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Critique de la conception républicaine de la citoyenneté

Dans le document La citoyenneté administrative (Page 128-132)

S ECTION 1 : C ITOYENNETÉ ET APPARTENANCE

A. La remise en cause du caractère abstrait de la citoyenneté

1. Critique de la conception républicaine de la citoyenneté

Le modèle républicain de citoyenneté a fait l’objet de deux séries de critiques, touchant directement à sa conceptualisation juridique. La réduction de la citoyenneté aux droits politiques est tout d’abord considérée comme dépassée, cette critique recouvrant d’ailleurs une remise en cause plus large de la démocratie représentative. Concevoir le citoyen comme celui dont l’« interchangeabilité garantit, avec la parfaite homogénéité [du corps politique], l’indivisibilité de la souveraineté dont il est titulaire »4

, c’est-à-dire comme un individu faisant abstraction de ses attaches individuelles pour pouvoir incarner la Nation serait en outre une conception désormais inadaptée à la complexité de la réalité sociale et culturelle contemporaine, la référence au « modèle français d’intégration »5 faisant alors figure d’incantation.

La jonction entre citoyenneté et droits électoraux est remise en cause, au nom à la fois de la nécessité d’un élargissement de la démocratie à des domaines autres que politiques et, dans ce dernier, du caractère excessivement représentatif des institutions. En tant que participant à l’incarnation de la Nation, le citoyen, par son vote, est réputé exercer une souveraineté dont il transmet de la sorte l’exercice à ses représentants : mais pour conforme qu’elle soit à la théorie juridique, cette interprétation aboutit en fait à la dévolution de l’exercice effectif du pouvoir à des « agents spécialisés »6 constituant une « classe représentative ». Du fait même, cette critique montre la nécessité de développer des formes parallèles de gouvernement des citoyens permettant la réalisation d’une véritable démocratie du public7.

Les modalités concrètes de celle-ci tendent toutes à désacraliser l’opération électorale. À travers la critique du régime représentatif pour l’identification totale qu’il opère entre le principe démocratique et le processus électoral, c’est l’assimilation de la citoyenneté aux droits électoraux qui se trouve visée ; par le fait même, la promotion de formes alternatives de démocratie rejaillit sur le contenu même de la citoyenneté, l’accent étant alors mis — comme c’était d’ailleurs le cas lors de sa constitution juridique — sur l’idée de participation à la désignation et surtout à l’exercice du pouvoir, sous quelque forme que ce soit. C’est ainsi qu’est affirmée la nécessité de formes plus concrètes de participation, reprenant d’ailleurs une partie de l’héritage des courants autogestionnaires, dont le rôle a été particulièrement important dans l’introduction du thème de la « nouvelle citoyenneté », qui voulaient « une Cité à la fois transparente et effervescente, sans délégation régulière ni représentation »8

.

4. BOULOUIS (J.), « La loi n° 82-974 du 19 novembre 1982 », AJDA 1983, p. 80.

5. Qui correspond à ce que Jürgen Habermas appelle le « modèle de la vieille Europe » (HABERMAS (J.), Raison et légitimité, Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, Paris 1978, Payot, coll. Critique de la politique, p. 177).

6. GAXIE (D.), La démocratie représentative, 2e éd., Paris 1996, Montchrestien, coll. Clefs, p. 15. 7. MANIN (B.), op. cit., p. 279 et s.

8. DEBRAY (R.), « Le grand retour de l'immédiat », Cours de Médiologie générale, Paris 1991, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, p. 378, l’auteur critiquant bien entendu cette voie. Il n’en reste pas moins que l’on voit émerger des formes, notamment de contestation, qui s’apparentent à un « "civisme radical" dans lequel l’État serait par essence opposé aux citoyens et la source de tous les maux de la société civile » (DONZEL (A.), « L'acceptabilité sociale des projets d'infrastructure : l'exemple du TGV Méditerranée », in « Projets d'infrastructures et débat public », Techniques, territoires et sociétés, n° 31, mai 1996, p. 67).

Au-delà de la réhabilitation de la participation, l’élargissement de l’assise démocratique d’institutions qui en étaient jusque là considérées comme exemptées est promue9. Plus encore, la participation électorale compterait moins que la prise en compte de formes autres de démocratie10, passant par la transparence du processus de délibération11. L’opinion publique, par exemple, loin d’être considérée comme une construction artificielle, est vue comme une « figure éminente de la généralité démocratique »12 : palliatif à l’absence de légitimité de la représentation, elle constituerait l’une des modalités de la participation au pouvoir entre les moments électoraux ; le pouvoir des « experts », souvent critiqué comme un détournement technocratique du pouvoir démocratique est en outre perçu comme l’introduction de représentants de la société civile dans le fonctionnement quotidien des institutions républicaines13 ; le recours à des procédures de délibération14, à la place ou en complément des procédures électorales, est également mis en avant15.

La critique adressée à la conception classique de la citoyenneté s’adresse ensuite à ce qui en constitue l’une des caractéristiques essentielles : l’obligation faite à l’individu, pour

9. Cette évolution est notamment perceptible en ce qui concerne le fonctionnement des partis politiques : auparavant vus éventuellement comme un espace non démocratique permettant de renforcer la démocratie, on exige désormais qu’ils aient eux-mêmes un fonctionnement démocratique, notamment matérialisé par la participation des « citoyens-militants » à leur fonctionnement et leur orientation (Cf. DONEGANI (J.-M.), SADOUN (M.) La démocratie imparfaite, Paris 1994, Gallimard, coll. Folio-essais, spéc. p. 79 et s.) ; cette remise en cause du fonctionnement des partis politiques, qui avaient succédé dans le rôle d’intercesseurs politiques à un parlementarisme représentatif disqualifié dès la fin du XIXe siècle, accélère la crise de la démocratie représentative, le parti ayant jusqu’alors servi de substitut représentatif au parlementarisme (MANIN (B.), op. cit., p. 252-253).

10. Cf. par exemple ROUSSEAU (D.), dir., La démocratie continue, Paris-Bruxelles, 1995, LGDJ-Bruylant, 165 p.

11. Ce courant est évidemment redevable des travaux de Jürgen Habermas (surtout Raison et légitimité. op. cit., et Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris 1997, Gallimard, NRF-essais, 554 p.), et des discussions de l’œuvre de Hans Gadamer ; Sur tous ces points, Cf. LENOBLE (J.), BERTEN (A.), « L'espace public comme procédure », in COTTEREAU (A.), LADRIÈRE (P.), dir., « Pouvoir et légitimité. Figures de l'espace public », Raisons pratiques n° 3, 1992, Editions de l'EHESS, p. 83-108. La critique française de la démocratie représentative ne reprend toutefois pas le caractère systématique de la pensée habermassienne, et ne pense notamment pas les rapports entre démocratie représentative et délibération en termes d’opposition (Voir notamment MANIN (B.), op. cit., in fine).

12. GAUCHET (M.), La révolution des pouvoirs. La souveraineté, le peuple et la représentation, Paris 1995, Gallimard, coll. nrf-Bibliothèque des histoires, p. 23.

13. HERMET (G.), La démocratie, op. cit. p. 87. L’idée peut sembler curieuse, mais elle est pourtant tout à fait logique : à partir du moment où l’on conteste la légitimité des représentants élus, et le caractère démocratique des processus électoraux, les « experts » (juges ou techniciens) ont autant (aussi peu) de légitimité démocratique que les élus.

14. MANIN (B.), « Volonté générale ou délibération ? », Le Débat, 1er trim. 1985, n° 33, p. 90 ; également, HERMET (G.), Le peuple contre la démocratie, op. cit., p. 42-43.

15. Il faut réserver une place particulière, dans les débats relatifs à la démocratie représentative, à l’argumentation développée par Pierre Rosanvallon (ROSANVALLON (P.), « Malaise dans la représentation », in FURET (F.), JULLIARD (J.), ROSANVALLON (P.), La République du centre. La fin de l’exception française, Paris 1988, Calmann-Lévy, coll. Liberté de l’esprit/Fondation Saint-Simon, p. 131- 182, et, plus récemment, Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris 1998, Gallimard, coll. nrf-Bibliothèque des histoires, 379 p.). Plus que la crise constatée par Bernard Manin ou Guy Hermet, c’est l’idée de représentation elle-même (au double sens de l’image et du procédé) que Pierre Rosanvallon, en relisant son histoire depuis la Révolution française, juge impossible. Cette relecture critique l’amène à contester le postulat qui est à la base (de la théorie) du gouvernement représentatif : l’antériorité de l’existence du peuple sur celle des représentants. La représentation est forcément en crise, puisqu’il n’y a rien à représenter, ou plutôt que c’est le processus de représentation qui tout à la fois construit l’identité collective (le peuple) et « révèle l'individu à lui-même », en lui faisant prendre conscience qu’il est membre de la collectivité. (Le peuple introuvable, p. 354-361). D’où une double conséquence : il est vain d’opposer « le peuple » à ses représentants, car celui-là n’a pas d’existence réelle indépendamment de ceux-ci ; le citoyen, en tant qu’individu politique, n’a pas non plus d’existence autonome, mais devient lui-même en participant au « travail de la représentation ». Ce raisonnement recoupe en grande partie (de façon d’ailleurs explicitement revendiquée) les discussions ayant lieu autour du communautarisme (Cf. infra, p. 131).

devenir véritablement citoyen, de se détacher de toute attache originelle pour parvenir à l’indépendance qui permet, comme l’écrivait Georges Burdeau, d’en faire « un citoyen abstrait, mû par des principes, détaché des contingences et satisfait de se reconnaître dans la volonté désincarnée d’une entité à laquelle il s’immole : nation, volonté générale, bien public »16

. Le modèle républicain s’avérerait désormais incapable de s’adapter aux nouveaux rapports entre les citoyens pris individuellement et la collectivité politique à laquelle le lien de citoyenneté est censé les rattacher. Il faut donc « en finir avec la IIIe République »17, car « la tentative de trouver un ancrage dans la citoyenneté républicaine de la fin du siècle dernier participe plus d’un bouche à bouche désespéré avec une France disparue que des retrouvailles avec une tradition vivante »18

. Si en effet la conception tout à la fois abstraite et universaliste de la citoyenneté était (éventuellement) adaptée au cadre de la IIIe République, dans la mesure où la construction politique de la nation en tant que communauté des citoyens coïncidait tant bien que mal avec la communauté nationale réelle, il en va différemment aujourd’hui, du fait de la crise que connaît également cette communauté nationale. Or « le principe même de la citoyenneté », ainsi que le souligne Raoul Girardet, « suppose entre tous les membres d’une communauté qui s’en réclame la présence de moyens de compréhension réciproque, la libre acceptation d’un système élémentaire commun d’usages, d’habitudes et de valeurs. Lorsque se trouve dépassé un certain seuil acceptable de différenciation culturelle, cesse avec l’effacement de tout substrat civique toute possibilité d’action législatrice comme toute perspective de projet d’ordre collectif »19

. Le maintien de la référence à la conception républicaine de la citoyenneté, alors que le projet politique commun qui la sous-tendait est fortement contesté, vide la notion de sa substance, et la réduit à un ensemble de droits et obligations purement procéduraux, sans rattachement à une histoire commune ; corrélativement, sa focalisation sur les droits électoraux la transforme en notion non plus intégrative, mais source d’une clôture20 dépassée entre les nationaux-citoyens et les étrangers.

Si le caractère abstrait et étriqué du modèle républicain de la citoyenneté se trouve ainsi critiqué, ce n’est pourtant pas que la citoyenneté elle-même soit appelée à disparaître. Au-delà de l’appel « nostalgique ou incantatoire »21 à une notion en perdition qui deviendrait ainsi une « citoyenneté-musée »22, ou d’une « rhétorique de la déploration »23 assez courante24, une adaptation du modèle républicain est souhaitée.

16. BURDEAU (G.), Traité de science politique, tome IV : Les régimes politiques, 1ère éd., Paris 1952, LGDJ, p. 42, note 2.

17. WIEVIORKA (M.), « L’État et les sujets », Projet, n° 233, printemps 1993, p. 24. 18. FURET (F.), « La France unie… », in La République du centre, op. cit., p. 58.

19. GIRARDET (R.), Nationalismes et nations, Bruxelles 1996, Complexe, coll. Questions au XXe siècle, p. 81. 20. WAHNICH (S.), L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris 1997,

Albin Michel, 407 p.

21. WIEVIORKA (M.), « Culture, société et démocratie », in WIEVIORKA (M.), dir., Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris 1996, La Découverte, p. 40.

22. BADIE (B.), PERRINEAU (P.), « Citoyens au-delà de l’État », in BADIE (B.), PERRINEAU (P.), dir., Le citoyen. Mélanges offerts à Alain Lancelot, Presses de Sciences Po, 2000, p. 27 : « La crise politique de la citoyenneté, celle-là même qui s’attache à sa pauvreté délibérative, à sa fiction souveraine, à la libération des allégeances, lui confère un relent identitaire et culturel, une sorte de mission conservatrice de mémoire : cette "citoyenneté-musée" tourne le dos à la fonction novatrice, inclusive et volontariste de la citoyenneté des Lumières et de la Révolution, pour devenir un instrument de protection et d’enfermement, comme pour faire rimer désormais citoyenneté et particularité ».

La citoyenneté républicaine devrait être plus tolérante, c’est-à-dire qu’elle n’est pas forcément exclusive, du moins radicalement, de toute appartenance particulière. Loin d’être la pâle copie d’une « cité grecque idéalisée, arrangée, un peu radical-socialiste sur les bords »25 que construiraient ses adversaires, la citoyenneté républicaine serait ainsi compatible avec une certaine prise en compte des différences26, c’est-à-dire avec la possibilité de la coexistence de la reconnaissance publique d’appartenances particulières et de la citoyenneté nationale27.

Cet aspect est développé tout particulièrement par un membre du Conseil constitutionnel, dont l’argumentation peut être résumée de la façon suivante28 : la Nation française telle qu’issue de la Révolution n’a pas pour fondement l’ethnie, contrairement à ce qui peut constituer d’autres nations, mais l’adhésion à un projet politique commun : elle est donc une « communauté des citoyens ». Cette communauté politique qui fonde tant le lien national que la citoyenneté ne disqualifie pas pour autant les différences, individuelles ou collectives : bien au contraire, « si les spécificités culturelles des groupes particuliers sont compatibles avec les exigences de la vie commune, les citoyens et les étrangers régulièrement installés ont le droit de cultiver leurs particularités dans leur vie personnelle comme dans la vie sociale, à condition de respecter les règles de l’ordre public »29

; l’ouverture consiste ici à accepter la prise en compte des particularismes dans la vie sociale, ce qui signifie que, tant qu’elles ne portent pas atteinte à l’ordre public républicain, les différences pourront s’exprimer publiquement. L’évolution est incontestable par rapport au républicanisme classique, dans lequel la citoyenneté se concevait sur le mode du rejet des identités particulières : le maintien de l’identité collective supposerait le respect des identités particulières. Pour autant, il ne saurait être question d’accepter l’expression de ces différences dans la sphère politique : « ces spécificités ne doivent pas fonder une identité politique particulière reconnue en tant que telle à l’intérieur de l’espace public »30

; le fait de reconnaître le bien-fondé des identités particulières n’est pas motivé par une quelconque politique de reconnaissance de ces 23. BAUDOUIN (J.), « Sociologie critique et rhétorique de la déploration », Revue française de Science

politique, 1994, p. 881-893.

24. Et particulièrement visible dans la dénégation de toute éventuelle pertinence au multiculturalisme (V. par ex. CHEVÈNEMENT (J.-P.), « Intégration et citoyenneté », Après-demain, n° 400-401, p. 46 : « À rebours du multiculturalisme, affichage ostentatoire des différences, le principe de citoyenneté respecte les diversités dans la sphère privée mais les invite à la pleine égalité des droits dans le champ politique »).

25. VAN EFFENTERRE (H.), « La cité grecque, modèle de la République des Républicains », in BERSTEIN (S.), RUDELLE (O.), dir., Le modèle républicain, Paris 1992, PUF, coll. Politique d’aujourd’hui, p. 14.

26. ibid., p. 174.

27. Dans le même ouvrage, qui constitue une compilation de contributions diverses, on lira également le rapport remis en 1984 à Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Éducation (« Pour une restauration de l’éducation et de l’instruction civiques », op. cit., p. 73-99), particulièrement révélateur de ce double repli de la conception républicaine de la citoyenneté, à la fois quant à sa forme (l’instruction civique doit porter essentiellement sur les institutions politiques) et quant à son contenu (la prise en compte des différences est refusée sur un mode particulièrement véhément).

28. SCHNAPPER (D.), La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris 1994, Gallimard, coll. nrf-essais, 228 p. Voir également SCHNAPPER (D.), « Comment penser la citoyenneté moderne ? », Philosophie politique, n° 8, avril 1997, p. 9-26 ; SCHNAPPER (D.), BACHELIER (C.), collab., Qu’est-ce que la citoyenneté ? Folio-actuel, 2000, 320 p. ; SCHNAPPER (D.), La relation à l’autre. Au cœur de la pensée sociologique, Gallimard 1998, coll. nrf-essais, spéc. le chapitre XII, « Citoyenneté et relations interethniques », p. 445-492.

29. SCHNAPPER (D.), La communauté des citoyens, op. cit., p. 100. Cette argumentation est une simple transcription de celle qui est soutenue à propos de la « nouvelle laïcité », tout spécialement par les juristes, la liberté religieuse venant se substituer à la laïcité, tout en étant présentée comme sa continuité.

identités, qui viendraient se superposer à ou s’immiscer dans la citoyenneté républicaine, mais tout au contraire par la volonté du maintien de l’unicité politique de la citoyenneté : « en France, la logique de la citoyenneté s’oppose à celle des minorités »31

, et la prise en compte des différences dans le domaine social n’a donc pour seul objectif que le maintien de l’unicité de la citoyenneté politique32.

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