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Chapitre 6. Discussion théorique et perspectives de recherche

1. L’apprentissage-développement via les théories énactive et allagmatique 169

1.2. L’apprentissage-développement comme activité transductive

Si les individuations successives autoproduites par l’acteur ne sont pas prédictibles, elles sont plus à envisager comme des dérives de l’activité qui se produisent à travers des processus de transduction possédant les caractéristiques suivantes : l’activité part d’un centre de l’être à partir d’un état de tensions préindividuelles, l’activité se propage de proche en proche et en même temps s’étale dans différentes directions. Simondon (2005, p. 31) nous dit que « l’être possède une unité transductive, c’est-à-dire qu’il peut se

déphaser par rapport à lui-même, se déborder lui-même de part et d’autre de son centre ».

Cette notion de transduction est définie comme une démarche de l’esprit qui cherche à découvrir de manière autoréférentielle des solutions pour résoudre le problème d’un domaine en identifiant et exploitant les tensions même de ce domaine. Elle est compatible avec l’idée que les transformations de l’activité sont énactées et « faites-émerger » par l’acteur lui-même qui ne prend en compte dans l’environnement que les perturbations possibles pour conserver sa propre organisation sur la base de critères de viabilité.

Ces transformations de l’activité dépendent d’un processus de « résonance interne » où l’individu rentre en relation avec lui-même et donne du sens à un état de tension entre deux réalités disparates (Simondon, 2005a). Cet état devient source de problématisation. La découverte de la possibilité de rendre compatible des réalités disparates permet de les organiser en système et la signification alors construite est « ce par quoi l’incompatibilité

du système non résolu devient dimension organisatrice dans la résolution » (ibid., p. 31).

La transduction résout le problème grâce au potentiel propre des individuations successives et à partir des tensions même du domaine étudié. En cela, elle se différencie de l’approche déductive qui se caractérise par l’apport d’un principe extérieur à appliquer. Elle se distingue aussi de l’approche inductive qui ne conserve de la réalité étudiée que ce qui est positif. Elle opère « l’inversion du négatif en positif : ce par quoi les termes ne sont pas

identiques les uns aux autres, ce par quoi ils sont disparates est intégré au système de résolution et devient condition de signification » (ibid., p. 34). Cette vision de

l’apprentissage-développement est compatible avec le principe de dépassement de Vygotski pour expliquer le développement professionnel et permet de ne pas opposer la conception

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d’un apprenti « pensant avec/contre les signes des autres » (Bertone, 2011, p. 69) à la conception d’un acteur « pensant par signes » puisque les tensions constituent la base même de l’élaboration des significations dans cette approche transductive.

Simondon nous alerte sur la nécessité de ne pas confondre la « méthode de

ressemblance qui peut-être confuse et peu honnête » et le « véritable raisonnement analogique » qui consiste « à établir des identités de rapports et non un rapport d’identité » (ibid., p. 108), en saisissant des différences sur fond de ressemblance et en

cherchant à découvrir les éléments organisateurs de ces dissemblances. Le progrès transductif de la pensée se fonde sur une méthode non pas de recherche de ressemblances de deux réalités mais une méthode de « comparabilité » tournée vers la différenciation et non pas vers l’assimilation ou l’identification. Une autre caractéristique de l’opération de transduction est qu’elle s’étend dans toutes les directions sous la forme d’une structure réticulaire amplifiante « chaque région de structure constituée sert à la région suivante de

principe de constitution, si bien qu’une modification s’étend ainsi progressivement en même temps que cette opération structurante » (Simondon, 2005a, p. 32).

Cette vision de l’apprentissage-développement allant « de place en place et de

proche en proche » est à rapprocher de la notion de « transformation silencieuse » qui « ne force pas, ne contrecarre rien, ne se bat pas ; mais elle fait son chemin, dira-t-on, infiltre, s’étend, se ramifie, se globalise, “fait tâche d’huile”. Elle s’intègre en désintégrant (…) C’est aussi pour cela qu’elle est silencieuse : parce qu’elle ne suscite pas contre elle de résistance, qu’elle ne fait pas crier, ne suscite aucun rejet, on ne l’entend pas progresser »

(Jullien, 2009, p. 84). Les transformations silencieuses du monde d’expériences des acteurs sont à penser également à partir du couple « modification-continuation » qui permet d’envisager en même temps de l’invention et de l’héritage. La formule chinoise « bian er

tong » se traduit par deux sens différents « modification mais continuation » signifiant

l’opposition ; et « modification d’où résulte la continuation » signifiant la continuité du procès (ibid., p. 34). La modification correspond aussi à la partie visible, émergeante de la transformation, qui, elle, en est la part invisible aussi bien dans sa phase en amont de gestation que dans sa phase en aval de propagation. Dans cette perspective, le changement est envisagé comme une activité permanente, une « transition continue » (ibid.). Cette vision est éloignée de la conception du développement professionnel développée par l’équipe de Bertone (2011), dont les résultats de leurs travaux montrent des « réorganisations radicales » ou des changements se réalisant sur des périodes courtes et « révolutionnaires ». On peut émettre l’hypothèse que la focalisation sur le suivi des règles

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apprises en formation correspondant à la modification visible, attendue et accessible du développement plus que sur les processus de gestation et de propagation de la transformation en cours et à venir contribue à voir des ruptures nettes et franches là où se déroule sans doute un processus continu.

Notre vision de l’apprentissage-développement se conçoit plus comme un étalement progressif de l’activité de proche en proche qui conserve et intègre les aspects opposés et qui « traverse » les contextes. Cela nous conduit à envisager la formation non pas comme un lieu de prescriptions de comportements professionnels pour pouvoir développer l’expérience qui serait pré-ordonnée par l’apprentissage antérieur de savoirs et de règles prédéterminées mais comme des « Espaces d’Actions Encouragées » (Durand, 2008) favorisant ces processus de « résonance interne » (processus d’immersion-simulation-interprétation-projection professionnelle) en autorisant et encourageant la création de réseaux de relation entre des expériences personnelles et des expériences relatives aux autres dans les différentes situations de formation et de pratiques professionnelles traversées. Cette vision du processus de transformation, de sa concrétisation dans des dispositifs de formation et du rôle du formateur tranche avec celle élaborée par l’équipe de Bertone qui, sur la base de postulats issus de la théorie de l’action collective de Wittgenstein (2004), conçoit la formation comme une activité « d’enseignement ostensif » dans laquelle « les formateurs : a) nomment et montrent aux enseignants novices des

expériences exemplaires, et b) fondent (instituent) la signification de faits et pratiques propres au collectif enseignant » (Bertone, Chaliès & Clot, 2009, p. 110). Cette conception

de la formation s’appuie sur la vision d’un monde prédéterminé où les règles pré-existent, sont prédéfinies par la communauté et auquel le sujet va devoir s’adapter. Elle est critiquable sur le plan du processus d’individuation à partir de la distinction faite par Stiegler (2010) entre « adaptation » et « adoption » (nous la développerons dans la partie suivante). Pour nous, les transformations de l’activité humaine envisagées en termes de couplage acteur-environnement comme un processus dynamique d’auto-construction sont celles que l’acteur « fait émerger » de l’environnement qui ont du sens pour lui (intégrant ou non les prescriptions ou une partie des prescriptions du formateur par ex.). Cette vision de l’apprentissage-développement nous semble discutable également sur trois points : a) le fait que la relation entre l’activité en formation et l’activité en classe soit abordée de manière hiérarchique de la formation vers la classe et à partir de normes d’efficacité extérieures à l’activité des sujets, b) le problème de la compatibilité de ces règles acceptables, c’est-à-dire convenues dans la communauté professionnelle, avec les

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dispositions à agir d’enseignants qui débutent dans le métier et c) le problème de la construction-définition de ces règles de métiers par une communauté professionnelle élargie non homogène (enseignants, conseillers pédagogiques, formateurs, universitaires, chercheurs…).

1.3. L’apprentissage-développement entre imagination et

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