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Intuition et expérience : les ingrédients essentiels

Chapitre 1 : Entrepreneur et leadership : les origines de la vision

IV. Intuition et expérience : les ingrédients essentiels

Afin de construire cette image, le décideur fait souvent appel à son intuition. Ainsi, dans une étude menée après de 100 dirigeants français, Lebraty11 (1996) constate d’une part, que « le recours à l’intuition s’élève à mesure que l’on monte dans l’échelle hiérarchique. [...] la catégorie des cadres dirigeants possède un niveau d’intuition élevé et même supérieur à la moyenne des autres catégories de personnel. » et d’autre part que « l’intuition est utilisée quand le décideur [veut avoir] une vision globale des problèmes. [...] L’intuition est [donc] souvent utilisée [...] dans le cas de décisions stratégiques, c’est à d ire lors de problèmes de nature qualitative. » (Ibid.) L’auteur rapporte par exemple que 92% des dirigeants interrogés déclarent utiliser l’intuition pour orienter leurs décisions importantes. Enfin, comme le note Koenig (1996) : « cette [...] intuition [...] prend parfois les allures d’une véritable illumination ». Mintzberg & Westley (1989) rapportent par exemple la vision de l’appareil photo instantané par Edwin Land, le CEO de Polaroid en ces termes :

« Un jour de 1943, alors que nous étions en vacances à Santa Fe, ma fille Jennifer, alors âgée de 3 ans, me demanda pourquoi elle ne pouvait pas voir la photo que je venais juste de prendre d’elle. Pendant que je me promenais dans cette charmante ville, j’entrepris de résoudre l’énigme qu’elle m’avait posée. Dans l’heure qui suivit, l’appareil photo, le film et la solution chimique nécessaires sont devenus tellement clairs qu’avec une excitation intense, j’accourus chez un ami pour lui décrire en détail un appareil photo instantané qui lui développerait ses photos immédiatement après la prise.

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Lebraty a mené une enquète auprès de 100 dirigeants français. Il utilise pour son étude le questionnaire mis au point par W.H. Agor (1989).

Le tout était tellement réel dans mon imagination que ma description prit plusieurs heures. » (1989:19)

Cependant, pour ces deux auteurs, cette illumination n’est qu’une des 5 manières pour la vision d’émerger dans l’ esprit du leader. Chacune est propre à un profil de leadership appelés respectivement : « le créateur » (à l’image d’E. Land) ; « le prosélyte » ; « l’idéaliste » ; « le bricoleur » et enfin « le devin » (Cf. Encadré 3 p.38) Toutefois, si la typologie à le mérite d’exister, notons tout de même que ces 5 profils se ressemblent forts. Les différentes valeurs prises par les items caractérisant les différents profils sont souvent perméables, ou au moins très proches les uns des autres. Par exemple : la vision émerge de la même façon pour le « créateur » et pour le « devin ». De même il existe des points communs entre le devin et le bricoleur : le fait que leur vision soit largement inductive notamment. A la décharge des auteurs reconnaissons cependant que rendre compte de la façon dont se construit une vision est une tâche ardue tant ce processus, en grande partie inconscient, est difficile à appréhender au niveau cognitif. Comme le remarque Mintzberg & al. (1998) : « ce processus est au mieux semi-conscient. »

Encadré 3 : Les 5 profils de dirigeants visionnaires (d’après Mintzberg & Westley, 1989) :

Le créateur : « Le visionnaire « créateur » est caractérisé par deux qualités : l’o riginalité de son idée ou

invention et la soudaineté et la globalité de sa réalisation. La vision du créateur se produit durant des moments d’inspiration qui surviennent de manière soudaine et qui deviennent une préoccupation insistante, une focalisation unique [...]. Une telle vision semble souvent être l’émanation d’une source extérieure [...]. » (p.24)

Le prosélyte : « Le prosélyte partage avec [le créateur] sa capacité d’inspiration, voire même de créativité. Et il

partage avec l’idéaliste un idéalisme et un attachement à ses idéaux qui ultimement peut limiter son leadership. [... A la différence du créateur], le prosélyte doit créer un marché de toute pièce et convaincre les gens collectivement de soutenir son idée. (ex. Steve Jobs a dû convaincre toute l’industrie informatique (et non pas uniquement les consommateurs) de la viabilité du Macintosh, pour que celui-ci ait des applications, des périphériques, etc.) De plus, le prosélyte s’avérerait moins capable de survivre à la transition d’une organisatio n entrepreneuriale à une organisation établie, que le créateur. [...] Il s’agit certainement du style de vision le moins indépendant des 5 styles de vision. [... Le prosélyte] ajoute de la valeur à la périphérie plutôt qu’au cœur de la vision. » (p.25)

L’idéaliste : « L’idéaliste est quelqu’un qui spécule sur un idéal, qui rêve intensément de perfection et qui

minimise voire ignore le flot de contradictions du réel. En tant que visionnaire, son idéalisme doit susciter un appel et cristalliser les rêves [...] Mais [... comme] le créateur, la source d’inspiration de l’idéaliste est introspective et non interactive : [ce sont] des idées, les siennes ou celles déjà crées. [...] Pour mettre en œuvre sa vision, il doit convaincre les gens [...] non seulement d’exé cuter un plan, mais également d’accepter les valeurs qui sous tendent ce plan. Ce processus peut à certains égards ressembler à une conversion. [...] Dans la réalisation de tels idéaux, le tout est supérieur à la somme des parties. » (pp. 26-27)

Le bricoleur : « A la différence du créateur voire même de l’idéaliste, le génie du bricoleur réside non pas dans

une capacité d’introspection, d’invention ou d’imagination mais plutôt dans sa sagacité et sa clairvoyance : reconnaître l’essence d’une situation pour comprendre et traiter avec les gens et projeter ces éléments dans le futur [...] Le bricoleur est [donc] plus un apprenti que les autres stratèges [...] et ses stratégies sont plus émergentes que délibérées. [Il] est inductif. La périphérie comme le cœur de la vision émergent au cours du temps et se cristallisent souvent uniquement après coup en une vision identifiable. » (p.28)

Le devin : « La capacité la plus visible du « devin » est intérieure. [...] Comme le créateur : ses idées sont

claires, inédites et lui viennent à l’esprit comme une Visitation. Cependant, à la différence du créateur, les pensées du devin tendent à se focaliser sur les processus plutôt que sur le produit final. [...] En fait, de par sa capacité à construire des organisations le devin ressemble au bricoleur. [...] Ce dernier type de vision est largement inductif, la vision - tant le cœur que la périphérie - est largement émergente, suivie par une période de mise en œuvre plus clairement délibérée. » (pp.28-30)

Nous pouvons toutefois retenir de ces travaux que chaque processus de construction d’une vision personnelle peut varier selon ses sources d’informations : personnelles ou issues d’interactions ; selon la nature du processus : manipulation de faits, maniement des valeurs, appréhension d’une situation particulière, etc. ; selon ce qu’il modifie dans la vision : son cœur, sa périphérie ou les deux ; et enfin selon la façon dont la vision se matérialise : une illumination soudaine ou une émergence progressive.

« Un point absolument central dans le leadership [visionnaire] est la connaissance intime et détaillée de l’activité. (Mintzberg & al., 1998 ; Nanus, 1992). Koenig (1996) souligne également « l’importance de cette familiarité du dirigeant qui alimente la vision globale. » Pour élaborer sa vision, le dirigeant se sert de son expérience, de sa connaissance approfondie de son métier et de ses caractéristiques. Ces remarques sont cohérentes avec les observations de Lesca & Caron (1995) qui constatent que « certains individus auraient une propension à se construire une représentation globale, à partir de quelques informations seulement. Pour cela, ils établiraient des relations entre quelques informations et [...] ses propres connaissances et expériences accumulées dans la mémoire. » Mieux, Mintzberg & al. (1998) décrivent le dirigeant visionnaire comme une personne utilisant différentes perceptions pour extraire sa vision de son environnement :

« Il est impossible de prévoir l’avenir sans une bonne compréhension des événements passés [et présent]. Par ailleurs, nombreux sont ceux qui prétendent que la [vision] demande un certain recul qui seul permet d’obtenir une vue d’ensemble [...] Le tableau d’ensemble n’existe pas : [chacun] doit construire le sien. Le penseur stratégique doit trouver [...]

l’idée qui bouleversera son organisation. Ainsi la pensée stratégique se fait aussi par déduction. [...] Cela suppose un long, difficile et désagréable travail d’extraction : il faut réfléchir en amont pour apercevoir ce qui se passe en aval. Cependant, il ne suffit pas d’appréhender les problèmes dans toutes leurs dimensions [...] Il faut y ajouter la créativité. Le penseur [...] conteste les idées reçues [...] Les idées créatives sont toutefois si nombreuses que l’on est vite dépassé [...] No n content de voir différemment, [... il] faut [... aussi] replacer l’idée créative dans son contexte [...] Il s’agit de voir ce qui n’existe pas encore, et de raisonner au delà de la simple prévision. Il reste un dernier élément : à quoi sert tout ce travail de perception tous azimuts s’il n’aboutit pas à des actes ? Autrement dit, [il faut orienter la réflexion vers l’action.] » (1998:137-139)

De même, Nanus (1992) décrit la composition de la vision en ces termes :

« La vision est composée d’une dose de p révoyance et de perspicacité, de beaucoup d’imagination et de jugement et souvent d’une bonne dose de culot. Elle apparaît dans un esprit très bien informé, préparé par une vie entière d’apprentissage et d’expérience, et en harmonie avec les trends émergents et les développements de l’environnement externe à l’organisation. La créativité joue certainement un rôle important, mais c’est une créativité enracinée dans la réalité de l’organisation et de ses possibilités. Nous ne devons pas prétendre que la vision est toujours le résultat d’un processus ordonné. Elle occasionne souvent un processus désordonné et introspectif difficile à évaluer même par la personne qui conçoit la vision. » (1992:34)

Ainsi, la vision fait appel autant à un certain recul qu’à une créativité mêlée de clairvoyance. Enfin elle est orientée vers l’action.