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Approche socio historique de l’usage des pesticides et émergence du plan

2. L’approche socio-historique de la question de l’usage des pesticides dans l’agriculture

2.3. De 1945 à nos jours : de l’avènement de l’agriculture industrielle à la question de la transition agroécologique

2.3.2. De la fin de la guerre à la fin des années 1970

Cette période correspond à la phase de pleine expression de la modernisation touchant également le monde agricole. Durant les « Trente glorieuses », les progrès ont été spectaculaires dans l’agriculture. Elle est marquée par un accroissement considérable des rendements. Cette hausse est imputable à la fois aux performances des nouvelles variétés, à une meilleure connaissance scientifique du fonctionnement des peuplements cultivés (nutrition azotée et fractionnement avec Coïc dès la fin des années 40entre autres) et à une meilleure connaissance et maîtrise des facteurs limitants du rendement (aléas climatiques, les effets de la concurrence des bioagresseurs).

La généralisation de l’usage des pesticides va bénéficier de plusieurs facteurs congruents. (i) Le contexte économique est favorable aux échanges (organisation des marchés agricoles porteuse), la maximisation du rendement a été synonyme d’accroissement des marges, mais aussi des revenus (prix garantis élevés par rapport aux coûts de production). Les pesticides ont contribué à atteindre l’objectif d’accroissement de la production par une hausse des rendements105 et la France est devenue exportatrice pour certains produits agricoles comme le blé. Les produits de traitements des cultures sont apparus des intrants accessibles et rentables sur le plan économique.

(ii) Les prix étaient garantis, les agriculteurs solvables investissaient (et étaient incités à le faire). L’agriculture est devenue un formidable marché pour les firmes agrochimiques de produits de protection des plantes : « L'agriculture est alors un marché facile et extrêmement

profitable, garanti par le soutien des Etats et de leur politique agricole, composé de segments "produit-culture » (Assouline, 1989, p. 42).

(iii) Nous le rappelons, ces entreprises disposaient d’un système de recherche et développement dans un registre large de la chimie. La chimie agricole en bénéficie. Ces firmes ont été capables de mettre régulièrement à disposition des produits qui apportaient des solutions aux problèmes du moment. Par exemple, de 1945 à 1969, 256 produits nouveaux ont été mis au point en 10 ans, de 1970 à 1979, 172 nouveaux pesticides arrivent sur le marché (Assouline, 1989). De 1950 à 1969, 5 fois plus de produits ont été lancés que durant la décennie précédente (ibid.). Le tableau n°4 quantifie le nombre de nouveautés sur le marché des pesticides agricoles. Jusqu’à la fin des années 60, ce sont par ordre d’importance de nombreux herbicides et insecticides puis des fongicides qui ont été mis à disposition des agriculteurs. Les nouveautés ont réglé des problèmes posés par les produits antérieurs du marché. Les phénomènes de résistances aux insectes et aux herbicides générés par les

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premiers produits de synthèse ont été résolus. Les organochlorés montrés du doigt ont été remplacés par les organophosphorés. Toutefois sur cette période, ce sont encore des pesticides à large spectre d’activité. Le premier fongicide systémique (Benomyl de Du Pont) et le premier insecticide à base de pyréthrinoïde de synthèse (NRDC et Oxford University en 1967) ont été lancés. Parmi les pesticides, de 1950 à 1969, les herbicides sont de plus en plus employés en France et dans le monde : on compte 110 nouveaux herbicides sur 256 produits commercialisés à l’échelle mondiale.

Tableau n°4 : Evolution des lancements de nouveaux produits de 1930 à 1979 (Assouline, 1989)

Le conseil est orienté

Durant cette période, les conflits d’intérêts dans la délivrance du conseil pouvaient être relevés sans que cela n’ait soulevé de contestations tant la dynamique du progrès semblait rassembler. Les firmes phytosanitaires ont diffusé des informations sur l’efficacité de leurs produits fondées sur des expérimentations conduites avec répétition dans des stations expérimentales et sur le traitement statistique des résultats obtenus. Cette configuration est apparue un gage de scientificité : les résultats étaient par conséquent valides et robustes, incontestables sur le fond.… D’autre part, ces mêmes firmes ont déployé un réseau de technico-commerciaux efficaces dont les cibles étaient les chercheurs, les agents de développement ou les techniciens des coopératives. Elles n’ont pas cherché à atteindre les agriculteurs : « Les premiers interlocuteurs des firmes ne sont pas les agriculteurs : ce sont

les distributeurs de l'"appro", qui reçoivent les conseils, sont l'objet de l'attention des équipes commerciales des entreprises agrochimiques et qui négocient les prix » (ibid., p .42). Les

technico-commerciaux ont vendu un produit en l’associant à un conseil très attaché aux intérêts de la firme. Enfin, ces firmes ont largement communiqué dans la presse agricole et ont produit toute une série de documents pédagogiques destinés à de nombreux publics potentiels dont les enseignants des techniques agricoles. Les prescriptions « pesticides » sont entrées dans l’école par la presse technique et par les documents « publicitaires ».

Une tendance lourde s’est profilée : les techniques d’artificialisation des milieux agricoles généralisée ont créé des déséquilibres, mais les technosciences ont su montrer leur capacité à les résoudre. Par exemple, l’arrivée dans les années 70 des régulateurs de croissance pour limiter la verse des céréales trop fertilisées, associée à la mise sur l marché d’une palette de fongicides et d’insecticides systémiques plus efficaces que des produits de contact et plus souples d’utilisation ont constitué des innovations majeures et cohérentes pour intensifier les conduites des cultures.

Ainsi les progrès dans la pharmacopée ont été importants avec le développement de la chimie de synthèse. Dans les années 70, le maïs n’était plus vraiment considéré comme une plante sarclée (Blain et al., 2010). En effet, le désherbage chimique pouvait prendre le relais des binages et des sarclages. En grandes cultures, les herbicides ont été abondamment utilisés. En général pour maîtriser les adventices, des désherbages de rattrapage106 ont été préconisés par le conseil et effectivement réalisées par les agriculteurs. Mais cette période est déjà marquée par une inflexion dans le lancement de nouvelles familles de pesticides. Les nouveaux produits ont davantage été le résultat d’association en raison des coûts de la recherche et d’un durcissement des contraintes des états pour l’homologation. Pour la France, le dispositif d’homologation datant de 1943 a été revu en 1972 et les principales avancées ont porté sur la prise en compte de préoccupations vis-à-vis de l’environnement et des effets toxicologiques. Le cadre a aussi été revu pour permettre l’homologation de certaines formulations chimiques (destinés à lutter contre les viroses) : «L’esprit de la loi de 1943 visait essentiellement à

protéger l’agriculteur. Et la modification qui vous est proposée aujourd’hui conserve, faut-il le dire, cette préoccupation. Mais une autre préoccupation retient en outre l’attention du législateur, celle de lutter contre la pollution, et notamment contre l’apparition de résidus chimiques dans les aliments et les eaux, ou contre les atteintes qui pourraient être portées à l’environnement par la destruction de la faune et de la flore » (Bernard Pons107 (1972) cité par Fourche, opus cit., p. 42).

L’artificialisation progressive du milieu a été posée par certains chercheurs en agronomie et le développement, soutenue par l’Etat, comme la condition d’expression des potentiels des nouvelles variétés. On a assisté à une spécialisation progressive des agriculteurs devenant compétents dans la gestion d’un petit nombre d’itinéraires techniques dans des contextes de cultures marqués par une faible diversité. La résilience des systèmes a progressivement reposé sur l’usage des intrants chimiques dont les pesticides de synthèse ont fait partie.

Pour gérer les bioagresseurs, une gamme de conseils diffusés par grands types de production et émanant du service officiel de la protection des végétaux a été mise à disposition des professionnels. Ces derniers ont progressivement réclamé un conseil de plus en plus affiné avec la diffusion de préconisations (substances actives, produits, conditions d’emploi et calendriers). Ce fut un moyen de prescrire des pesticides pour gérer les bioagresseurs des cultures via un organisme considéré impartial. A partir de 1961, l’index phytosanitaire va servir de référence (il est rédigé par l’ex Ligue nationale de lutte contre les ennemis des cultures et l’Association de coordination des techniques agricoles (A.C.T.A.)). Le nombre de pages de cet index n’a fait que croitre d’année en année108 (Fourche, 2004), révélant la montée en puissance de la lutte chimique installant ainsi les pesticides de synthèse dans le paysage de la protection des cultures.

Ce panorama jalonne rapidement « les Trente glorieuses ». « Le type de progrès agricole pour

lequel l’État s’engage alors, est celui proposé par une agriculture intensive, capitaliste, reposant sur la science, et dans laquelle le paysan, déqualifié, présenté comme incapable par nature, doit se soumettre aux choix et aux pratiques déterminés par l’agronome et sa science » (Jas, 2005, p. 55). Le paysan est devenu un chef d’entreprise familiale, un

106 Dans le cadre de la maîtrise des adventices, un désherbage de rattrapage est un désherbage qui vient en complément d’une première action mécanique ou chimique et qui n’a pas permis de contenir de manière satisfaisante les « mauvaises herbes ».

107 Extrait de Allocution de Bernard Pons, in « Contrôle des produits antiparasitaires », dans Journal officiel de

la République française, Débats parlementaires (Sénat), séance du 2 novembre 1972, pp. 1911-1918

108 En 1991, on a compté 519 pages contre 128 pour la première publication de ce type de recensement (Fourche, 2004).

responsable d’exploitation agricole qui se devait d’être au fait des techniques agricoles modernes.

Mais des effets non intentionnels du recours aux pesticides pour protéger les cultures ont soulevé des questions et ont fait émerger pour certains déjà la nécessité d’envisager des voies alternatives… Rachel Carson, scientifique biologiste, a publié « Silent spring » aux Etats-Unis en 1962. Elle a choisi un format touchant le grand public pour l’informer. Silent spring sera traduit en plusieurs langues, L’ouvrage a eu l’effet d’un pavé dans la mare de l’intensification. L’auteur y a dénoncé les effets désastreux des agricultures américaines intensives et fortement utilisatrices de pesticides, en particulier sur les oiseaux. Elle a révélé en particulier les effets délétères du DDT109, considéré comme la solution à tous les problèmes posés par les insectes. Employé à grande échelle, l’insecticide de la famille chimique des organochlorés est fortement persistant dans les milieux. Il s’est accumulé le long des chaines alimentaires (bioaccumulation) entrainant empoisonnements et perturbations des cycles biologiques de la faune aviaire (en particulier des prédateurs en bout de chaine comme les faucons pèlerins). L’ouvrage a eu un succès médiatique retentissant et controversé qui sert encore aujourd’hui de point d’appui pour inscrire l’origine des mouvements de contestations sur les pesticides de synthèse. Il a soulevé en particulier la question des conséquences de leurs usages sur les êtres vivants non directement considérés utiles par l’agriculture. Il a contribué à revoir la réglementation en matière de pesticides aux USA et a amené ailleurs à reconsidérer ce moyen de gestion des bioagresseurs. En France, de nombreuses observations ont fait état des effets toxiques sur les insectes butineurs des applications de DDT et ce dès 1946 (Fourche, 2004). Le DDT autorisé en France durant la deuxième guerre mondiale a été interdit en 1976 pour les usages agricoles.

Le début des années soixante dix est aussi marqué par des débats liés à des perceptions différentes du développement des sociétés humaines. En 1972, un groupe de hauts responsables a publié « The limits of growth ». Le rapport a proposé une analyse prospective sombre de la voie de développement choisie. En effet, au rythme observé, elle provoquerait une chute brutale de la population au XXIème siècle à cause de la pollution, de la raréfaction des ressources énergétiques et de l’appauvrissement des sols cultivables. Ces hauts responsables ont osé parler de « croissance zéro » en pleine période d’expansion économique pour de nombreux secteurs : la croissance économique n’est pas apparue une garantie pour préserver les milieux de vie et asseoir un développement garantie du bien-être des nations. En France, constatant des problèmes émergents de pollutions, d’utilisation excessive et non raisonnée des énergies fossiles et des ressources non renouvelables (minerais engrais, altération des sols), Jacques Poly110 en 1978, a plaidé pour une agriculture économe et autonome : il était déjà nécessaire de réorienter l’agriculture vers un développement durable et la clairvoyance de ses propos allait jusqu’à considérer que « la société, dans son ensemble, est

de plus en plus vigilante vis-à-vis des problèmes de pollutions ou de nuisances que peuvent susciter, ici et là, des processus de spécialisation et de concentration de la production, ou l’usage de techniques parfois agressives » (Poly, 1978, p. 3). Dès la fin des années 50 en

Californie, des entomologistes ont proposé le concept de lutte intégrée : les pesticides ne doivent être utilisés que comme solution de dernier recours après que l’on ait épuisé un ensemble d’autres méthodes préventives et curatives. Plus tard vers la fin des années 60, en

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« On a cru alors avoir mis la main sur l’insecticide universel, idéal » attribué à un enseignant de l’INA cité par Fourche opus cit., p. 265.

110 En 1978, Jacques Poly est directeur général de l’Inra. Il considère que l’agriculture est devenue trop consommatrice en produits intermédiaires et en ressources et qu’elle gagnerait à être plus autonome et plus économe.

particulier dans le cadre de travaux conduits par la FAO111, la lutte intégrée est proposée comme une voie alternative pour protéger les cultures remettant en cause la suprématie de la lutte chimique (Ferron, 1999). Enfin, «pour la première fois, en 1970 il était même fait état de

la priorité à donner, dans les actions de développement, à la compréhension du rôle des facteurs intrinsèques et extrinsèques responsables des fluctuations des niveaux de populations de ravageurs (Rabb et Guthrie , 1970) » (Ferron, 1999, p. 392).

Enfin, au cours de cette période, malgré des signaux tangibles des risques et des incertitudes liés à l’emploi des pesticides de synthèse, la perception de la balance bénéfices/risques a été nettement en faveur d’une agriculture consommatrice de pesticides pour accroître sa productivité, même si deux « clans » semblent déjà se dessiner.

2.3.3. Des années 80 aux années 2000 : le processus d’intensification et la montée des