Il tente plutôt de « répondre à une problématique spécifique » qui est celle de la

question de la référence, et de chercher à dépasser les effets dogmatiques de la transposition

(J.-L. Martinand, 2001). Il s’agit ainsi de passer d’une transposition restreinte, entre savoir savant et savoir à enseigner, à une transposition générale, entre pratiques de référence et activités scolaires.

Michel Develay (1992) a tenté de concilier ces deux orientations dans une approche plutôt synthétique. Son propos était alors d’attribuer aux savoirs à enseigner la possibilité d’une double filiation, soit celle des savoirs savants, soit celle des pratiques sociales. J.-L. Martinand (2001) a réfuté cette proposition qui, selon lui, détournait le principe même de ce concept en en faisant un instrument de contextualisation des savoirs, ce qu’il n’est pas : « cela

revient à proposer une sorte de dualité instable qui se résout en fait en une centration sur le savoir avec prise en compte des contextes pratiques du savoir ». La tentative de M. Develay a

égal avec les savoirs savants, en amont de la transposition, dans le moment de la construction des programmes.

Or, ainsi que le fait ressortir C. Raisky (2001), les pratiques sociales de référence ne se situent pas seulement à l’origine du processus, mais également dans les moyens (elles sont prises en compte dans les situations de production du savoir) et dans les fins de la situation didactique (elles les inscrivent dans un projet). En fait, le jeu référentiel intervient à tout moment du processus didactique.

Les pratiques sociales procurent ainsi à l’élève une double référence à partir de laquelle la situation d’apprentissage acquiert du sens, puisqu’elle lui fournit une analogie et une pertinence. L’analogie, d’abord, construit des passerelles vers d’autres situations de même type dans des activités sociales concrètes, qu’elles soient domestiques, culturelles, citoyennes ou qu’elles renvoient aux mondes de la production et de la recherche. La pertinence, ensuite, jette un pont sur l’avenir de l’élève après l’école, en donnant à l’apprentissage une finalité pratique à partir des compétences saisies comme utiles à l’insertion sociale et professionnelle même si, rappelons-le, l’activité scolaire n’a pas pour but de former à ces pratiques sociales ; elle en fait sa référence et non son objectif.

122. Les pratiques sociales de la Documentation

Les enseignements-apprentissages info-documentaires, aujourd’hui, se construisent à partir de mises en activité des élèves centrées sur des pratiques qui peuvent trouver des situations sociales de référence aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’école. La découverte et l’utilisation de l’outil CDI, par exemple, prend pour référence culturelle l’usage des autres lieux de ressources, de la bibliothèque communale ou de quartier à la bibliothèque universitaire. A l’articulation des deux mondes scolaire et publique se rencontrent des usages collectifs (règlement) ou personnalisés (services) et des compétences (repérage, classement, interrogation).

Si le concept de pratiques sociales de référence a été évoqué dans la littérature de la Documentation scolaire depuis 1997, il revient à M. Frisch (2003) d’en avoir proposé une première synthèse pour la Documentation. Cet auteur identifie deux groupes de pratiques, l’un relatif aux professionnels, l’autre relatif aux usagers.

1221. Pratiques des professionnels

Le premier groupe, le plus important et le plus structuré, s’est progressivement constitué tout au long d’une histoire du document qui remonte à l’Antiquité. Les pratiques professionnelles proprement dites devant servir de référence aux pratiques scolaires ne remonteront cependant qu’au début des années 30, à partir du moment où les pratiques bibliothéconomique et bibliographique se spécialisent en activité documentaire stricte. M. Frisch énumère cet ensemble de pratiques diversifiées et spécifiques en les regroupant autour de :

- pratiques de gestion : classement, organisation de l’information, etc. ; - pratiques de recherche : consultation, interrogation, navigation, etc. ;

- pratiques d’analyse et d’exploitation de la documentation et de l’information : sélection, tri, restitution, etc. ;

- pratiques d’écriture ;

- pratiques de lecture : lecture recherche, explorative, sélective, documentaire, de l’image, navigationnelle, etc. ;

- pratiques de communication et d’information.

« L’activité documentaire, conclut-elle, constitue, par conséquent, une pratique sociale de référence pour construire la documentation comme discipline scolaire à part entière ». Il revient aux enseignants documentalistes d’avoir, depuis les années 80, opéré un

véritable travail de transformation d’une activité documentaire - dont la vocation n’était pas scolaire - en une activité d’enseignement-apprentissage (M. Frisch, 2006). Cette rupture épistémologique a ainsi donné naissance à une pratique scolaire originale, laquelle peut facilement trouver ses références dans ces activités d’origine.

1222. Pratiques des usagers

Le deuxième groupe de pratiques sociales de référence identifié renvoie aux pratiques des usagers. Celles-ci concernent :

- l’écriture ; - la lecture ; - la recherche.

L’auteur ne développe pas davantage la nature de ces pratiques, mais l’on devine qu’il y est autant question des usages personnels que des activités scolaires.

S’agissant des premiers, il suffit de penser, par exemple, à l’impact que produisent sur ceux-ci les outils et les supports technologiques et qui, aujourd’hui en constituent l’horizon indépassable. Le développement des équipements multimédias des familles et des connections à la toile banalise les usages de ces technologies de l’information et de la communication. Ceux-ci, de plus en plus massifs, génèrent un certain nombre de pratiques domestiques, exercées le plus souvent dans la sphère privée. Ils façonnent en même temps la figure d’un improbable usager-documentaliste, terme traduisant cette représentation commune selon laquelle chacun pourrait aujourd’hui se dispenser de savoirs documentaires au motif qu’il bénéficie d’un accès personnel aux ressources via les technologies numériques. L’idée selon laquelle la mutation technologique inaugure un rapport direct, non médiatisé, à l’information est confortée par l’autonomie de fait d’un usager en mesure de pouvoir non seulement interroger, chercher, trouver, sélectionner, traiter lui-même l’information dont il a besoin, mais encore la (re)produire, l’imprimer, l’éditer, la publier et la partager. Cette posture autonome a eu pour effet d’interroger la fonction et la légitimité des professionnels de l’information en général, et dans une bien moindre mesure les personnels enseignants de la Documentation. Sur le plan scolaire en effet, l’enseignant documentaliste sait bien ce qu’il en est de l’écart constaté entre ces pratiques empiriques et personnelles, relevant de savoirs d’action en germes, et les pratiques rationnelles qu’il a pour mission de faire naître. Cette pratique domestique peut d’ailleurs avoir une importance déterminante dans la démarche didactique de l’apprentissage pour peu que l’on y prenne appui pour faire émerger les conceptions des élèves sur les savoirs implicites mobilisés dans ces pratiques. C’est en cela qu’elles sont d’abord des pratiques de référence dont il est intéressant de savoir tirer parti.

1223. L’auto-référence scolaire

S’agissant enfin des activités scolaires, nous voulons évoquer les usages pédagogiques du Web qui s’effectuent à l’intérieur même de l’école. Les prescriptions des enseignants de disciplines en matière de recherche d’information trouvent à se réaliser aussi bien dans la sphère privée du cercle familial que dans celle, fortement socialisée, de l’enceinte scolaire. Dans ce cas, l’activité documentaire renvoie à une pratique s’exerçant, la plupart du temps, en dehors de la situation didactique stricto sensu. Elle ne constitue pas un enseignable mais fait appel à une sorte de proto-savoir (cf. II. § 3322), un allant de soi se référant à des pratiques

sociales lointaines s’agissant du chercheur, encore à distance s’agissant de l’étudiant, mais proches s’agissant de l’élève. C'est-à-dire que le professeur, lorsqu’il prescrit ce type d’activité de l’intérieur d’une situation didactique, se réfère à une pratique sociale en usage à l’intérieur même de l’école, mais en même temps extérieure au système didactique qu’il pilote. Elle se situe dans cet entre-deux constitutif du curriculum caché (P. Perrenoud, 2002). La référence est bien ici d’ordre professionnelle, et c’est du métier d’élève38 dont il est question.

En ce sens, la maîtrise de l’activité documentaire, exigible de l’élève par l’école, devient une pratique sociale auto-référentielle. Sa justification par la pertinence - sa finalité - se manifeste dès lors qu’il est rappelé à l’élève que cette maîtrise lui sera nécessaire tout au long de sa scolarité, et notamment dans ses échelons supérieurs.