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1. Cartographie des approches des relations interfirmes

1.4. L’électronisation des relations interfirmes

La section suivante s’intéresse à une perspective plus récente qui appréhende la problématique de la coopération interfirmes à travers le rôle coordinateur des systèmes d’information interorganisationnels (SIIO).

1.4. L’électronisation des relations interfirmes

Depuis près de 20 ans, les entreprises ont été entraînées dans les mouvements de « fusions - absorptions - sous-traitance » initiés par les grandes firmes. Dans une large mesure, les réseaux d’organisations ainsi formés se sont appuyés sur un recours croissant aux Technologies de l'Information et de la Communication (TIC). Pour CABY et JAEGER [1998, p.92] les responsables d’entreprises ont dû repenser la configuration des relations avec leurs clients, individus ou entreprises. REIX [2000, p.249] appelle systèmes d’information interorganisationnels (SIIO) « des réalisations ayant pour objet d’améliorer la

communication entre des organisations différentes ». Cette émergence des réseaux

d’entreprises articulés autour de SIIO est justifiée par une recherche d’efficience dans la production et l’échange d’information entre clients et fournisseurs. Très rapidement, les discours des praticiens se sont centrés sur la « désintermédiation » des relations interfirmes (1.4.1.). Les théoriciens ont montré la naïveté de ce type de discours et ont focalisé leurs recherches sur les technologies elles-mêmes (1.4.2.).

1.4.1. L’illusion technologique

Avec l’essor d’Internet et la vague d’euphorie qui l’accompagna alors, un nouveau mode de coordination émergea dans les recherches sur les relations interfirmes via les TIC. Internet a suscité enthousiasmes et espoirs de la part des praticiens. Internet révélait un vieux fantasme : la disparition des intermédiaires [CURCHOD, C., 2003]. Beaucoup considéraient en effet qu’une désintermédiation des relations entre les firmes, leurs clients et leurs fournisseurs, était à l’œuvre, puisqu’un réseau électronique universel permettait de relier n’importe quel acteur à n’importe quel autre. Ainsi, GATES [1996] écrivait, dans son ouvrage « The Road Ahead » :

« L’autoroute de l’information étendra la place de marché électronique et en fera l’intermédiaire universel ultime. Des serveurs distribués à travers le monde accepteront les demandes, répondront aux offres, contrôleront l’authentification et la sécurité et prendront en charge tous les autres aspects du travail de la place de marché, les transferts de fonds inclus. Ceci nous emmènera vers un nouveau capitalisme, un monde dans lequel les frais généraux ainsi que le stress seront réduits, où l’information concernant le marché sera abondante, et les coûts de transaction faibles. Ce sera le paradis du consommateur14. » [GATES, B., 1996, notre traduction]

Les entreprises, dont l’activité était de mettre en relation ces acteurs, étaient vouées à disparaître, tout comme le rôle attribué aux individus dans la construction de solutions productives dans l’interaction. Internet devait donc rapprocher le marché d’un « marché

parfait ». Cette vision fut même relayée par toute une partie de la presse du monde

économique. Ainsi, en 1998, Business Week publiait :

« Internet est un marché presque parfait car l’information est instantanée et les acheteurs peuvent comparer les offres de vendeurs du monde entier. Le résultat en est une féroce concurrence par les prix, une diminution de la différentiation des produits, et la dissipation de la fidélité aux marques15. » R. KUTTNER in

Business Week, 11 Mai 1998, notre traduction.

Bill GATES [2000] ajoute dans un livre plus récent, intitulé « Business @ the Speed of Thought » :

« La possibilité d’atteindre le « prix parfait » d’Adam SMITH ne provient pas uniquement du fait d’avoir éliminé tout intermédiaire, mais également de l’information supplémentaire disponible en ligne. Internet facilite l’accès aux informations concernant un produit pour les acheteurs – des évaluations par les organismes de consommateurs ou tout autre avis indépendant – ainsi que la

14 “The information highway will extend the electronic marketplace and make it the ultimate go-between, the

universal middleman. Servers distributed worldwide will accept bids, resolve offers, control authentification and security and handle all other aspects of the marketplace, including the transfers of funds. This will carry us into a new world of low-friction, low-overhead capitalism, in which market information will plentiful and transaction costs low. It will be a shopper’s heaven.”[GATES, B., 1996] cité par CURCHOD 2003, p.6].

15

“The Internet is a nearly perfect market because information is instantaneous and buyers can compare the offering of sellers worldwide. The result is fierce price competition, dwindling product differentiation, and vanishing brand loyalty.” Robert KUTTNER in Business Week, 11 Mai 1998, cité par CURCHOD [2003, p.6].

comparaison des prix. Les acheteurs peuvent davantage expliquer leurs besoins aux vendeurs, et les vendeurs pourront mieux cibler leurs articles sur les personnes les plus intéressées et leur proposer par la même occasion d’autres articles similaires16. » [GATES, B., 2000, notre traduction]

Internet devait donc participer à l’élimination de l’asymétrie d’information en permettant aux acteurs de s’informer totalement sur les caractéristiques d’un bien ou d’un service. Cela aurait eu pour conséquence de diminuer toute velléité opportuniste, et ainsi de réduire les risques ex

ante des transactions passées. Cependant, l’éclatement de la bulle Internet en 2000 a refroidi

les journalistes, consultants et autres porteurs de technologies. Le discours des praticiens a donc changé, et les chercheurs en sciences de gestion qui avaient vite balayé ces spéculations sur la désintermédiation des relations interorganisationnelles, se sont intéressés aux évolutions des pratiques managériales induites par l’utilisation des TIC, et principalement Internet [CURCHOD, C., 2003].

1.4.2. Réponse du monde académique

Bien entendu, le monde académique a montré toute la naïveté de ce discours et s’est focalisé sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication en général et plus particulièrement sur les modes de management qui en ont résulté. L’argument le plus utilisé est le suivant : « l’intermédiaire sert à quelque chose sur le marché, et Internet, aussi puissant

conducteur d’information soit-il, ne peut remplacer les intermédiaires, car il ne sert pas à la même chose » [CURCHOD, C., 2003, p.7]. Pour autant, de cette période s’est dégagé un

courant de recherche en sciences de gestion, considérant l’échange informatique de données comme le support de coordination essentielle des relations interfirmes [BEN YOUSSEF, A., et al., 2004, CURCHOD, C., 2003, TRAN, S., 2003], s’intéressant souvent davantage aux technologies elles-mêmes qu’à leur rôle social dans un processus plus large de coordination entre différents acteurs.

Afin d’illustrer notre propos, prenons l’exemple de la réorganisation de la filière automobile en s’appuyant sur Internet avec l’implémentation d’une place de marché électronique :

16 “Achieving Smith’s “perfect price” comes not just from eliminating the middleman but also from the

additional information available online. The Internet makes it easy for buyer to get background information about a product – how it’s rated by consumer organizations or other independent reviews - and to compare price easily. Buyers can tell to sellers more about their requirement, and sellers will be able to target their wares to the people most interested and cross-sell related products.” [GATES, B., 2000, cité par CURCHOD, 2003,

COVISINT. Les externalisations menées par les constructeurs et les spécialisations des sous-traitants afin d’atteindre un niveau de compétitivité suffisant, ont engendré un besoin accru de communication. Pour TRAN [2004a], le recours aux technologies de l’information et de la communication devait combler ce besoin. La mise en place d’une place de marché électronique, réunissant les parties prenantes, a été la réponse. COVISINT est une place de marché créée en 2000 par trois constructeurs automobiles américains rejoints peu de temps après par les constructeurs français. Au total, ces constructeurs représentent presque la moitié de la production mondiale d’automobiles en volume. Cette place de marché vise à mettre en relation les grands constructeurs avec leurs fournisseurs de rang 1, puis de rangs inférieurs. Cette place de marché a mis à disposition trois types d’outils [CURCHOD, C., 2004] : des outils de transaction, consistant en des catalogues, un système d’appels d’offres et des enchères inversées initiées par les acheteurs ; des outils de management de la chaîne logistique permettant la remontée en temps réel de l’information concernant les stocks ou la qualité ; enfin des outils de collaboration consistant en des plates-formes virtuelles de gestion de projets ou des outils de conférence en ligne. Au final, les deux derniers types d’outils, rencontrant un faible succès, ont été supprimés [CURCHOD, C., 2004]. TRAN [2004a] conclut en relevant que ce relatif échec de COVISINT illustre l’importance de mettre en place une « véritable » sphère collaborative et partenariale. C’est véritablement ce que propose ce travail. Ces technologies, bien sûr utiles pour transmettre des informations relativement standards, lorsque tout est égal par ailleurs, deviennent naturellement problématiques lorsque l’objet d’échange n’est pas finalisé, lorsqu’il est soumis à des aléas divers venant remettre en cause sa réalisation. Le changement technologique majeur qu’ont connu les firmes avec l’arrivée de nombreuses TIC a permis aux organisations de repenser la manière de gérer leurs relations en s’appuyant sur les bénéfices pouvant être tirés de l’utilisation des TIC, notamment une baisse des coûts de transaction [BROUSSEAU, E., 1992, 1994, CABY, L. et JAEGER, C., 1998, CURCHOD, C., 2004], encore faut-il développer une compétence à les gérer afin de ne pas perdre le bénéfice d’une communication riche, de face-à-face, permettant de gérer des situations complexes. La seule perspective proposée par les théoriciens de la richesse des médias [DAFT, R. et LENGEL, R., 1986] n’est pas non plus véritablement satisfaisante dans la mesure où elle ne nous apporte que trop peu sur la dimension organisante de la communication orale et surtout sur la manière dont il est possible de soutenir et d’améliorer le management des pratiques communicationnelles des entreprises. Ces deux auteurs, précurseurs d’un champ de recherche s’intéressant à l’usage des moyens de communication, proposent une théorie classifiant les médias de communication en fonction

des tâches du poste de travail pour lesquelles ils sont conçus. À ce titre, les TIC sont le plus souvent considérées comme pauvres car elles ne fonctionneront que si le cadre de référence est implicitement bien connu de tous les participants. Cette théorie s’intéresse au choix de l’outil qu’un individu fera en fonction du type d’information qu’il veut transmettre. Ce qui nous intéresse est ailleurs. Nous nous intéressons à la manière dont, humains et non-humains, dans l’action, participent conjointement à la construction d’un service répondant aux impératifs de délais, d’adaptabilité et de qualité. Les acteurs sont là, mais c’est leur coordination, leur agencement, qui est intéressant et qui apparaît problématique. Autrement dit, lorsque que l’on a décidé que le face-à-face était le meilleur média, que fait-on ? Comment est-il possible de soutenir la conversation entre les individus ?

Le recours aux technologies de l’information et de la communication comme solution au processus de complexification des relations interentreprises, loin de simplifier cette relation, la modifie et la rend paradoxale ou compliquée : « on éloigne le client par des réseaux

techniques traitant plus ou moins automatiquement les opérations ordinaires, et on tentera un rapprochement par les réseaux humains pour gérer tout ce qui sort de la routine » [CABY, L.

et JAEGER, C., 1998, p.96]. La coordination des relations clients-fournisseurs via les TIC abaisse sans nul doute les coûts de transaction, les coûts de recherche, mais aussi les coûts de contrôle. Les TIC améliorent le niveau d’information ce qui se matérialise par une plus grande exactitude, une meilleure précision, des délais de disponibilité réduits et la possibilité de retraiter les données brutes afin de réaliser des indicateurs de suivi. Cependant, cette amélioration de la quantité d’informations échangées ne concerne que les seules informations normalisées et normalisables. De nouveaux métiers et de nouvelles fonctions d’intermédiation dans les organisations sont souvent créés. Le développement des TIC a effectivement laissé croire que ces échanges, ces relations, se feraient sans qu’il y ait besoin d’intermédiaires humains, gage d’ailleurs de gains de productivité, ou du moins en limitant le nombre d’intermédiaires ainsi que l’importance de leur rôle dans la coordination, oubliant au passage que toutes les technologies de l’information sont avant tout des « technologies de

l’organisation » [BESSON, P., 1999, p.22]. Au contraire, cette électronisation doit permettre

aux acteurs de se dégager de l’activité routinière afin de centrer leurs préoccupations sur

l’adaptabilité des solutions proposées avec leurs partenaires, sur les situations qui sont

problématiques, en permettant de libérer de l’attention et des capacités cognitives pour les recentrer sur les tâches complexes en standardisant les échanges pauvres [SIMON, H.A., 1983, p.254-258]. Dès lors, le SIIO joue un rôle de soutien, de véritables supports à l’action

collective, plutôt que de moyen de coordination en tant que tel. Dans ce sens, les SIIO doivent être intégrés dans une approche plus large, prenant en compte leur rôle dans un espace de coordination constitué d’individus et d’objets techniques et symboliques, permettant le bon déroulement de la coopération interorganisationnelle.

Proposition 5 :

Loin d’avoir absorbé toutes interactions humaines, les TIC les ont modifiées, les rendant d’autant plus complexes qu’elles se sont recentrées sur les situations les plus ambiguës et les plus incertaines, donc les plus délicates à gérer. Dès lors, la communication interpersonnelle devient un élément central de la gestion quotidienne des relations interfirmes, et il revient aux organisations partenaires de la promouvoir.