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S ECTION 1 : L’ ASSIMILATION DU CITOYEN À L ’ ADMINISTRÉ

Dans le document La citoyenneté administrative (Page 65-69)

La doctrine ne différencie pas clairement l’administré et le citoyen au XIXe siècle ; le fait que les deux termes soient employés indifféremment le montre bien, même si cette facilité lexicale n’est pas une spécificité du XIXe siècle5. Cette identification est pourtant revendiquée en tant que telle (§ 1), bien qu’elle ne soit pas exempte de contradictions (§ 2).

§ 1. L’assimilation de l’administré et du citoyen dans le discours juridique

Au-delà d’une assimilation purement terminologique, l’identification de l’administré et du citoyen découle très clairement de la place respective qui leur est faite dans l’exposé de la théorie du droit public.

A. L’absence de différenciation terminologique

Si l’on se réfère aux manuels de droit public du XIXe siècle6, l’« administré » est alors dénommé citoyen. L. Aucoc, par exemple, évoque parmi les tâches de l’administration l’accomplissement des « services publics destinés à satisfaire les besoins collectifs des citoyens »7 ; de la même façon, Th. Ducrocq estime que le droit administratif régit « les droits et les devoirs des citoyens »8

dans leurs relations avec l’administration. On pourrait multiplier ainsi les exemples de recours au terme de citoyen pour désigner l’individu en relation avec l’administration9.

L’emploi du terme citoyen en lieu et place de celui d’administré (ou même de gouverné) pourrait être considéré comme purement analogique, n’emportant pas, dans l’esprit de la doctrine, de conséquences juridiques sur la nature des rapports entre les administrés et

5. Pour un exemple récent, Cf. VOISSET (M.), « La reconnaissance, en France, d’un droit des citoyens à la qualité dans les services publics », RFDA 1999, p. 743-749. Mme Voisset précise qu’elle utilise le terme citoyen « par commodité » (note 2, p. 743).

6. La remarque pourrait être transposée, dans une moindre mesure, à certains écrits de la première moitié du XXe siècle.

7. AUCOC (L.), Conférences sur l’administration et le droit administratif, 3e éd., Paris 1885, Dunod, t. 1, p. 11.

8. DUCROCQ (T.), Cours de droit administratif, Paris 1897, 7e éd., Fontemoing, t. 1, p. XXXIII.

9. Cf. par ex. MACAREL (L.-A.), Cours de droit administratif, Paris 1844, t. 1, p. 18 ; VIVIEN (Études administratives, 3e éd., 1859, Lib. de Guillaumin, 2 vol., 354 et 426 p.) n’emploie qu’une fois le terme administré (t. 1, p. 59), contre plus de cinquante fois le terme citoyen, dans le sens d’individu en rapport avec les administrations. L’un des exemples les plus frappants est constitué par la thèse de Joseph BARTHÉLÉMY (BARTHÉLÉMY (J.),Essai d'une théorie des droits subjectifs des administrés dans le droit administratif français, op. cit.), qui emploie indistinctement les termes d’administré et de citoyen, parfois dans une même phrase (op. cit., p. 65, 73, 127-128, 135, 138), et ce sans qu’il soit possible de déceler un quelconque motif juridique à l’emploi de l’un ou l’autre de ces termes. Sur ce thème, Cf. DUPRAT (J.-P.), « La notion d’usager. Réflexions sur trois visages d’un partenaire : l’administré, l’usager et le client », in Les administrations économiques et financières et leurs usagers, Paris 1997, Ministère de l’Économie et des Finances, p. 17-45, qui dresse une liste les occurrences du terme administré dans la doctrine juridique du XIXe siècle.

l’administration10. Cette apparente confusion terminologique s’explique cependant tout à la fois par la place centrale de la question des rapports entre l’administration et les administrés dans la définition du droit administratif et par l’insertion matérielle et conceptuelle de ce dernier dans le droit politique, c’est-à-dire constitutionnel. Interpréter l’identification des termes administré et citoyen comme une approximation doctrinale serait en outre totalement anachronique, dans la mesure où la notion de citoyen est au XIXe siècle assez clairement définie (contrairement à l’incertitude qui pèsera sur elle au siècle suivant), même si elle est l’objet de discussions : on voit donc mal pourquoi les mêmes auteurs s’emploieraient d’un côté à définir strictement la notion de citoyenneté pour ensuite, dans les mêmes ouvrages, utiliser improprement le terme citoyen11.

B. Administré, citoyen et définition du droit administratif

L’imbrication des deux notions d’administré et de citoyen est tout à fait logique si l’on se réfère à la place dévolue aux relations administratives dans l’ensemble du système juridique tel qu’exposé par les auteurs. Pour la doctrine administrative de cette période la qualité d’administré prolonge et complète celle de citoyen, ce que montrent à la fois la place matériellement impartie aux développements consacrés à l’administré dans les ouvrages juridiques et l’assimilation de la relation entre le citoyen et l’État à celle qui unit l’assujetti à l’administration.

L’examen de la définition du droit administratif et de la place dévolue à ce droit dans l’ensemble de l’exposé du système juridique montre tout d’abord que loin d’être irraisonnée, l’assimilation du citoyen et de l’administré se trouve au contraire au centre de la définition du droit administratif. Pour T. Ducrocq par exemple, « le droit administratif comprend 1° toute l’organisation administrative et financière de la France […] 2° la réglementation par les lois administratives, ayant pour objet de les appliquer, d’une partie considérable des principes du droit public qui consacrent les droits et les devoirs des citoyens et individus dans leurs rapports avec l’intérêt général, y compris la dette publique et l’impôt national […] »12

; quant à L. Aucoc, s’il conteste la définition qu’il présente comme classique selon laquelle le droit administratif est « l’ensemble des règles qui régissent les rapports de l’administration ou de l’autorité administrative avec les citoyens »13

, ce n’est pas parce qu’elle est en elle-même erronée, mais parce qu’il faut lui adjoindre le droit constitutionnel. Ce dernier point doit être tout particulièrement souligné, et donne tout son sens à la qualification citoyenne donnée à l’administré : le droit administratif est au premier chef celui qui régit les rapports entre

10. Norbert Foulquier note à cet égard que « le substantif "administré" était délaissé au profit du terme "citoyen" », mais précise aussitôt que cette identification « n’était pas étayée juridiquement » (FOULQUIER

(N.), Les droits subjectifs des administrés. Émergence d’un concept en droit administratif français du XIXe au XXe siècle, Thèse Droit public Paris I, 2001, p. 52).

11. C’est notamment le cas de Firmin Laferrière, qui est justement l’un des auteurs qui s’attache avec la plus grande précision à définir le citoyen (LAFERRIÈRE (F.), Cours théorique et pratique de droit public et administratif, 4e éd., Paris 1854).

12. DUCROCQ (T.), loc. cit.

13. AUCOC (L.), op. cit., p. 15, Aucoc conteste cette définition, non en elle-même, mais pour y adjoindre l’organisation constitutionnelle dont découlent les règles régissant les rapports entre l’administration et les citoyens.

l’administration et les citoyens ; à ce titre, il doit être rattaché au droit constitutionnel ou politique. Au moment de la naissance du droit administratif, aucune différence de nature n’est donc effectuée entre la relation administrative et la relation de citoyenneté — entre l’administré et le citoyen.

Cette unité se manifeste tout spécialement en ce qui concerne les droits électoraux. On sait que le droit de vote a toujours été considéré par la doctrine comme le droit politique par excellence, un tel droit faisant participer ceux qui en bénéficient à la désignation des autorités en charge du pouvoir, voire à l’exercice direct de ce dernier. Or à l’inverse de la doctrine contemporaine, qui oppose élections politiques et administratives14, ces dernières étant assimilées aux élections professionnelles, celle du XIXe et du début du XXe siècles considère que toute élection, même administrative, manifeste pour celui qui y participe la jouissance de droits politiques. C’est ainsi qu’alors que les conseils municipaux sont encore des organes administratifs, la loi d’organisation municipale du 21 mars 1831 prévoit que les conseillers sont élus pour six ans, par les citoyens les plus imposés de la commune15. Peu importe ici que les modalités du suffrage soient restreintes16 et censitaires, l’essentiel est que la doctrine, sans même que la question soit soulevée, considère exactement de la même façon les élections locales et les élections nationales17 : la qualité de citoyen entraîne le droit politique qu’est l’électorat, qui s’exerce pour tous les types d’élections18. Cette confusion entre les différents types d’élections, qui peut surprendre, est cependant dans la logique de la citoyenneté, pour une double raison. Eu égard à la définition de la citoyenneté tout d’abord, le droit de vote est considéré comme l’expression la plus achevée de la participation à la formation et à l’exercice du pouvoir, sans que soit prise en compte la qualité de l’organe auquel il s’applique. Contrairement aux élections professionnelles, il serait en outre peu logique de considérer les élections administratives de façon différente de celle des élections politiques, du fait de la proximité existant entre les fonctions d’administration locale et la sphère politique. Il n’en reste pas moins qu’une telle assimilation des élections parlementaires et des élections municipales aboutit à la constitution d’une « administration civique »19 : l’élection des organes administratifs que sont les conseils municipaux montre que considérer l’administré

14. Cf. par ex. ROBERT (J.), préface à KOUBI (G.), dir., De la citoyenneté, Paris 1995, Litec, p. III : « Il y a "suffrage politique" ou "exercice de droits politiques" chaque fois que les citoyens sont appelés à voter sans justifier d’une autre qualité. En revanche, il y a élections non politiques lorsque l’intéressé vote à titre d’assuré social, d’employeur, de salarié, d’étudiant… ».

15. La loi municipale du 24 juillet 1867 et celle du 5 avril 1884 ne changeront plus rien à ce principe de l’élection des conseils municipaux. Le même système est appliqué aux conseils généraux (loi d’organisation départementale du 22 juin 1833 ; loi départementale du 10 août 1871).

16. Restriction due à la crainte des révolutions communales, et qui amène notamment à mettre en place un régime spécifique pour Paris. Il ne faut cependant pas exagérer l’importance de ces restrictions. On peut au contraire souligner le rôle crucial de la participation aux élections municipales, notamment dans les petites communes, dans l’extension matérielle du suffrage universel, et, par conséquent, du droit de vote spécifiquement politique. Cf. à ce sujet ROSANVALLON (P.), op. cit., p. 267-272.

17. Voir par ex. PIERRE (E.), Traité de droit politique, électoral et parlementaire, 3e éd., Paris 1914, Librairies- imprimeries réunies, Supplément, p. 135.

18. Les élections visées ne sont pas seulement municipales, mais également professionnelles (notamment pour les tribunaux de commerce).

19. SAUTEL (G.), HAROUEL (J.-L.), Histoire des institutions publiques depuis la Révolution française, Dalloz, 8e éd., 1997, n° 392, p. 372. L’expression « administration civique » employé par les auteurs ne l’est évidemment pas dans le même sens que celui parfois utilisé dans l’administration, pour désigner ce que l’on qualifie parfois de « rôle social de l’administration » ou de « fonction publique citoyenne ».

comme un citoyen entraîne pour conséquence l’identification, au niveau local, des sphères politique et administrative.

§ 2. Une assimilation ambiguë

Si l’identification de l’administré et du citoyen est très nette, elle soulève cependant une série de difficultés tenant à la cohérence de cette approche avec la définition de la citoyenneté. Considérer les termes administré et citoyen comme sinon équivalents du moins en étroite corrélation devrait en effet entraîner deux conséquences immédiates. Même si la jonction entre la citoyenneté et la « nationalité » n’est pas aussi développée qu’elle peut l’être dans le droit public contemporain, les auteurs s’accordent cependant pour considérer qu’en règle générale la qualité de citoyen ne peut être reconnue qu’aux seuls Français : assimiler le citoyen et l’administré devrait donc entraîner l’exclusion du bénéfice de tout droit envers l’administration pour tous ceux qui ne sont pas considérés comme citoyens au regard du droit public, c’est-à-dire non seulement les étrangers mais encore les femmes et les mineurs. En outre, le raisonnement selon lequel l’administré constitue l’envers du citoyen devrait aboutir à la négation absolue de l’existence de droits subjectifs des administrés à l’encontre de l’administration : l’administré est l’individu qui a accepté de se soumettre à la décision à l’élaboration de laquelle il a participé en tant que citoyen. À moins de renier sa qualité de citoyen, l’administré ne devrait donc pas pouvoir revendiquer un quelconque droit à l’encontre de l’administration.

Or la doctrine refuse d’aller jusque là : aucun traitement de faveur n’est accordé, dans leur relation avec l’administration, aux titulaires de droits politiques20 ; et on ne songe pas un instant à dénier la jouissance de droits — qu’ils soient subjectifs ou découlent d’une loi objective — aux administrés, même si ces droits sont effectivement encore restreints. Cette dernière difficulté est de loin la plus embarrassante, en ce qu’elle montre la contradiction intrinsèque à l’identification du citoyen et de l’administré, du point de vue de la théorie juridique. Il existe en effet un hiatus apparemment insoluble entre deux interprétations opposées.

Les premiers textes révolutionnaires semblent vouloir reconnaître l’existence de droits des citoyens-administrés, comme en témoigne l’article 15 de la Déclaration de 1789, selon lequel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration »21

. Les droits de l’administré n’ont ainsi pas d’autonomie par rapport aux

20. On reviendra sur ce premier point au paragraphe suivant. Il faut simplement remarquer ici qu’un tel raisonnement n’est pas en lui-même contradictoire, si l’on considère que pour la doctrine classique, à l’inverse de l’idée fréquemment répandue aujourd’hui, l’acquisition de la citoyenneté peut être partielle : les femmes et les étrangers, pour se limiter à ces deux catégories d’exclus des droits politiques, peuvent très bien être considérés comme citoyens partiels du point de vue de la relation administrative — ce qui a certes pour inconvénient de les considérer comme redevables des mêmes obligations sans pour autant bénéficier des mêmes droits. On verra plus loin qu’un tel raisonnement est développé par Maurice Hauriou à propos de l’acquisition partielle de la citoyenneté par les femmes (infra, p. 81).

21. Il faut d’ailleurs souligner ici que l’invocation de cet article dans les débats actuels sur les droits du citoyen dans ses relations avec l’administration apparaît comme un leitmotiv permanent. Un exemple parmi de nombreux autres est constitué par la discussion devant le Sénat du projet de loi présenté en 1997 par Dominique Perben (Projet de loi sur l’amélioration des relations entre l’administration et le public, repris

droits du citoyen, dont ils constituent le prolongement pratique et quotidien. C’est en tant que citoyen que, selon l’article 17 du même texte, l’administré a droit à « une juste et préalable indemnité » en cas d’expropriation, qui ne peut intervenir que « lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment ». C’est encore au même titre qu’il se trouve soumis à l’administration fiscale, la « contribution commune » relative aux dépenses de l’administration devant être « également répartie ente tous les citoyens, en raison de leurs facultés » (art. 13).

Mais par ailleurs, de façon tout aussi nette, la doctrine, considérant l’administration comme le prolongement du gouvernement à la désignation duquel chaque citoyen a été appelé à participer, rejette tout droit préexistant que posséderait l’administré à l’encontre de l’administration en tant qu’expression de l’État : comme le souligne Édouard Laferrière, « le propre de la souveraineté est de s’imposer à tous, sans qu’on puisse réclamer d’elle aucune compensation »22

, ce qui justifie autant l’absence de responsabilité générale de l’administration que l’encadrement très strict du recours pour excès de pouvoir.

La minorité dans laquelle sont juridiquement placés les administrés, assujettis à une puissance publique dotée des attributs et de la bienveillance de la puissance paternelle, perdurera jusque dans les années 1870. À l’occasion du développement du droit local, les administrés accèderont progressivement à la qualité de sujet de droit, pour retrouver une part de leurs droits de citoyens actifs : une loi du 10 août 1871 leur accorde un droit de surveillance des actes des collectivités locales, par le biais de l’action du contribuable au nom de la commune ; il s’agit de déléguer aux administrés, considérés en tant que citoyens, la mission de contrôler la légalité des actes des collectivités locales23.

Cette apparente incohérence du discours juridique concernant les rapports existant entre l’administré et le citoyen peut s’expliquer si on examine la signification que la doctrine leur accorde.

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