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iii Un mouvement « hybride », un mouvement social et politique

Dans leur ouvrage, Christopher S. Parker et Matt Barreto soulignent la particularité du Tea Party, qui procède différemment des mouvements sociaux « classiques »215. Dans la plupart des cas, l’objectif des leaders de mouvements sociaux consiste à organiser des événements de grande ampleur (manifestations, rassemblements) afin d’attirer l’attention des médias et des pouvoirs publics. Ce n’est qu’occasionnellement qu’ils encouragent une participation politique active, le plus souvent par le vote, en promettant d’élire ou de rejeter des alliés ou des adversaires clés216. Le Tea Party en revanche, s’est doté d’un programme politique à long terme, mène des campagnes d’incitation au vote (get out the vote campaign) au moment des élections nationales et des élections de mi-mandat, et par ailleurs, il recourt régulièrement aux diverses formes de participation politique : contribution lors des campagnes électorales, envoi de courriers aux représentants, organisation de townhall meetings, les assemblées publiques locales évoquées dans l’introduction générale, et sur lesquelles je reviendrai en détail. Si de nombreux mouvements protestent et appellent au changement, peu parviennent à mobiliser des millions de militants et de sympathisants, et à

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Amenta, Edwin, Carruthers, Bruce & Zylan, Yvonne. « A hero for the aged? The Townsend movement, the political mediation model, and US old-age policy, 1934-1950. » American Journal of Sociology, 1992. vol. 98. n° 2. pp. 308-39, in Chereau.

J’évoquerai une autre méthode d’évaluation de réussite d’un mouvement social, dans le chapitre sur l’organisation du mouvement.

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Parker, Christopher S. & Barreto, Matt A. Change They Can’t Believe In : The Tea Party and Reactionary

Politics in America. Princeton : Princeton University Press, 2013.

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À cet égard, l’étude du mouvement Occupy Wall Street est intéressante, car il a peu encouragé la

participation politique, et par ailleurs, ne s’est pas doté d’un programme politique. J’y reviendrai dans le chapitre dédié aux stratégies.

les convaincre de s’engager en politique. C’est bien ce passage de la protestation de masse à la mobilisation politique qui distingue le Tea Party, comme l’ont expliqué les auteurs217. Un autre facteur distingue le mouvement Tea Party. En général, il faut plusieurs années d’organisation et de mobilisation avant que la transition de la protestation de masse à la mobilisation politique s’effectue, alors que le Tea Party, par contraste, semble être parvenu à exercer une influence conséquente seulement huit mois après son émergence. Le rassemblement orchestré autour du projet 9/12, le 12 septembre 2009 à Washington218, peut être identifié comme point de basculement, de passage de la protestation pure au mouvement social à part entière. La planification de cet événement de grande envergure a donné aux groupes Tea Party l’occasion de travailler ensemble, et des centaines de milliers de sympathisants et militants se sont rencontrés dans les rues, ont partagé un repas, leurs histoires personnelles, et leur colère. Un lien s’est créé. « Avant même que les dernières toilettes portatives soient démontées devant le Capitole, les groupes Tea Parties avaient transformé des protestations ponctuelles en un mouvement social à part entière. », comme l’explique avec une certaine ironie Devin Burghart, de l’IREHR219. C’est bien à partir de ce moment que le Tea Party commence à exercer une influence considérable ; un an plus tard en 2010, les résultats de candidats labellisés « Tea Party » aux élections de mi-mandat sont spectaculaires, dans la mesure où ils montrent leur capacité à défier l’Establishment du Parti républicain. Le mouvement prend alors une dimension politique indiscutable, témoignant d’une volonté claire d’instrumentalisation du Grand Old Party comme on le verra ultérieurement.

En 2015, Devin Burghart propose un constat intéressant : selon lui, le Tea Party n’a pas encore été totalement « absorbé » par le Parti républicain, mais il constitue un mouvement « semi-autonome » avec lequel il faut compter220. Je pense quant à moi que le mouvement a

217Parker, Christopher S. & Barreto, Matt A. Change They Can’t Believe In: The Tea Party and Reactionary

Politics in America. Princeton : Princeton University Press, 2013. p. 221.

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Le rassemblement du 12 septembre 2009 est décrit dans le chapitre concernant la genèse du mouvement.

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Burghart, Devin. « Tea Party Nationalism: A Critical Examination of the Tea Party Movement and the Size, Scope, and Focus of Its National Factions ». IREHR. October 12, 2010. p. 17.

https://www.irehr.org/2010/10/12/tea-party-nationalism-report-pdf/. Consulté le 16 juin 2016.

220

Burghart, Devin. « Inside the South Carolina Tea Party Coalition Convention ». IREHR. Feb. 5 2015. http://www.irehr.org/issue-areas/tea-party-nationalism/tea-party-news-and-analysis/640-inside-the-south-

carolina-tea-party-coalition-convention. Consulté le 7 mars 2015.

Voir l’original : « This Tea Party convention provides a new look at the Tea Party movement. (…) This Tea

Party movement is not yet disappearing completely into the Republican Party, but remains a semi-autonomous movement that must be reckoned with. »

bel et bien évolué. Au départ, le Tea Party consiste plutôt en une mobilisation protestataire de masse et de rue, avant de s’organiser pour devenir un mouvement social et politique à part entière. Il systématise son activité militante, se dote d’un programme politique précis, et utilise les avenues institutionnelles pour exercer son influence. Et sa stratégie est en effet d’effectuer des changements « depuis l’intérieur » (from within), et « depuis les coulisses » (as an aside) du Parti républicain221.

« Nothing unusual », un mouvement comme les autres ?

En avril 2010, le stratège républicain Ed Goeas avait posé une question fondamentale pour un mouvement qui venait d’apparaître sur la scène politique, sans structure ni leadership identifiés. Il s’interrogeait sur la capacité du Tea Party à s’inscrire dans le temps (à savoir jusqu’aux élections en fin d’année), et à maintenir l’intensité des débuts : « How long will this last (and) will that intensity be there in November? 222» Or, cette question se pose de façon récurrente depuis l’émergence du mouvement, avant chaque échéance électorale. En 2010, les experts se demandaient si le Tea Party serait capable de générer une mobilisation de masse, d’encourager la participation politique et de convertir ses provocations en influence politique réelle. En 2016, la plate-forme des candidats républicains à l’investiture pour l’élection présidentielle, puis l’élection de Donald Trump à la Présidence des États-Unis, semblent confirmer que le mouvement est parvenu à transformer une énergie « grassroots » en réalité politique. Il est donc possible de parler de mouvement politique, animé par une volonté claire d’instrumentalisation du Parti républicain.

En tous cas pour Diana, du groupe local Philadelphia Tea Party Patriots-Landsdale, il ne fait aucun doute que le Tea Party est un mouvement « comme les autres ». Au cours d’un échange de messages électroniques en mai 2015, Diana exprimait l’idée intéressante selon laquelle il n’y a rien d’inhabituel dans ce que fait le mouvement Tea Party : « There is nothing unusual about what the Tea Party movement is doing. 223» Pour elle, le Tea Party ne se démarque pas : il s’inscrit dans la lignée des autres mouvements puisqu’il s’agit de

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Ces termes sont systématiquement utilisés par les militants Tea Party.

222

Parker et Barreto, Change They Can’t Believe In : The Tea Party and Reactionary Politics in America. p.220.

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La situation de Diana est assez exceptionnelle par rapport aux autres militants de mon terrain, puisqu’elle co- préside un groupe local avec son mari, Philadelphia Tea Party Patriots-Landsdale, et est par ailleurs salariée de l’organisation nationale Tea Party Patriots. Je reviendrai en détail sur son profil dans les chapitres sur

citoyens américains qui défendent leurs droits, le respect de la loi, la Constitution et les principes énoncés par les Pères fondateurs. Les arguments du discours sont classiques, et j’y reviendrai plus loin. Mais qu’en est-il pour les autres militants, et les Tea Partiers en général ? Comment font-ils référence au Tea Party ?

2. Appellation : la définition du Tea Party par les Tea Partiers

Plutôt que de présenter une liste des définitions proposées par les différents groupes et organisations pour présenter le mouvement Tea Party, je propose d’étudier les termes utilisés de façon récurrente par ses membres. À partir des échantillons de mon terrain, un éventail de termes et de concepts se dégage, similaires à ceux utilisés par les groupes Tea Party en général. Peuvent par exemple être retenues les définitions suivantes, qui sont proposées respectivement sur les sites internet des groupes Delaware County Patriots, Greater Boston Tea Party, Twin City Tea Party, Greater Marlborough Tea Party et Philadelphia Tea Party Patriots-Lower Bucks : « a grassroots group of ordinary citizens … », « a group of citizens… », « a group of local citizen patriots… », « concerned citizens and voters… » et « a grassroots movement… ». Groupe ou mouvement, l’accent est mis sur l’aspect grassroots, citoyen, patriotique et local. Quant à l’objectif annoncé du Tea Party, un coup d’œil au site Conservapedia permet d’en avoir une version synthétique.

La définition du Tea Party sur le site Conservapedia, « the trustworthy encyclopedia »

La définition donnée sur le site Conservapedia, auto-proclamé « l’encyclopédie fiable » (The Trustworthy Encyclopedia), fournit des éléments intéressants pour une réflexion sur la vision du mouvement « de l’intérieur ». Elle s’inscrit dans une perspective conservatrice, qui reflète a priori celle des membres224. Cependant, il n’est pas certain que tous les membres du

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Conservapedia est un projet d’encyclopédie en ligne basé sur la technologie participative wiki, avec une politique éditoriale pro-américaine (en utilisant par exemple l’orthographe américaine du mot « labor », par opposition à l’orthographe anglaise « labour »), défendant une idéologie de conservatisme social et une vision chrétienne fondamentaliste du monde. Il a été créé par Andrew Schlafly, le fils de la militante conservatrice et antiféministe Phyllis Schlafly en réponse à ce qu’il décrit comme la « vision anti-américaine et anti-chrétienne de Wikipédia ». Voir http://www.conservapedia.com/Tea_Party_Movement. Consulté le 18 juin 2015.

mouvement défendent l’idéologie de conservatisme social prônée sur le site225. Je précise que je n’ai pas demandé à mes contacts s’ils étaient d’accord avec cette définition. En revanche, il est certain que les thèmes et la rhétorique sont similaires à ceux généralement employés par les militants : militantisme de la base, caractère individuel (renvoyant à la notion de citoyenneté), organisation autonome, unité, responsabilité fiscale, gouvernement limité et enfin, filiation historique.

« The TEA Party Movement (TEA is a backronym for Taxed Enough Already) is an ongoing, nationwide mainstream movement of grassroots protesters, encompassing millions of individuals and thousands of self-organizing groups, all united in accomplishing a single goal: returning fiscal responsibility and limited government to the United States through the exercise of political activism.[1] The main focus of the TEA Party Movement is a rebuke of outrageous mandates, overspending and a radical agenda by an out of touch federal government with values similar to King George III (see Boston Tea Party).[2] 226»

La référence à la Boston Tea Party « originale » est indiquée en toutes lettres. Or, le choix du terme Tea Party par le mouvement s’est révélé on ne peut plus judicieux.

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