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CHAPITRE 3 CADRE THÉORIQUE

3.1 La sociologie de l’éducation et la socialisation

3.1.3 Les institutions face aux identités

En amont du déclin de l’institution que propose Dubet (2002) se trouvent des réflexions sociologiques sur la modernité avancée81 (Giddens, 1991). En effet, les sociétés modernes avancées ne se

comprennent plus entièrement au regard de la sociologie classique82. La montée de l’individualisation,

qui amène une séparation de plus en plus grande entre le système et l’acteur, conduit à une remise en question du rôle de socialisation des institutions traditionnelles :

La modernité contemporaine n’est plus définie comme l’unité de l’acteur et du système, mais, au contraire, comme la séparation progressive de l’action sociale et de la subjectivité individuelle. La programmation de l’individu n’étant plus considérée comme totale, le problème de la socialisation devient celui de la réflexivité, de la critique, de la justification et de la distanciation. (Dubet, 2002, p. 69)

La montée de l’individualisation, suivant la modernité avancée, influence dès lors les identités83 (Dubar,

2002; Giddens, 1991; Kaufmann, 2004; Taylor, 2008). À une identité collective du « Nous » se substitue maintenant – en partie du moins – une identité individuelle du « Je » (Elias, 1991; Pilote & Magnan, 2008). Ce rapport entre un « Nous » et un « Je » est particulièrement saillant au sein de

80 Dubet (2010) précise ce qu’il entend par « institution » : « Si le mot institution est synonyme d’organisation, la thèse du

déclin n’a pas de sens. Si on entend par le mot institution tout fait social construit, comme le proposait Durkheim, alors la thèse du déclin est absurde. Si on conçoit l’institution comme un système de régulation et de prise de décision légitime, l’idée de son déclin est des moins vraisemblables. En revanche, si on conçoit l’institution comme un dispositif symbolique et pratique chargé d’instituer des sujets, alors la thèse du déclin de l’institution peut être défendue » (p. 17).

81 Pour Giddens (1991), la modernité avancée correspond à l’ère actuelle des pays dits industrialisés. S’il ne parle pas de

« postmodernité », mais bien de « modernité avancée », c’est parce que cette nouvelle phase n’est pas en rupture, mais bien en radicalisation avec la modernité (Halpern, 2004).

82 Nous renvoyons ici au pouvoir de l’institution discuté dans la section 3.1.1 de ce chapitre.

83 L’individualisation se présente dans plusieurs sphères de vie, dont celle de la construction identitaire (Gallant & Pilote,

l’institution qu’est l’école. Au regard de la modernité avancée, l’école tente de maintenir l’identité collective tout en se modulant à l’action des individus (Dubet, 2002; Pilote & Magnan, 2008).

Cette montée en puissance de l’individualité correspond à un retour de l’individu comme sujet réflexif. Cette « ère des identités »84 résulte de la présence d’identités qui ne vont plus de soi, qui sont multiples

et à construire (Halpern, 2004). L’individu se voit maintenant contraint de faire ses propres choix (Pilote & Magnan, 2008), devenant ainsi l’auteur de sa propre construction identitaire. C’est dire que :

Parler de construction identitaire veut simplement dire que, dans ces sociétés, à des degrés divers, les statuts sociaux et les identifications personnelles ne sont plus principalement (ou uniquement) transmis, de génération en génération, par simple reproduction mais sont aussi, de plus en plus souvent, construits, par les individus, sur la base de leurs activités et notamment de leurs performances scolaires, ludiques, corporelles, professionnelles ou autres. Les processus d’ascription cèdent la place à des dynamiques d’achievement ou, comme l’écrit Norbert Elias, « dans les identités Nous-Je, l’identité des Je prends le pas sur l’identité des Nous ». (Dubar, 2002, p. non paginé)

Si les identités sont maintenant construites par les individus, ces derniers restent, dans une certaine mesure, soumis aux structures sociales. Ce faisant, les identités demeurent en partie le produit des institutions (Halpern, 2004). La construction identitaire résulte donc d’une dialectique entre l’individu et la société puisque l’identité est « inintelligible tant qu’elle n’est pas située dans un monde » (Berger & Luckmann, 2012, p. 273). C’est dire ici que, d’un côté, l’identité se comprend au regard des structures sociales alors qu’elle est formée, cristallisée, modifiée et même reformée au fil des relations sociales. D’un autre côté, les identités influencent la structure sociale en la maintenant et en la transformant (Berger & Luckmann, 2012). Ainsi, les identités sont le produit de socialisations successives (Dubar, 2010) qui ont cours tout au long de la vie de l’individu. Elles sont donc loin d’être fixes et immuables puisqu’elles s’actualisent durant le parcours de vie (Dorais, 2004; Dubar, 2010; Kaufmann, 2004). L’identité se (re)construit tout au long du parcours de vie au regard de deux dimensions qui s’entrecroisent et sont interdépendantes, ce que Dubar appelle un processus à « double transaction identitaire » (2002). D’abord, l’identité pour soi renvoie à des actes d’appartenance au regard du

84 Plusieurs auteurs (Dorais, 2004; Dubar, 1998, 2010; Kaufmann, 2004; Tajfel, 1981) font état de discussions et de débats

autour du concept d’identité. En effet, des usages plus généraux du concept renvoient souvent à des interprétations essentialistes tandis que dans la sphère scientifique, le concept est utilisé de manière si généralisée, diversifiée, mais aussi imprécise que le concept en perd parfois sa valeur et son sens (Kaufmann, 2004). Il n’en demeure pas moins que nous avons ici tenté d’en souligner les éléments les plus constitutifs aux fins de notre cadre théorique.

processus biographique. Il s’agit d’un processus d’intériorisation à partir des trajectoires sociales liées à l’individu. Les identités sont alors prédicatives et revendiquées par l’individu selon des catégories socialement disponibles et légitimes (Dubar, 2010). Les identités pour soi sont des identités réelles (Goffman, 1975). Ensuite, l’identité pour autrui est liée à des actes d’attribution selon un processus relationnel. Les identités sont attribuées par les autres, c’est-à-dire les institutions et les agents sociaux qui sont en interaction avec l’individu. Ce processus concerne les systèmes d’action liés à l’individu et mène à l’usage d’étiquettes (Dubar, 2010). Ces identités pour autrui sont des identités virtuelles (Goffman, 1975). La construction identitaire s’effectue ainsi dans un processus d’articulation, de négociation et de stratégie entre identité pour soi et identité pour autrui, où la concordance entre les deux dimensions n’est pas forcément toujours réussie (Dubar, 2010).

Selon Taylor (2008), l’identité ne concerne pas que les individus, puisque les identités collectives sont socialement construites et reconstruites au fil de l’histoire par les individus au travers des relations qu’ils entretiennent entre eux. Pour Breton (1994), d’un côté, les individus se définissent en partie par des éléments caractérisant les groupes auxquels ils appartiennent (ex. : groupe linguistique, groupe national). D’un autre côté, l’identité collective d’un groupe se constitue selon les relations entre les individus qui s’y identifient. Ainsi, l’identité individuelle induit une identification et une appartenance à des collectivités (Dorais, 2004) :

L’identification est un des éléments importants de cette dynamique. Si des individus s’identifient à un groupe, s’ils sentent qu’ils y appartiennent, c’est qu’ils perçoivent que certaines de leurs caractéristiques personnelles correspondent à celles qui fondent l’identité du groupe; que leur condition sociale est semblable à celle du groupe ou lui est liée, ou encore qu’ils partagent certains traits culturels avec ceux qui se définissent ou qu’ils considèrent comme membres du groupe. L’identification est la perception d’une affinité entre l’identité et la situation d’un individu et celle d’une collectivité. (Breton, 1994, p. 59)

L’identification à des collectivités se produit au regard de socialisations vécues tout au long du parcours de vie, ce qui conduit – dans le contexte de pluralité ethnique et linguistique actuel – à de nouvelles socialisations, voire à des dé-socialisations (Breton, 1994). En effet, le parcours de vie de l’individu est appelé à varier selon les environnements sociaux et les circonstances, menant alors à des changements dans l’identité et dans les identifications à des collectivités (Breton, 1994; Dorais, 2004; Tajfel, 1981).

Si nous reconnaissons la multiplicité des identités possibles, dans la thèse, nous nous intéressons plus particulièrement aux identités linguistiques (c’est-à-dire au sentiment d’être francophone, anglophone, bilingue, plurilingue, etc.) et aux identités civiques (c’est-à-dire au sentiment d’appartenance au Québec et au Canada) de jeunes Québécois francophones qui ont réalisé des études collégiales en anglais. Considérant la complexité conceptuelle des questions identitaires au Québec (ex. : Létourneau (2002), Seymour (2006) et Thériault (2008)), nous n’avons pas la prétention d’inscrire notre contribution dans une perspective théorique spécifique. Plus simplement, nous avons cherché à documenter l’évolution au fil du parcours de vie des identités linguistiques et des identités civiques et à comprendre le sens que les acteurs en donnent.

En somme, si la socialisation ne se comprend plus exclusivement comme la modulation de l’individu par les structures sociales, c’est-à-dire le programme institutionnel, elle met aujourd’hui de l’avant l’acteur et sa capacité à être l’auteur de sa construction identitaire et de son expérience. C’est au travers des expériences, mais surtout de la construction des expériences comme mécanisme même de socialisation, que le déclin du programme institutionnel se manifeste. S’il rejoint l’école, d’autres sphères sociales sont aussi touchées par ces changements des processus de socialisation (Dubet, 2002, 2017). C’est dire que l’individu est un acteur de plus en plus singulier de sa propre socialisation (Martuccelli, 2010).

De surcroît, le déclin des institutions, comme celui de l’école, amène l’individu à être un auteur de plus en plus actif de sa socialisation et de sa resocialisation, qui a cours tout au long de sa vie. Dans ce contexte, les biographies individuelles se voient éclatées, multiples, non linéaires et incertaines (Bessin, 2009; Longo, 2011, 2016; Sapin, Spini, & Widmer, 2007; Widmer & Ritschard, 2013). En outre, la période que représente la jeunesse, par son allongement, sa diversification et sa complexification (Galland, 1996, 2002; Gaudet, 2013), est « particulièrement riche en transitions d’un statut vers un autre, en renouvellement des articulations entre le biographique et le social, en intrication des diverses sphères de la vie, en transformations personnelles, en encadrements sociaux également » (Bidart, 2008, p. 211).

Les deux prochaines sections approfondissent ces idées au travers de la sociologie de l’expérience sociale et des parcours de vie en tant que processus. Ces deux cadrages sont ceux que nous

mobilisons plus particulièrement pour nous permettre de répondre à nos objectifs spécifiques de recherche.