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L’éclatement des droits civiques

Dans le document La citoyenneté administrative (Page 86-90)

B. Extension des titulaires des droits civiques et subjectivité de la citoyenneté

2. L’éclatement des droits civiques

Tous les droits civiques sont, à des titres et des degrés divers, concernés par ces évolutions. Tel est le cas au premier chef des fonctions publiques, mais également du jury, de la capacité de témoin instrumentaire ou encore de la garde nationale. On tentera ici de décrire les modalités concrètes par lesquelles la doctrine effectue la classification, parfois délicate à percevoir nettement, entre les droits civiques et ceux qui sont susceptibles d’être ouverts à des non citoyens.

a. L’indétermination des fonctions publiques

L’ouverture des fonctions publiques aux femmes est un bon exemple de la première interprétation donnée par la doctrine, qui considère qu’elles acquièrent ainsi une citoyenneté partielle. Toujours considérées comme exclues des droits de citoyenneté27 sans que cela fasse l’objet d’une véritable discussion juridique28, la doctrine ne peut cependant que constater dès les premières années du XXe siècle que « les femmes tiennent dans l’administration une place

27. Cass. civ., 16 mars 1885, Barberousse, Gaz. pal. 1885, I, p. 459, D. 1885, I, p. 105, S. 1885, I, p. 317 ; Cass. civ., 21 mars 1893, Vincent : « Attendu qu’aucune disposition des lois constitutionnelles ou électorales n’a conféré aux femmes la jouissance et, par suite, l’exercice des droits politiques ». L’arrêt se fonde expressément sur l’art. 7 du Code civil.

28. Le refus de l’ouverture aux femmes des fonctions publiques n’est d’ailleurs généralement pas fondé sur leur caractère civique. Ainsi, l’auteur de l’article Fonctionnaires publics du Répertoire Béquet, s’il estime qu’« aucun motif sérieux ne fait obstacle à ce que certains emplois soient confiés à des femmes et qu’il est même avantageux qu’il en soit ainsi », ajoute aussitôt que cette possibilité doit être limitée, car « il serait dangereux, aussi bien pour les intéressées elles-mêmes que pour l’ordre social, de détourner la femme du rôle et de la mission qui lui incombent naturellement » (BÉQUET (L.) , Répertoire du Droit administratif, Paris 1885, Dupont, V° Fonctionnaires publics, n° 102) ; le raisonnement a beau être extrêmement courant, on ne voit pas très bien en quoi il justifie, sur un plan juridique, le maintien de l’exclusion des femmes de la citoyenneté, du moins en ce qui concerne cet élément de la citoyenneté qu’est l’aptitude à exercer des fonctions publiques.

importante, analogue à celle qui leur est confiée dans les administrations privées, notamment dans les grandes maisons de banque et les chemins de fer »29

. Pour se limiter à quelques exemples empruntés aux débuts de la IIIe République, c’est tout d’abord dans des domaines liés à l’éducation que les femmes se voient ouvrir l’accès aux fonctions publiques. Le décret du 31 mars 188330 relatif au Corps de l’inspection générale des services administratifs du Ministère de l’Intérieur leur ouvre les fonctions d’inspecteur des établissements d’éducation correctionnelle des jeunes filles. La loi du 30 octobre 1886 étend considérablement ce champ d’application, en leur ouvrant les fonctions d’institutrices « dans les écoles de filles, dans les écoles maternelles, dans les écoles ou les classes enfantines et dans les écoles mixtes »31

, l’âge minimal étant d’ailleurs inférieur à celui des instituteurs32, ainsi que les fonctions d’inspecteur général et départemental des écoles maternelles, possibilité que la loi du 19 juillet 1889 étend aux fonctions d’inspecteur de l’enseignement primaire33. Dans un autre domaine, les femmes peuvent être receveuses et sous-agents des postes et télégraphes34. Mais ces cas restaient relativement restreints35, et c’est à un véritable changement de perspective que procèdent tout d’abord le célèbre arrêt Dlle Bobard36, puis le statut de la fonction publique de 194637, même si quelques restrictions persisteront encore38. Devant cette ouverture des fonctions publiques aux femmes (et d’ailleurs avant même qu’elle ne soit générale), la doctrine considère que « la femme française a acquis graduellement des droits civiques et, par conséquent, elle a conquis partiellement la qualité de citoyen »39

.

Sa position est toute différente en ce qui concerne les étrangers : elle rappelle fermement que « l’aptitude à être fonctionnaire constitue un droit civique dont l’étranger n’a pas la jouissance »40

. On peut pourtant invoquer à l’encontre de cette affirmation deux exceptions, l’une marginale et l’autre de principe. Entre le Concordat de 1801 et la loi de Séparation des

29. BÉQUET (L.), loc. cit., n° 103. 30. décret du 31 mars 1883.

31. Loi du 30 octobre 1886, art. 6, qui ajoute : « Dans les écoles de garçons, les femmes peuvent être admises à titre d’adjointes, sous la condition d’être épouse, sœur ou parente en ligne directe du directeur de l’école ». 32. Dix-sept ans au lieu de dix-huit (Loi du 30 octobre 1886, art. 7). On remarquera que, en tout état de cause, cet âge est inférieur à celui fixé par la Constitution de l’an VIII, et donc, selon la doctrine, par l’art. 7 du Code civil, pour se voir attribuer la qualité de citoyen, qui est de vingt et un ans. Pourtant, il n’est pas contesté que les fonctions d’instituteur ou d’institutrice soient des fonctions publiques. S’agit-il alors d’une dérogation à la jonction entre citoyenneté et fonction publique, tout au moins pour les trois ou quatre ans qui séparent le début de l’exercice des fonctions concernées de l’atteinte de l’âge octroyant légalement la citoyenneté ?

33. « Des inspectrices primaires pourront être nommées aux mêmes conditions et dans les mêmes formes que les inspecteurs ».

34. Art. 23 du Décret du 23 avril 1883.

35. Moins toutefois qu’on ne l’affirme souvent, et il faut souligner que cette ouverture très progressive des fonctions publiques avait les faveurs des auteurs de droit public dès la fin du XIXe siècle.

36. CE, ass., 3 juillet 1936, Dlle Bobard et autres, R., p. 721, RDP 1937, p. 684, concl. Latournerie. Le Commissaire du gouvernement proposait d’ailleurs de reconnaître l’aptitude des femmes aux fonctions publiques comme un droit individuel, sans faire aucune référence à la jurisprudence antérieure sur l’exclusion des femmes de la citoyenneté.

37. Article 7 du statut de la fonction publique du 19 octobre 1946 : « Aucune restriction n’est faite pour l’application du présent statut entre les deux sexes ».

38. Ces restrictions ne sont légales que si elles sont « justifiées par la nature des fonctions ou les conditions d’exercice de celles-ci », le juge administratif exerçant sur elles un contrôle normal. Pour un exemple récent de l’application de ce contrôle, Cf. CE, 11 mai 1998, Mlle Aldige, RFDA 1998, p. 1011, concl. H. Savoie (illégalité du quota de 20 % de femmes au concours de commissaire de la marine).

39. HAURIOU (M.), op. cit., p. 101, note 3. 40. BÉQUET (L.), op. et loc. cit., n° 101.

églises et de l’État de 1905, les ministères ecclésiastiques, qui sont des fonctions publiques, peuvent être ouverts, sur avis conforme du gouvernement, à des étrangers41. L’article 8 du Code civil affirme en outre, dans sa rédaction originelle, que l’exercice de fonctions publiques peut favoriser la naturalisation de l’étranger, ce qui indique par hypothèse que les étrangers peuvent accéder aux fonctions publiques42. Ces deux éléments sont certes d’importance toute relative, du fait de l’étendue très restreinte du premier et de l’incertitude pesant sur l’interprétation du second. L’important est la réaction de la doctrine à l’égard de cette possibilité : à partir du moment où l’accès à certaines fonctions publiques est ouvert aux étrangers, ce sont ces fonctions elles-mêmes qui ne sont plus considérées comme des droits civiques ; en ce qui concerne les fonctions publiques, la doctrine juridique a donc une conception subjective de la citoyenneté, la nature juridique des fonctions publiques variant en fonction de la qualité de leurs titulaires.

b. L’exclusion du jury

Si le raisonnement restait ambigu à propos des fonctions publiques, il est en revanche beaucoup plus transparent en ce qui concerne les fonctions de membre d’un jury. L’éviction des étrangers était pour la doctrine43, en ce qui concerne le jury, plus évidente encore que pour les fonctions publiques : « L’inaptitude véritable, c’est-à-dire l’absence radicale de tout droit et non pas seulement un obstacle à son exercice, est la qualité d’étranger. Les étrangers jouissent des mêmes droits civils que les Français, mais il ne saurait être question de droits politiques ou civiques. L’étranger non naturalisé est absolument inapte à être juré. Cette inaptitude ne saurait être couverte par la possession d’état. Ici, comme il est de règle en cette matière, la preuve de l’extranéité, de l’erreur sur laquelle repose la prétendue possession d’état doit être rapportée »44

.

L’apparente netteté de cette position doit cependant être tempérée. On signalera tout d’abord que la présence d’un étranger dans le jury doit être signalée avant l’ouverture des débats d’assises, faute de quoi la Cour de cassation ne peut plus exercer son contrôle45. D’une façon plus générale, des non-citoyens peuvent être admis, dans des cas qui restent certes limités, à figurer sur les listes de jurys. C’est en premier lieu le cas, dans les colonies et départements d’outre-mer, de certains indigènes. En Algérie, une loi du 24 juillet 1910, qui transpose partiellement les règles établies en métropole par la loi du 21 novembre 1872, prévoit certes que les cours d’assises ne comprennent que des citoyens français, mais les cours

41. Art. 32 de la loi du 18 germinal an X : « Aucun étranger ne pourra être employé dans les fonctions de ministère ecclésiastique, sans la permission du gouvernement ».

42. L’incapacité de l’étranger étant d’ordre public, il ne peut bénéficier de la possession d’état. La nullité des actes pris par un étranger qui aurait à tort, frauduleusement ou non, accédé à des fonctions publiques, est donc absolue. Cependant, la doctrine considère que les actes dont l’objet est légal, mais qui ont été ainsi adoptés par une autorité incompétente, doivent malgré tout être considérés comme légaux. (Cf. FUZIER- HERMAN (E.), Répertoire général alphabétique du droit français, Paris 1899, art. Droits civils, civiques et de famille, n° 114).

43. par ex. MERLIN, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, 5e éd. 1927, V° juré.

44. SOULAS (C.), op. cit., p. 82-83, qui cite en ce sens un arrêt de la Cour de Cassation (Cass. 8 janvier 1865, D. 1865, 5, 67).

criminelles sont composées ainsi : le président, deux juges ou conseillers, deux assesseurs jurés français et deux musulmans, qui sont « tous les musulmans domiciliés dans le canton, majeurs d’après la loi musulmane, âgés de 25 ans au moins, capables de comprendre la langue française et, autant que possible, d’écrire en français leur nom ainsi que les réponses affirmatives et négatives »46

. Même si leur rôle est très restreint (les assesseurs ne se réunissent à la Cour que pour le verdict), il existe donc des non-citoyens au regard du droit électoral qui jouissent ou peuvent jouir d’un droit que la doctrine juridique considère de façon unanime comme un droit de citoyenneté ; ce système est valable dans d’autres colonies, notamment à Madagascar et en Indochine, la règle étant l’adjonction de colons et d’indigènes au jury, à parité le plus souvent. Plus encore, les étrangers eux-mêmes peuvent être admis à participer au jury : « La souplesse de cette institution est telle qu’elle permet des variations du collège d’assesseurs suivant la nationalité du prévenu ou de l’accusé. L’idée de souveraineté territoriale, qui dans la métropole s’oppose à l’accès d’étrangers au jury quand un étranger est jugé, n’a pas ici la même force. Les cours criminelles d’Algérie, d’Indochine, les Tribunaux criminels du Maroc et de Tunisie admettent l’adjonction au jury de compatriotes de l’étranger »47

.

La conséquence de cette ouverture des fonctions de juré est, de façon très claire, leur déclassement de la citoyenneté : on ne les trouve plus mentionnées, à partir du début du XXe

siècle, dans les manuels ou encyclopédies évoquant les droits civiques, et ce indépendamment de leurs titulaires : ce sont les fonctions de juré dans leur ensemble qui ne sont plus considérées comme des droits civiques. Si on comprend bien les raisons d’une telle éviction (le maintien de la jonction entre nationalité et citoyenneté), elle n’en est pas moins peu rigoureuse : si, comme l’affirmait la doctrine au XIXe siècle, les fonctions de jury constituent des droits civiques parce qu’elles font obligatoirement participer ceux qui les exercent, quels qu’ils soient, à « l’exercice de la puissance et des fonctions publiques »48, elles ne peuvent avoir subitement changé de nature du seul fait qu’elles sont (très partiellement d’ailleurs) ouvertes à des non-nationaux.

c. L’exclusion des fonctions militaires

Ce raisonnement trouve son application paroxystique à propos de la garde nationale. Symbole de l’appartenance à la Nation lors de la Révolution française, au point qu’une assimilation quasi intégrale était opérée entre le citoyen et le garde national, elle est pourtant considérée comme n’étant plus un droit civique dès le milieu du XIXe siècle. F. Laferrière estime ainsi que l’élection à la garde nationale « ne constituerait pas un droit civique »49. Les raisons qu’il invoque à l’appui de cette affirmation sont doubles : d’une part, « parce que la

46. SOULAS (C.), op. cit., p. 57. 47. Ibid., p. 59.

48. LAFERRIÈRE (F.), « Des droits politiques et de la qualité de Citoyen français, dans leurs rapports avec les lois constitutionnelles et civiles, depuis 1789 jusqu’à ce jour », Revue de droit français et étranger, 1849, p. 841.

49. Un arrêt du Conseil d’État est cité en ce sens (CE, 6 février 1841). LAFERRIÈRE (F.), Cours théorique et pratique de droit public et administratif, 4e éd., Paris 1854, Cotillon, p. 90.

garde nationale a pour but, d’après la loi de son institution, non l’exercice d’un pouvoir public, mais un service ordinaire ou extraordinaire d’ordre et de sûreté » ; d’autre part, parce que « la loi n’exige même pas à cet égard la qualité de Français »50. Le raisonnement doit en fait être inversé, et peut être présenté de la sorte : si l’éligibilité à la garde nationale peut désormais être ouverte à des non-Français, ce n’est pas que ceux-ci acquièrent un droit de citoyenneté, mais que l’activité (ou le droit) en cause ne fait plus partie des droits de citoyenneté. Là encore, on voit parfaitement à l’œuvre le raisonnement qui aboutit à ce que la frontière entre le citoyen-national et l’étranger prenne le pas en tant qu’élément déterminant de la citoyenneté, dès la fin de la première moitié du XIXe siècle, sur la possession effective des droits civiques.

§ 2. La redéfinition de la citoyenneté

La conséquence de cette évolution est une profonde modification de la définition de la citoyenneté. À la juxtaposition, au sein du statut juridique attribué au citoyen, de droits politiques et civiques fait suite une prééminence de droits politiques eux-mêmes identifiés aux droits électoraux : les droits civiques pouvant être octroyés à des non citoyens, les droits électoraux permettent seuls de dresser une frontière entre le citoyen et les autres, qui ne sont d’ailleurs pas forcément les étrangers, mais plus généralement ceux — femmes, mineurs, interdits — dont on refuse la participation à la désignation des autorités politiques51. Si les droits civiques existent donc toujours, ils ne constituent plus l’élément central de la citoyenneté : les citoyens les possèdent certes, mais n’en ont plus l’exclusivité.

Cherchant cependant à conserver le caractère exclusiviste de la notion juridique de citoyenneté, la doctrine va être amenée à renforcer les liens qu’elle entretient d’une part avec les droits électoraux, d’autre part avec la nationalité, ce qui l’amène à préciser à la fois son contenu et ses titulaires.

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