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iii Exercices de justification et sentiment d’injustice

Comme l’explique le politologue et sociologue Érik Neveu, le modèle de la mobilisation des ressources, en refoulant l’héritage du comportement collectif, présentait aussi le risque d’ignorer les éléments de discours, et les échanges entre les membres du mouvement. Or, il s’agit d’aspects essentiels qui renvoient à des programmes, des analyses théoriques, mais également à la verbalisation d’un sentiment d’injustice et à des exercices ordinaires de justification406. Et en effet, lors de mes entretiens, tous mes contacts sans exception ont insisté pour m’expliquer « pourquoi » ils s’étaient engagés. Pourtant, je leur précisais systématiquement que j’étais davantage intéressée par l’aspect opérationnel que par les questions idéologiques ou de motivation407. J’ai notamment été sidérée lorsque Johanne, une militante rencontrée le matin lors du défilé du 4 juillet 2013 à Springfield, en Pennsylvanie, me remettait l’après-midi même, lors d’une célébration organisée par le groupe Independence Hall Tea Foundation à Philadelphie, un dossier complet contenant sa biographie, les raisons de son engagement, ses articles publiés dans des journaux locaux, et le suivi de toutes ses activités militantes408.

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Les vagues de renouveau religieux couvrent une période allant du début du XVIIIème siècle à la fin du XIXème

siècle. Le Great Awakening, qui débute en Grande-Bretagne, prend une ampleur plus importante dans le contexte américain.

406Neveu, Érik. Sociologie des mouvements sociaux. (Paris : La Découverte, 1996) Paris : Repères, 6è éd. 2015,

p.101.

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Comme je leur expliquais, les motivations avaient déjà fait l’objet de nombreuses analyses, et je

m’intéressais pour mon projet en priorité aux modes opératoires du mouvement (voir l’introduction générale).

408Joanne m’a fourni une enveloppe A4 épaisse, contenant des copies papier de tous les documents

Comment l’expliquer ? Est-ce par nécessité de convaincre, ou s’agit-il d’une recherche de légitimité, de transparence ? Le besoin de justification constitue une caractéristique propre à tout mouvement social, et plusieurs militants m’ont d’ailleurs demandé—en général sur le ton de la plaisanterie—si j’allais témoigner du fait qu’ils n’étaient pas « ces cinglés du Tea Party » que la presse (libérale en l’occurrence) se plaisait à dépeindre (You will tell them we’re not crazy, right?). Ceci renvoie à la position du sociologue comme « porte-voix » pour la population qu’il étudie, question à laquelle j’ai été confrontée pendant toute la durée de ma recherche de terrain. Toutefois, Johanne ne m’avait pas attendue pour faire publier ses articles dans différents quotidiens locaux, ni pour envoyer ou distribuer des courriers aux représentants, et même à Nancy Pelosi, alors Présidente de la Chambre des représentants. Et son cas était loin d’être unique.

On a vu que le sentiment d’injustice est à l’origine de la mobilisation. Or, ce sentiment, comme toutes les autres perceptions, est lié à des représentations dictées par un cadre de références culturelles et intellectuelles. C’est ce cadre qui détermine les dispositions des individus à adhérer à la cause du mouvement, et qu’il faut donc mettre en lumière. Il va de soi qu’il ne s’agit ni de « redécouvrir, de façon naïve et émerveillée, que les croyances importent »409, ni de proposer une explication purement psychologique. Cependant, ce sont ces schémas normatifs qui expliquent qu’un décalage important puisse être ressenti par rapport à la réalité. Il ne s’agit que de perceptions, mais il n’en reste pas moins que cela détermine la propension à se mobiliser.

Les représentations, et les schémas de pensée des individus sont dictés par des idéologies et croyances, que l’on peut désigner par le terme de culture. Par « culture », j’entends la définition proposée par les sociologues James M. Jasper et Clifford Geertz, à savoir une « toile de significations », « maillages d’idées, traditions, principes moraux, métaphores, croyances confuses, qui enveloppent et structurent l’expérience. (…) Une culture s’adosse à des évidences socialement construites, des magasins de connaissances qui organisent la pensée de groupes et d’individus. Ces cultures et stocks cognitifs constituent une ressource à partir de laquelle, en fonction de socialisations et de trajectoires, peuvent s’élaborer des systèmes normatifs qui disent le juste et l’injuste, les possibilités d’un autre vivre-

409Neveu, Érik. Sociologie des mouvements sociaux. (Paris : La Découverte, 1996) Paris : Repères, 6è éd. 2015.

ensemble. 410» C’est bien à une dimension culturelle que Diana, du groupe Philadelphia Tea Party Patriots-Landsdale fait référence, lorsqu’elle évoque les différences de perspective sur la question de la redistribution. Elle pense, contrairement à Obama qui croit à la redistribution des richesses, que si certains gagnent des millions de dollars grâce à leurs sociétés, et qu’ils ont créé ces sociétés, il faut les en féliciter. Elle n’attend pas que ces personnes paient pour elle. D’après elle, cette différence de vue est culturelle, et dépend de la génération à laquelle on appartient, et de la façon dont on a été élevé.

D : He (Obama) believes in redistribution of wealth. I believe that if someone has a business, and they have a multi-million dollar business, and they created that business, then alleluiah! I applaude them. I don’t expect them to pay for me. But that’s the difference in the culture. When you were born, and how you were raised411.

En outre, on voit ici l’opposition entre culture de rétribution et culture de redistribution, sur laquelle je reviens plus loin. L’analyse de cette culture est donc indispensable pour comprendre les représentations qu’ont les acteurs Tea Party de la société américaine, et je vais donc maintenant tenter d’apporter un éclairage sur leurs idéologies et croyances.

2. Idéologies et croyances

La notion d’idéologie doit être maniée avec prudence. Utilisée par certaines théories du comportement collectif s’inscrivant dans « l’héritage marxiste », cette notion présentait le défaut « d’attribuer à des classes réifiées des systèmes de croyance trop lisses pour être vraisemblables ». Ces théories par ailleurs, n’étaient pas parvenues à élaborer une « théorie de la pratique » suffisamment efficace. Néanmoins, il est essentiel de comprendre l’idéologie, car elle renseigne sur la façon dont les croyances font prendre des collectifs ou les défont, et délimitent leurs capacités de mobilisation412.

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Ibid.

411

Voir Entretien Diana, Philadelphia, July 7, 2013.

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