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S ECTION 1 : L’ ÉMERGENCE DE L ’ USAGER DU SERVICE PUBLIC

Dans le document La citoyenneté administrative (Page 105-108)

L’apparition de la notion d’usager du service public lors de l’élaboration doctrinale de la théorie du service public s’opère sur un double registre. La volonté d’affirmer ou de renforcer les droits des administrés dans leurs relations avec l’administration est tout d’abord prise en compte (§ 1) ; la transformation de la nature de la relation administrative entraîne ensuite une évolution de la perception des agents de l’administration (§ 2) : alors qu’ils étaient théoriquement assimilés aux administrés, leurs relations avec ces derniers sont désormais pensées en termes d’opposition.

§ 1. L’affirmation des droits de l’usager du service public

À l’inverse du statut du citoyen, la situation juridique de l’usager, intrinsèquement liée à la notion de service public, fait rapidement l’objet d’études détaillées. Mais l’émergence de la figure de l’usager, symbole d’une première démocratisation de l’administration, rend assez paradoxale la disparition progressive du qualificatif de citoyen.

A. La consubstantialité du lien existant entre l’usager et le service public

Il y a une sorte d’énigme dans l’émergence de la notion d’usager et dans son autonomie par rapport à celle de citoyen, énigme qui tient à sa relation avec la notion de service public. Quels que soient les termes qui le désignent, la caractéristique principale de l’usager, la raison de son émergence en droit public, est le fait qu’il possède des droits (et certes également des devoirs) vis-à-vis de l’administration, ou plus précisément du service public. Même s’il ne faut pas exagérer l’importance de cette opposition, la notion de service public, présentée comme antagonique de celle de puissance publique, est vue dès l’origine comme un facteur de démocratisation de l’administration.

Or le terme citoyen, à connotation démocratique (ou en tout cas républicaine) disparaît au profit de celui d’usager au moment même où commence à s’imposer le concept de service public. Ainsi que le souligne J.-P. Duprat, « il existe un parallélisme remarquable entre la reconnaissance juridique de la notion de service public, la construction du droit de la responsabilité administrative et le perfectionnement du recours pour excès de pouvoir, avec un élargissement significatif de l’intérêt pour agir […]. Or, cette démocratisation du droit administratif va s’intensifier, précisément en considération de la qualité d’usager du service public »3

. Le droit administratif des citoyens n’était pas démocratique, dans la mesure où les droits des citoyens vis-à-vis d’une administration de puissance publique étaient encore

3. DUPRAT (J.-P.), « La notion d’usager. Réflexions sur trois visages d’un partenaire : l’administré, l’usager et le client », in Les administrations économiques et financières et leurs usagers, Paris 1997, Ministère de l’Économie et des Finances, p. 28.

limités ; le droit administratif de l’usager, qui inclut la notion de service public, est un droit « démocratique », mais il s’adresse à d’autres qu’aux citoyens.

On peut toutefois avancer une double explication à cette disparition progressive du citoyen au profit de l’usager. Ce qui est d’abord en jeu, c’est l’autonomie du droit administratif par rapport au droit « politique » : cette autonomie ne peut être effective si les sujets de ce droit sont définis par le système juridique à l’égard duquel on cherche à se démarquer. En outre, continuer à qualifier les usagers de citoyens pourrait s’avérer être un obstacle à ce qui constitue l’objectif principal de la construction de l’expression usager du service public : le renforcement de leurs droits. Considérer les usagers comme citoyens risquerait en effet d’entraîner une concurrence des légitimités de l’administration, entre celle qui lui vient de sa soumission au politique, et celle que lui conférerait la satisfaction des demandes formulées par les citoyens-usagers.

B. Le renforcement des droits de l’administré

La période d’émergence de la théorie du service public coïncide avec un accroissement de la protection des administrés par rapport à l’activité de ces services. L’extension de la recevabilité du recours pour excès de pouvoir, tant pour les contribuables locaux4 que pour les usagers du service public5, abonde dans le sens préconisé par la doctrine : le « particulier » se voit ouvrir ces voies de recours en tant qu’usager ou individu, non en tant que citoyen6. De la même façon, le développement de la responsabilité administrative montre que la relation administrative est alors considérée de façon autonome ; la reconnaissance de la possibilité d’une faute personnelle de l’agent du service public7, puis la double imputabilité de la faute au fait de l’agent et au service que ce dernier représente8, montrent en effet que loin de l’abstraction représentée par l’assimilation de l’administré et du citoyen, ce sont désormais des relations toujours plus spécifiques et concrètes qui sont prises en compte dans la recherche de l’établissement de la responsabilité de l’administration.

4. CE, 29 mars 1901, Casanova, R., p. 333, S. 1901, III, p. 73, note Hauriou, GAJA, n° 8.

5. CE, 21 décembre 1906, Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli, S. 1907, III, p. 33, note M. Hauriou, D. 1907, III, p. 41, concl. J. Romieu, GAJA, n° 17.

6. D’où le rejet d’une interprétation du recours pour excès de pouvoir comme actio popularis (infra, p. 113). 7. TC, 20 juillet 1873, Pelletier, D. 1874, III, p. 5, concl. David, GAJA, n° 2.

8. Cf. les conclusions de L. Blum sur l’arrêt Lemonnier : « Cette jurisprudence [Pelletier] […] ne donnait pas satisfaction à l’exigence de l’opinion, qui demandait que le citoyen lésé par une faute administrative grave possédât une action et pût obtenir une réparation. Cette exigence devenait de plus en plus pressante à mesure que l’esprit démocratique, ou simplement l’esprit de justice, pénétrait davantage l’ensemble de nos lois. Nous sommes, depuis un siècle, un peuple d’administrés. Encore fallait-il que l’administré pût, le cas échéant, obtenir une réparation, une compensation équitable quand il se trouvait lésé dans ses droits et dans ses intérêts par une erreur de l’administration » (BLUM (L.), concl. sur CE, 26 juillet 1918, Lemonnier, Rec. Sirey, 1918-1919, III, p. 44). Cette célèbre expression de Léon Blum est très souvent présentée comme une critique de la situation des citoyens, qui, rabaissés au rang d’administrés, seraient ainsi soumis aux vicissitudes du service public. Or cette interprétation est totalement erronée : bien au contraire, toute l’argumentation de Léon Blum consiste à dire que le fait que les citoyens soient désormais considérés comme un « peuple d’administrés » constitue pour eux une avancée considérable, dans la mesure où la qualité de citoyen n’est par elle-même attributive d’aucun autre droit que spécifiquement politique, et où leur constitution en tant qu’administrés leur permet d’être protégés de l’arbitraire administratif, à condition — et là intervient la réserve — que les droits subjectifs de l’administré soient effectivement protégés par le juge.

Mais ce développement de droits garantis concrètement aux administrés n’est pas sans ambiguïtés. À partir du moment où l’on estime que l’origine des droits des administrés ne se trouve plus dans leur qualité de citoyen (ou, plus exactement, que cette qualité est sans rapport juridique avec celle d’administré), mais dans l’usage qu’ils font du service public, il devient possible d’opérer une distinction parmi les administrés, entre ceux qui nouent à titre volontaire des relations avec l’administration, et ceux qui lui restent soumis — entre l’usager et l’assujetti : « L'usager est celui qui entre en contact avec l'administration pour recevoir à titre principal une prestation ; et, en cela, il se différencie de l'assujetti qui est lié à l'administration dans le but principal de se conformer à des prescriptions »9

. Alors qu’aucune distinction n’était possible entre des citoyens égaux par hypothèse par rapport à l’État, on ne peut plus considérer comme étant dans une même situation au regard du service public l’usager d’un service à caractère commercial et les « membres des ordres professionnels, détenus, administrés qui font l'objet d'opérations de police, les professionnels qui relèvent obligatoirement d'un service public de réglementation et de contrôle économique, ceux qui sont en relation avec les services fiscaux »10

: il ne peut y avoir, pour ces derniers, aucun droit qui ne pourrait naître que d’une rencontre de volontés, qui fait alors défaut. L’égalité des citoyens fait ainsi place à la différenciation et à la classification des usagers.

§ 2. La séparation progressive du fonctionnaire et de l’administré

La transformation de l’administré en usager du service public modifie également la situation des fonctionnaires publics. La formation de la doctrine du service public, et le rôle que ce dernier va progressivement prendre dans la délimitation des fonctions publiques, vont transformer leur valeur juridique et leur signification. Le phénomène le plus remarquable est ce que l’on pourrait qualifier de « dépolitisation » des fonctions publiques. Comme le souligne C. Kaftani11, l’apparition de la théorie du service public coïncide avec une évolution sémantique : on ne parle plus des fonctions publiques, mais de la fonction publique ; alors que la première expression se rapportait à la signification politique des fonctions exercées, la fonction publique traduit l’émergence d’une catégorie d’agents au service du public, arrimée à la notion de service public. Si les fonctions publiques font toujours participer à l’exercice du pouvoir et si, à ce titre, le respect est toujours dû aux fonctionnaires, la fonction publique en tant qu’institution est désormais liée à la notion de service public et perd tout lien avec les droits civiques12. Il y a donc constitution d’une entité autonome et unitaire dont l’existence est justifiée par le service des citoyens : « les fonctionnaires ne sont plus les agents d’une

9. DU BOISDE GAUDUSSON (J.), L'usager du service public administratif, Paris 1974, LGDJ, Bibliothèque de Droit public, t. 115, p. 21.

10. ibid.

11. KAFTANI (C.), La formation du concept de fonction publique en France, Paris 1998, LGDJ, Bibliothèque de Droit public, t. 196, 265 p.

12. L’absence de référence au caractère spécifique, du fait de leur rapport à la citoyenneté, des fonctions exercées est visible dans les manuels de droit de la fonction publique des années trente. Voir par exemple JÈZE (G.), Cours de droit public 1927-28, Paris 1928, Marcel Giard, 280 p.

souveraineté inconditionnée mais les serviteurs permanents de l’intérêt collectif de la Nation »13

.

Cette déconnexion de la qualité de fonctionnaire et de celle de citoyen amène à opérer une nouvelle classification des fonctions publiques. Alexandre Lefas distingue ainsi le « dépositaire ou agent de la force publique » et le « citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public temporaire ou permanent »14

: « il y a des cas où un citoyen remplit un devoir public, et peut être protégé en cette qualité, sans qu’on puisse cependant le dire expressément chargé d’un service ou d’un mandat public, même temporaire : tel le juré quand il juge, le témoin quand il dépose [en note : On pourrait ajouter : l’électeur quand il vote] »15

; si certaines fonctions demeurent rattachées à la qualité de citoyen, d’autres en sont en revanche explicitement détachées, sans que ceux qui les exercent soient pour autant privés de la qualité de fonctionnaire public. Parallèlement à la perception de l’usager, celle des fonctionnaires évolue pour les mêmes motifs, en entraînant des conséquences identiques. La situation des fonctionnaires devient elle aussi éclatée : il sera désormais possible d’opérer entre eux des distinctions à la fois selon leur degré de participation au fonctionnement du service public et selon la nature du service en cause, ce qui donnera par exemple une justification nouvelle (la continuité du service public) au refus de les voir bénéficier de certains droits tels que le droit de grève16. La conséquence principale est toutefois d’ordre théorique : l’usager et le fonctionnaire n’ayant plus en commun d’être au regard du service public dans une situation identique − celle de citoyen −, leurs relations seront désormais présentées comme opposées.

Dans le document La citoyenneté administrative (Page 105-108)

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