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Éliane VOGEL-POLSKY arrime l’affaire Defrenne à la première grève des femmes en Belgique à Herstal, à la Fabrique nationale d’armes en 1966 qui a duré deux mois et demi, qu’elle qualifie d’« une des luttes les plus extraordinaires » auxquelles elle ait jamais assisté270. Un mois avant la grève, elle avait animé un séminaire pour la Fédération générale du travail belge, grande organisation syndicale socialiste de l’époque (FGTB) sur le thème de l’Europe et de l’égalité des salaires. Parmi les participants (dont 12 femmes), se trouvaient 3 ouvrières de la Fabrique nationale et l’une d’elles, Charlotte, était déléguée syndicale. La juriste avait expliqué que la seule disposition permettant d’exiger en Europe l’égalité des salaires entre hommes et femmes (l’Organisation Internationale du Travail (OIT) n’ayant alors qu’une valeur déclaratoire) se trouvait dans le droit européen. Convaincue que l’article 119 du traité de Rome271 n’était pas « simplement une disposition programmatique, mais qu’elle est directement applicable »272, Éliane VOGEL-POLSKY, s’est insurgée, mais elle était quasiment la seule à penser cela en 1967 :

« J’avais écrit des tas d’articles que j’avais envoyés à tous mes collègues juristes européens, mais ils me souriaient, me répondaient aimablement… j’étais vraiment la féministe de service que son féminisme aveuglait ! Je ne méritais même pas d’être citée contre dans leurs ouvrages »273.

Devant cette situation statique, elle se dit que l’information sur l’applicabilité directe hors du milieu des experts, des justiciables et surtout des femmes était ce qui faisait défaut. C’est ainsi qu’elle va entreprendre des « combats », et pour avoir de la visibilité utile, prouver que cette disposition n’est pas programmatique, il fallut porter la question de

270 VOGEL-POLSKY, Éliane. Op cit., p. 141.

271 La version initiale de l’article 119 : « chaque État membre assure au cours de la première étape, et maintient par la suite, l’application du principe d’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail. Par rémunération, il faut entendre … le salaire ou tout traitement ordinaire de base ou minimum, et tous autres avantages payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l’employeur au travailleur en raison de l’emploi de ce dernier ».

272 VOGEL-POLSKY, Éliane. Op cit., p. 142.

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l’interprétation de l’article 119 du traité de Rome devant la CJCE (actuelle CJUE). Les ouvrières de la Fabrique nationale étaient en pleine période de renégociation de leurs conventions collectives et Charlotte, leur collègue déléguée syndicale, introduit l’idée de faire valoir l’article 119. En plus d’avoir des conditions de travail misérable, elles étaient très mal rémunérées. Par exemple, l’usine était si mal agencée que plusieurs femmes avaient été scalpées par accident ; elles ne pouvaient pas aller aux toilettes par manque de dispositif (un robinet pour 2000 femmes) ; elles avaient trop chaud en été et trop froid en hiver. Le « travail comparable » n’était pas reconnu et elles n’avaient pas accès à l’école de formation de l’usine… Bien malheureusement, les ouvrières entrèrent en grève sans un programme préparé avec Éliane VOGEL-POLSKY.

• Un échec judicaire et une satisfaction personnelle

« Nous voulons l’article 119 », exigeaient-elles sur leurs pancartes sans même évoquer la substance de l’article, et encore moins l’égalité des salaires. Elles avaient seulement demandé à être payées comme le premier salaire masculin (les balayeurs de cour), cependant, leurs qualifications étaient bien au-dessus. Pourtant, les grévistes ont préféré gagner la grève en introduisant des revendications moins élevées afin de convaincre les hommes qu’elles avaient des voix à faire entendre et qu’elles n’y échoueraient pas. Pour la juriste, ce combat fut à la fois beau et sinistre car ce fut un échec à l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. Pendant presque un mois, les travailleuses de la FN ont paralysé 12 000 personnes, et boycottées par leur propre syndicat, elles n’ont eu aucune indemnité car la grève a été considérée comme illégale. Des maris furieux, enfants dans les bras venaient les accabler d’injures : « Salopes ! Et la soupe ? Qu’est-ce que vous faites là ? »274. Si par leur ténacité la grève fut reconnue le mois suivant par le syndicat, les ouvrières ont seulement obtenu que la différence de salaire qui était de 3 francs de l’époque, soit réduite de moitié275. Mais elles étaient satisfaites d’avoir prouvé qu’elles pouvaient se mobiliser jusqu’au bout de leur revendications sans abandonner face aux difficultés.

274 VOGEL-POLSKY, Éliane. Op cit., p. 143.

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Le second exemple est l’affaire Defrenne : une hôtesse de l’air de la compagnie Sabena venait d’être remerciée le jour de ses 40 ans, conformément à son contrat de travail, elle avait été licenciée sans indemnités. Or, la compagnie aérienne alimentait un fonds de pension pour le personnel volant masculin. Et comme les femmes ne travaillaient que jusqu’à quarante ans, elle cotisait moins, sachant que leur salaire lui revenait beaucoup moins cher. D’autres clauses désavantageuses s’appliquaient aux hôtesses : une fois sorties à cause de leur âge, elles pouvaient rester au chômage pendant vingt-ans ou travailler ailleurs en attendant de toucher leur pension de retraite ; mais même si elles voulaient travailler en majorité, aucune obligation n’existait pour Sabena de les reprendre dans le personnel au sol.

Le premier arrêt Defrenne en 1971 fut une défaite car la CJCE (actuelle CJUE) a méconnu la compétence de l’article 119 sur les problématiques de retraite et a critiqué le manque de mesures nationales d’application en matière d’égalité de salaire. C’est le deuxième arrêt de 1976 qui fut un succès, le contexte s’y prêtait par ailleurs : De 1971 à 1976, les féministes s’étaient largement mobilisées dans une période de grèves successives en France et en Angleterre sur la question de l’égalité. Une médiatisation intense aidant, et après la publication du rapport SULLEROT en 1972, la conscientisation était à l’œuvre. Et au Sommet de Paris de 1972, l’égalité est abordée dans la politique sociale, marquant l’engagement de l’Europe entre autres de rendre les travailleurs plus proches de l’Europe et de protéger les catégories « marginales » comme les femmes ou les handicapés. Cet arrêt a marqué le principe d’égalité des salaires comme un droit social fondamental ; il n’était pas seulement un principe de non-concurrence, mais l’un des fondements sociaux de l’Europe276.

Ce chapitre avait pour objectif d’introduire le processus d’importation ou la transposition du droit européen de non-discrimination en France qui nous servira de point de comparaison avec la Partie II de la thèse sur l’importation/exportation du droit international et du droit européen (que nous appellerons ‘droit « occidental »’) au Burkina Faso. Les vertus de l’influence européenne se traduisent par plusieurs points. D’abord, les

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traités, les règlements et les directives ont servi à mettre en lumière des préoccupations en matière d’égalité en servant d’aiguillon pour les États membres dans l’élaboration de leur propre législation. Ensuite, l’expérience particulière de la France au contact du droit européen de non-discrimination est la prise en compte de la discrimination, que son histoire se refusait à admettre et aussi du fait de sa conception républicaine du principe d’égalité opposant formalisme et substantialité277. Le panorama du statut des femmes européennes passé brièvement en revue depuis les influences des grandes époques gréco-romaines, le moyen âge, la Renaissance… a montré que l’Europe d’aujourd’hui était bien plus disposée hier, à maintenir la hiérarchisation et la domination entre les sexes et par conséquent, les discriminations sexistes. Les mouvements féministes et féminins ont considérablement participé à la construction d’une société qui tend vers l’égalité entre les femmes et les hommes. Mais, ils ont aussi mis en exergue d’autres rapports de domination et de hiérarchisation sur les femmes racisées. Loin d’être universel, le féminisme s’est révélé fragmenté en plusieurs groupes identitaires. Kimberlé CRENSHAW a théorisé cette neutralisation des discriminations dans le concept de l’intersectionnalité qui permet ainsi de mettre en lumière l’importance du point de vue situé, et prendre de la distance avec les essentialisations diverses que l’ « occident » et ses outils font peser sur les identités des « autres qu’occidentaux/ales ». Identités qui semblent pour lui figées, mais que Stuart Hall déconstruit et présente comme un ensemble d’éléments qui s’additionnent et se soustraient parfois naturellement en fonctions des rencontres avec l’altérité, qui, se renouvelle de façon indéfinie. Dans le chapitre suivant, nous allons aborder l’acculturation de la France sous l’influence du droit européen.

277 PIGEYRE, Frédérique. L’Union européenne et les droits des femmes: une dynamique incontestable?, [En ligne] le 22 mai 2019, [Consulté le 27 octobre 2020]. Url : http://blog.cnam.fr/politique/societe/l-union-europeenne-et-les-droits-des-femmes-une-dynamique-incontestable--1080007.kjsp.

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Chapitre 2. La transposition du droit européen de

non-discrimination en France : Acculturations

Pour Aline PREVERT « Lutter contre les discriminations » résonne de nos jours en France comme un mot d’ordre naturel accompagné d’un dispositif d’actions et d’un réseau d’acteurs. Cependant, en dépit de son engagement ancien en faveur de l’égalité et de la fraternité278, ceci n’est que très récent, car « ce n’est qu’à la fin des années 1990 que la question des discriminations entre dans l’arène publique et qu’elle est perçue comme un problème crucial à traiter »279. Le pays des droits de « l’Homme » a mis en place une politique publique de lutte contre les discriminations à la fin des années 1990 même si la pratique sociale de la discrimination était évidente et décriée par des associations280 depuis au moins les années 1930. Qu’entend-t-on par « lutte contre les discriminations » ? Quels en sont les contours en France ? Comme le préconise BOURDIEU dans le cadre de l’objectivation participante dont l’exploitation est annoncée au début, nous prévoyons d’analyser des conditions (sociales) de la production du droit antidiscriminatoire en France et des agents sociaux qui les produisent. En somme, l’idée est de parvenir à la conclusion que les acculturations281 d’importation poursuivent un but général qui plante le décor d’un point de vue situé français sur les discriminations en général, et en particulier celles sur les femmes et les personnes originaires d’Afrique « noire ».

Ce point de vue français a une assise historique, culturelle et politique.

278 BLEICH, Erik, Pracontal Mona de. Histoire des politiques françaises antidiscrimination : du déni à la lutte. In: Hommes et Migrations, n°1245, Septembre-octobre 2003. France-USA : agir contre la discrimination. I – Philosophies et politiques. p. 6.

279 PREVERT, Aline. La lutte contre les discriminations. Genèse et usages d’une politique publique, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 2.

280 Par exemple la LICRA (Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme (1927), et le MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (1949). Particulièrement, la discrimination liée aux origines.

281 Le Dictionnaire Larousse définit l’acculturation comme « la modification des modèles culturels de base de deux ou plusieurs groupes d'individus, de deux ou plusieurs ethnies distinctes, résultant du contact direct et continu de leurs cultures différentes », « une adaptation d'un individu ou d'un groupe à la culture environnante ». www.larousse.fr

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➢ De l’installation d’un sentiment discriminatoire en France

(Origines et « races »)

L’histoire de l’immigration de l’Afrique « noire » et son enracinement en France se rapporte à quatre filières migratoires : la filière scolaire (la plus ancienne), la filière militaire, (entre 1914 et 1945), les migrations de travail (après la première guerre) et enfin les regroupements familiaux (à partir de 1970)282. On aurait pu penser que ces déplacements humains et contacts entre cultures auraient eu le dessus sur les relations antiques de « domination, de subordination »283», mais aussi de la « co-construction dans la domination affirmée »284 appelée communément ‘coopération’ en matière de politiques de « développement », mais il n’en est rien. Pour la Chine par exemple, en matière de droits humains, sans une prise en compte effective de la culture et du pays, tout projet mené en matière de droits humains est considéré comme une sorte d’ingérence par les chinois285. La coopération par exemple, ne peut être vraiment une rencontre. Il faut dire que de Montaigne aux philosophes des Lumières (ROUSSEAU, DIDEROT, etc.), nombreux sont les intellectuels « occidentaux » qui se sont insurgés contre ces idéologies et les pratiques qui leur étaient liées, en construisant notamment le mythe du « bon sauvage », « naturellement bon » et en rupture avec les perversions induites par la culture, mais dont la description stricte constitue aujourd’hui encore le fondement de bon nombre de préjugés et stéréotypes qui vont être à l’origine de discriminations contemporaines286. Le mythe du « bon sauvage » qui avait pour objectif d’annihiler la peur du « sauvage », est l’idéalisation des hommes vivant en contact étroit avec la nature. Résultant de l’impétueux débat opposant « nature » et « culture », il tend à louer chez les peuples moins matérialistes un lien privilégié avec la nature.

282 KOVACS, Stéphane. « France: 12 millions d'immigrés et d'enfants d'immigrés », Le Figaro, [En ligne], 10/10/2012, [Consulté le 23/03/2013], url : www.lefigaro.fr. (Source INSEE).

283 TIMERA, Mahamet. Op cit, p.44.

284 ROZENBLATT, Patrick. Citation au 10e Congrès Annuel de l’Association Française de Sociologie, aout 2019.

285 MEDEVIELLE, Geneviève. Op. cit., p.69.

286WAGNER, Anne-Laure. Contribution au modèle d’acculturation interactif : Encourager l’individualisme pour lutter contre les discriminations, Thèse, Sous la direction de Éric Brangier et de Pascal Tisserant, Université de Metz, 2010, p.1.

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En plus des positions individuelles, la loi française jusqu’à ces dernières années a elle-même généré des discriminations287 dont nous signalerons ici certaines des plus anciennes: on peut à cet effet se rapporter à la loi du 10 août 1932, (jamais appliquée), qui prévoyait des quotas d’étrangers à ne pas dépasser dans les entreprises ; de la loi de juillet 1934 interdisant l’inscription au barreau pendant 10 ans aux avocats naturalisés français ; la loi ABUSER d’avril 1933 limitant le droit d’exercice de la médecine aux seuls Français, etc. Une tendance discriminatoire s’installe en France contre les personnes étrangères et se consolide.

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