• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5. Processus d’individuation dans des situations de vidéoformation

2. Résonance et imagination, fiction et réalité

2.2. Amorçage observationnel et engagement fictionnel

Les phénomènes dits d’« amorçage observationnel » sont utilisés dans des études éthologiques pour identifier ce qui conduit des animaux à imiter leurs congénères à partir de l’observation de l’activité de l’un d’entre eux. Ces phénomènes existent également chez l’homme et nous utilisons cette expression pour désigner le rôle de déclencheur que jouent les comportements d’autrui repérés dans les vidéos ainsi que leurs effets (e.g. sur les comportements des élèves, l’ambiance de classe) pour les comportements projetés et imaginés des spectateurs formés. L’expression « amorce observationnel » correspond à la reconnaissance lors du visionnement des extraits vidéo d’une situation professionnelle déjà rencontrée par l’observateur. Cette amorce observationnelle favorise un jeu de comparaison entre les éléments semblables et dissemblables, mais aussi l’émergence et la projection d’une activité de même type que celle observée, qu’elle soit extériorisée ou seulement intériorisée (Schaeffer, 1999). L’observation du comportement d’autrui ne détermine pas le

S. Leblanc – Note de synthèse pour l’HDR– Université de Montpellier 3 – 2012 160

déroulement du comportement « reproducteur », elle se contente de le déclencher. Ces amorces mimétiques favorisent donc l’engagement des formés dans la posture du « faire

comme si » en leur permettant de se glisser dans un univers fictionnel.

Par exemple, lors du visionnement de la première vidéo consultée, une enseignante stagiaire reconnaît un rituel de début de cours mais qui n’est pas respecté par les élèves. Elle évoque ce qu’elle aurait fait « à la place de l’enseignant » et son état émotionnel « j’aurais réagi, je n’aurais pas attendu autant quoi. Là vraiment si je me mets dans sa

peau, je le vis mal ». Les amorces observationnelles signifiantes pour

l’enseignante-spectatrice (la posture d’attente de l’enseignant les bras croisés-dos au tableau et les comportements non scolaires des élèves illustré par « le coup du sac qui se promène de

droite à gauche ») favorisent une immersion mimétique générant à la fois des attentes (« je m’attends au pire », « je craignais que ça dérive », « je me demande comment il va s’en sortir après avoir laissé les élèves faire ce qu’ils voulaient pendant cinq minutes ») et une

dynamique émotionnelle variée (« ça me fait sourire », « je suis très inquiète pour lui »,

« au début ça me paraissait un peu gentillet », « je suis un peu plus inquiète pour lui

compte tenu des événements », « je le vis mal », « je suis heureusement surprise pour lui »).

Ces scénarios vidéo, très proches d’ancrages « réels » de l’activité cible sans l’être totalement puisqu’il s’agit soit de cadrages particuliers de l’activité en milieu naturel soit de séquences rejouées sur la base de l’analyse de l’activité des enseignants (Leblanc, Ria & Veyrunes, 2012), constituent des leurres susceptibles de déclencher l’installation d’un processus fictionnel basé sur la compétence humaine à combiner trois relations mimétiques (Schaeffer, 1999) : « l’immersion mimétique » ou la capacité à « compter quelque chose

comme autre chose », la « feintise ludique partagée » ou la capacité à « faire comme si », la

« modélisation analogique » ou la capacité à identifier des isomorphismes de second degré, c’est-à-dire qui portent sur la structure organisationnelle du comportement et non sur ses manifestations de surface.

Ces composantes fictionnelles sont particulièrement manifestes lorsque les utilisateurs expriment eux-mêmes le fait a) qu’ils « jouent » dans la situation « là encore ce

n’est pas une stratégie que j’aurais jouée », b) qu’ils vivent la situation à la place de

l’enseignant « Parce que là moi, je vois mal, je me sentirais totalement décrédibilisée là », c) qu’ils endossent le point de vue d’élève « en tant qu’élève, je me dirais, il ne sait pas

quoi faire, il voit bien que ça marche pas donc du coup on va attendre de voir ce qu’il va tenter », d) qu’ils se projettent dans un futur proche en essayant d’anticiper ce qu’il aurait

S. Leblanc – Note de synthèse pour l’HDR– Université de Montpellier 3 – 2012 161

L’interlocuteur-chercheur accompagne de manière intuitive ce processus de « feintise ludique partagée » en stimulant et maintenant l’engagement dans cette situation fictive de formation grâce à une écoute attentive, des relances, des approbations, parfois même en reformulant ses propos, et en l’aidant à s’orienter dans les ressources en cas d’interrogation et/ou de demande. L’ensemble du questionnement-relance-proposition participe d’une sorte de « mise en scène du doute » (Comolli, 2009) qui incite à aller chercher l’invisible de l’activité de l’enseignant en classe dans les propos restitués dans les films « vécu professionnel », et une meilleure compréhension des difficultés professionnelles dans les films « commentaires des expérimentés ».

Le processus d’immersion mimétique qui se déclenche en premier, s’appuie sur la capacité des individus à accepter de prendre quelque chose pour quelque chose d’autre de manière consentie et intentionnelle. Cette immersion facilitée par le visionnement vidéo de corps en mouvement appelle un flux de vécu égocentré correspondant à la situation filmée. Ainsi le visionnement de l’activité réelle ou rejouée d’un enseignant débutant peut engendrer chez l’utilisateur des émotions, des perceptions, des sensations et des interprétations comparables à celles observées à l’écran. Un certain nombre d’amorces permet aux navigateurs-spectateurs de s’engager dans l’espace fictionnel en leur permettant d’adopter la posture du « faire comme si », correspondant au second processus dit de feintise ludique partagée.

La fiction fonctionne dès lors que les spectateurs-formés, tout en sachant qu’ils sont devant un ordinateur en présence d’un chercheur, rentrent dans la classe comme si elle était réelle, se mettent à la place de l’enseignant observé, cherchent à comprendre ses intentions, se projettent, agissent à sa place, anticipent sur ses actions, vivent des émotions, endossent le point de vue des élèves, etc. En même temps, il est nécessaire qu’ils puissent sans distancier pour pouvoir apprendre dans cette situation. Un certain nombre d’indicateurs présents dans les commentaires des spectateurs-acteurs sur leur propre activité nous montre qu’ils se déprennent de cette immersion immédiate tout en étant très investit dans la situation observée. Cette situation favorise par le jeu fictionnel un changement de point de vue de l’égocentré vers l’allocentré qui conduit les formés à se mettre à la place de l’autre tout en maintenant le flux de leur propre vécu dans une sorte de processus de « dédoublement » où ils se retrouvent à la fois objet et sujet.

Ce changement de référentiel permet une distanciation par rapport à ces deux points de vue en favorisant le développement d’un processus de « modélisation métaphorique de

S. Leblanc – Note de synthèse pour l’HDR– Université de Montpellier 3 – 2012 162

s’appuie essentiellement sur l'image et l'imagination permet à la fois de typicaliser l'expérience et en même temps de créer des extensions de la signification de ces expériences construites dans l’espace de formation à d’autres expériences professionnelles. La métaphore induit une modification globale de types qui amène à réviser les « configurations de types » relatifs au domaine concerné élaborées lors des expériences passées. Par exemple, la métaphore du « sas d’entrée » utilisée par les enseignants pour signifier la transition entre un espace de détente (la cours de récréation) et un espace de travail (la salle de cours) agrège en elle de nombreuses fonctions possibles (l’accueil individuel convivial, le contrôle de comportements déviants, l’entrée dans la discipline, l’anticipation de la mise au travail des élèves…) qui amènent à remodeler potentiellement l'image-cible d’un début de cours.

Ces métaphores peuvent être appréhendées de plusieurs manières : à travers les photos-vignettes permettant de lancer une vidéo qui illustrent de manière démonstrative l’activité de l’enseignante au pas de la porte, à travers les vidéos qui montrent plusieurs façons de concrétiser ce passage entre deux mondes et à travers les images métaphoriques utilisées par les enseignants pour rendre compte de leur activité. Par exemple, une enseignante d’anglais explicite de manière condensée sa manière très ritualisée d’entrer en classe à travers la métaphore du voyage « on passe de France en Angleterre ». Cette métaphore interpelle les enseignants des autres disciplines qui écoutent ces propos, les amène à réfléchir à son caractère pertinent ou non dans leur discipline et à imaginer éventuellement comment traduire leur spécificité disciplinaire dès le début de cours.

A travers cette illustration, on voit que les comparaisons mimétiques ne fonctionnent pas sur la base d’un isomorphisme de surface mais portent sur des aspects profonds d’organisation et de signification des expériences pour les formés. L’univers fictionnel créé par ces extraits filmiques associant notamment l’activité en classe et le vécu de l’enseignant ne se contente pas de reproduire un processus d’imitation-semblant mais constitue un vecteur d’activité d’apprentissage-développement en offrant la possibilité de reconfigurer des « constellations de types » à partir de l’exploration virtuelle de la classe et du sens de l’activité fondée sur une relation de similarité avec les modélisations « sérieuses » du réel. Les EVNF doivent à travers les montages vidéo, l’agencement de ces vidéos les unes par rapport aux autres, les affordances créées par leur titre, les parcours de navigation suscités favoriser l’accès à ces types et métaphores qui sont à la base d’extensions et d’extractions de significations.

S. Leblanc – Note de synthèse pour l’HDR– Université de Montpellier 3 – 2012 163

Documents relatifs