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Chapitre 6. Discussion théorique et perspectives de recherche

1. L’apprentissage-développement via les théories énactive et allagmatique 169

1.3. L’apprentissage-développement entre imagination et invention

Penser « le devenir de l’être vivant, au lieu d’être un devenir d’après

individuation » comme « toujours un devenir entre deux individuations » (Simondon,

2005a, p. 48-49) impose d’envisager l’articulation et la relation entre le passé et l’avenir, le potentiel et le réalisé à travers les capacités de perception, de mémoire, d’imagination, d’invention et de réflexivité de l’individu. La « théorie du cycle de l’image et de

l’invention » développée par Simondon (2008) nous éclaire sur les distinctions entre

l’imagination reproductrice, correspondant à une recomposition d’images mentales à partir d’objets déjà perçus et rappelés, et l’invention, qui engendre une réalisation nouvelle se concrétisant pratiquement dans le milieu de l’acteur. Les liens étroits qu’il établit entre la « capacité de percevoir » et la « force d’imaginer » (ibid.) permettent de repenser le potentiel d’apprentissage-développement des situations d’observation-analyse vidéo de plus en plus présentes dans les dispositifs de formation. Les images mentales détiennent plusieurs statuts et des modes d’existence différents : avant l’expérience pour anticiper (futur), durant celle-ci pour percevoir (présent) et après celle-ci comme symbole-souvenir (passé). Si ces images mentales, produites lors de moments d’anticipation ou de bilan d’une activité, peuvent être conscientes, nous partageons l’hypothèse de Simondon qui soutient que « les aspects conscients de l’activité locale sont des cas d’affleurement presque

exceptionnels qui se rattachent à une trame continue » (ibid., p. 4). Cette théorie peut être

reliée à la « théorie de l’imagination productrice » développée par Fichte et reprise par Theureau qui se centre particulièrement sur « l’imagination comme faculté de produire

l’intuitionné » (2009, p. 85).

Dans le cadre d’une formation professionnelle en alternance, où le sujet est séparé, éloigné de l’activité de travail, nous postulons que la confrontation à des environnements vidéo numériques (et plus largement à des environnements simulateurs) sollicite a) la « suggestion » qui est un « appel d’images » sur la base d’autres images, b) des processus d’anticipation sur la base « d’ébauches de perception », et c) des processus de symbolisation sur la base « d’images-souvenirs » (ibid.). Nos travaux relatifs à un contrat

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de recherche en cours (Leblanc, 2010c) valide l’hypothèse que la navigation dans des EVNF est vécue comme une « expérience mimétique active » et qu’elle suscite potentiellement un enrichissement des expériences de classe à partir d’une démarche transductive. Cet enrichissement se réalise sur la base d’une immersion mimétique favorisée par la proximité et la diversité des vidéos consultables et sur la base de l’élaboration d’une activité créative à travers le déploiement d’unités d’expérience dite de prégnance, d’idéation, d’imagination et d’auto-réflexion auxquelles sont attachées la constitution de savoirs situés symboliques ou non (Theureau, 2006, 2009). L’imagination, que l’on peut définir comme « le pouvoir de se représenter dans l’intuition un objet même

en son absence » (Kant, 1971, p. 129) s’exprime, sous différentes formes, à travers des

unités de cours d’expérience : a) soit « imaginées-rejouées » sur la base d’«

image-souvenir » qui réactive la totalité d’un passé à partir d’un fragment de celui-ci, b) soit

« imaginées-recomposées » sur la base d’« image-perçue » de l’activité d’un pair qui fait écho, c) soit « imaginées-créées » sur la base d’« image-esquisse » qui anticipe sur l’activité en cours en informant la perception en amont de celle-ci.

L’immersion mimétique qui favorise des allers-retours dynamiques entre réel et fictionnel, se met en place soit en référence à la propre activité de l’acteur qui visionne la vidéo (se voir soi-même comme soi-même), soit en référence à celles d’autres acteurs (se voir à travers autrui), soit à partir de l’articulation des deux. Cette articulation de différents registres d’activité de l’ordre de l’imaginaire et du réel (Durand, à paraître) enrichit l’épaisseur de l’expérience de formation en rendant possible la transformation des anticipations de l’activité future en situation professionnelle à travers un double processus : de reconnaissances de Représentamens ou anticipations d’évènements et de reconnaissances d’unité de cours d’expérience anticipées (Theureau, 2006, p. 291). En lien avec ces anticipations, des savoirs situés qui se réfèrent à la situation vidéo et à une famille proche de situations rencontrées par l’acteur, dont l’usage est anticipé, sont mobilisés. Ce double processus favorise l’élaboration d’états de préparation de l’acteur qui potentiellement « s’accorderont » au caractère incertain et imprévisible de l’activité en situation professionnelle et accompagneront des comportements improvisés et l’exploration de pistes d’intervention inconnues (Azéma & Leblanc, soumis). Dans cette vision, apprendre consiste non pas à transformer des représentations mais à transformer des anticipations et leur organisation en jouant sur l’articulation imagination-réalité et à constituer de multiples images potentiellement réutilisables pour faire face à un problème dans une situation ultérieure.

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Ce processus crée les conditions de « l’invention pratique » qui apparaît pour faire face à une situation problématique caractérisée par un « hiatus » ou une « incompatibilité » (Simondon, 2008). Face à deux ordres de réalité incompatibles, celui du sujet en interaction avec son problème et celui du résultat imaginé, l’invention consiste à découvrir une « médiation » entre ces deux ordres qui permet au sujet de participer activement à la production d’une solution au problème. Inventer revient donc à trouver une solution qui rétablisse la « compatibilité intrinsèque et extrinsèque » (ibid.). Cette capacité d’inventer face à des situations qui appellent des solutions nouvelles est conditionnée par la richesse, la précision et la diversité des images mentales construites en amont et actualisables in situ. Le développement de cette capacité inventive se fait sur la base d’une alternance entre des périodes longues d’exploration, manipulation libre dans le cadre d’activités d’acquisition faiblement finalisés (e.g. navigation plus ou moins contrainte dans un EVNF) qui permettent de constituer-amplifier un vivier d’images faiblement polarisées et des périodes de courte durée fortement finalisées dans le cadre d’une activité problématique (e.g. autoconfrontation sur sa propre pratique). Les images faiblement polarisées possèdent les caractéristiques d’être facilement réutilisables, mobiles et coordonnables dans une situation problématique ultérieure. A l’inverse, « l’image fortement polarisée du schème, du projet,

du désir ou de la crainte, ne peut être matière de véritable invention pratique portant sur le réel, mais seulement un contenu de phantasmes » (ibid., p. 152). Ces arguments théoriques

valident les choix de concevoir des EVNF structurés prioritairement à partir des pratiques débutantes qui s’enrichissent progressivement des pratiques plus expérimentées et invitent à repenser l’exploitation de l’expertise dans la formation. Ils valident également le choix de « médiatiser » la confrontation à sa propre pratique par un entretien de type autoconfrontation pour éviter les effets contreproductifs car « il faut que les images

condensant l’expérience passée soit aussi près que possible de l’état neutre, sans pour autant être complètement neutres (…) ; on comprend dans ces conditions, pourquoi les situations violemment stimulantes (émotion intense, excès de récompense ou de la punition) ne laissent pas des images utilisables » (ibid., p. 152).

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