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Chapitre 4 — Premier article : « Perspectives et défis de la mise en œuvre d’une

4.4 Discussion

Cette étude a permis de décrire l’expérience de quatre éducatrices au cours d’un dispositif de développement professionnel incluant une modalité de cointervention avec une orthophoniste. Cela correspond au premier palier du modèle de Coldwell et Simkins (2011), soit la réaction de participants. Dans les entretiens menés, elles décrivent, dans un premier temps, leur participation aux rencontres de cointervention. Dans un second temps, elles parlent de leur engagement dans un processus de transformation de leurs pratiques. Elles situent ces réflexions dans leur contexte quotidien, par rapport à leurs attentes, à leur propre cheminement professionnel. Les thèmes qui sont ressortis permettent de mettre en lumière certains enjeux de la mise en œuvre d’une telle modalité de cointervention. Deux aspects seront approfondis ici : l’intérêt — et le potentiel — d’individualiser les objectifs poursuivis et les défis du triple apprentissage qu’entraine la cointervention.

4.4.1 Vers des objectifs ajustés et individualisés aux besoins de chacune

Un des premiers constats issus des résultats est l’importance qu’accordent les éducatrices à la spécificité des objectifs de développement professionnel poursuivis par rapport à leur contexte et à leur propre démarche professionnelle. L’individualisation des objectifs constitue effectivement une voie prometteuse dans les initiatives de développement professionnel (Zaslow et al., 2010), qui augmente la pertinence et la cohérence de la démarche pour chaque éducatrice (Desimone, 2009). La

modalité collaborative de la cointervention permet de moduler les objectifs : individualisés à chaque éducatrice, précis, collés au besoin des enfants et réalistes au travers du quotidien.

« À force de le faire » : une progression individualisée pour chaque éducatrice. Le choix des objectifs s’est fait de façon souple. Chaque éducatrice a pu définir ses priorités et les ajuster au fil des situations vécues durant les rencontres de cointervention. Les résultats font toutefois ressortir qu’au- delà de l’individualisation des objectifs initiaux de la cointervention, des adaptations pourraient également se faire quant à la progression de chaque éducatrice, en élaborant des étapes graduelles pour chaque pratique, jusqu’à une maîtrise dans leur quotidien.

« La barre est haute! » : des cibles qui gagnent à être précisées. Comme le dit P3, en raison de l’importance que revêt le développement langagier chez les jeunes enfants, il faut que le soutien du langage soit optimal. Mais comment s’y prendre pour que les objectifs demeurent réalistes pour chacune d’elles? Les recherches ne nous éclairent pas encore sur des fréquences idéales d’utilisation des pratiques de soutien du développement langagier qui permettent d’exercer un effet sur le développement langagier des enfants. De plus, il a été avancé que la qualité de ces pratiques et leur organisation dans le temps importerait davantage que leur quantité (Cabell et al., 2015). Dans tous les cas, l’analyse des résultats montre qu’il reste important de préciser, conjointement avec les éducatrices, des objectifs clairs et atteignables pour chacune d’elles, ce qui pourrait faciliter leur engagement comme apprenants adultes (Portner et Portner, 2012).

« Il en a besoin » : des objectifs collés aux besoins des enfants. Selon les éducatrices, la cointervention permet de raffiner l’adaptation de certaines pratiques à leurs besoins, en permettant de faire des observations conjointes du langage des enfants. S’ajuster au niveau langagier des enfants est au cœur d’une perspective socio-interactionniste du développement langagier (Dickinson et McCabe, 1991). Grâce à son expertise, l’orthophoniste pourrait, comme l’avance P1, soutenir plus précisément les éducatrices dans leurs observations sur le langage des enfants et l’ajustement de leurs pratiques en réponse à ces observations.

« Il est où le temps? » : des objectifs réalistes. Le sentiment de surcharge et l’impression de manque de temps, qu’elles décrivent comme inhérents à leur rôle d’éducatrice, sont omniprésents dans le discours des éducatrices. Cela semble même jouer un rôle modérateur entre les connaissances des éducatrices sur le soutien du développement langagier et la mise en œuvre de ces pratiques dans leur quotidien. Face à cette situation, la cointervention peut permettre de développer les pratiques de soutien du langage au sein même des tâches de l’éducatrice. Si le rôle de l’éducatrice est d’être « un peu partout » à la fois (p.ex., changement de couche, préparation de matériel, repas, etc.), comme le

mentionne P3, alors il convient d’intégrer intentionnellement le soutien du développement langagier « un peu partout » dans les activités quotidiennes.

La notion d’intentionnalité devrait d’ailleurs demeurer au cœur d’un tel dispositif de développement professionnel. Dans cette réalité où le temps est une denrée rare, il apparait que l’identification de ce que P1 appelle « les petits moments précieux » serait une piste à privilégier. Ces moments ne sont pas nécessairement planifiés et sont souvent amorcés par les enfants eux-mêmes. Leur rôle d’éducatrice est d’en tirer profit et mettre de côté d’autres tâches pour se plonger dans un échange potentiellement riche avec un enfant et y intégrer de manière intentionnelle des pratiques pour prolonger cet échange et l’étayer (Burchinal, 2018).

Bref, une modalité de développement professionnel comme la cointervention démontre son potentiel pour parvenir à individualiser les objectifs pour chaque éducatrice. Toutefois, une précision accrue des objectifs et de la progression dans ceux-ci bénéficierait à celles-ci, de manière à parvenir à une meilleure maîtrise des pratiques au quotidien.

4.4.2 Le défi du triple apprentissage de la cointervention

Un autre constat qui se dégage des résultats est que la démarche de cointervention n’implique pas uniquement un apprentissage quant au soutien du développement langagier des enfants, mais sous- tend deux autres apprentissages pour les éducatrices : (a) apprendre à co-intervenir avec l’orthophoniste; et (b) apprendre à réfléchir à leurs propres pratiques.

« Comment me placer, où me placer? » : apprendre à co-intervenir. Apprendre à co-intervenir veut d’abord dire être à l’aise avec une nouvelle personne qui intervient auprès de son groupe d’enfants et comprendre les différents rôles possibles dans le partenariat qui s’établit. Il s’avère nécessaire de clarifier les étapes d’apprentissage des rôles respectifs de l’orthophoniste et de l’éducatrice dans la cointervention, en les rendant plus explicites dès les premières rencontres (voir par exemple les stratégies énumérées par Neuman et Wright, 2010). Cela pourrait soutenir l’engagement de l’éducatrice, mais également celui de l’orthophoniste. Law et al. (2002) précisent que ces dernières doivent également apprendre à jouer ce rôle d’accompagnement.

Enfin, les données de cette étude montrent qu’il est facile d’attribuer à l’orthophoniste un rôle d’experte, plutôt que de favoriser un partenariat plus collaboratif et horizontal. Une prise de conscience de la relation asymétrique que peuvent amener les identités professionnelles des deux partenaires peut permettre d’en discuter et de mieux s’y ajuster (voir p. ex. Spino et al., 2013).

« Ces lunettes-là » : apprendre à porter un regard réflexif sur sa pratique. Les résultats laissent croire que les réflexions sur leurs propres pratiques ont été intégrées de façon inégale selon les éducatrices, en fonction, possiblement, de leur trajectoire professionnelle (Coldwell, 2019). La démarche pour développer une pratique réflexive gagnerait donc à être davantage structurée au sein des différentes composantes du dispositif. Il serait également possible de les enrichir avec d’autres modalités de développement professionnel (p. ex. : communauté de pratique, vidéorétroaction), comme le suggèrent Markussen-Brown et al. (2017). Différentes modalités, qui mobilisent différentes facettes de l’apprentissage, permettent ainsi de s’ajuster aux caractéristiques individuelles de chaque apprenant.

4.4.3 Limites

Cette étude comporte bien sûr des limites qui doivent être prises en compte. D’abord, seulement quatre éducatrices y ont pris part et ne représentent donc pas la diversité des trajectoires professionnelles et des contextes de travail en CPE au Québec ni ailleurs. De plus, le double chapeau d’accompagnatrice et de chercheuse a pu amener certains biais chez les éducatrices dans la perception de la relation orthophoniste/éducatrice, de même que dans les analyses de l’orthophoniste, teintées de ses expériences avec chaque éducatrice. Il apparait toutefois que malgré — ou même grâce — à la relation développée entre l’orthophoniste et les éducatrices, ces dernières arrivent à bien nuancer leurs propos et à évoquer les défis auxquels elles ont été confrontées. De plus, le processus rigoureux d’analyse, via des paraphrases résumant l’interprétation de chaque unité de sens, a permis une validation des analyses par une experte externe. Il aurait été intéressant d’y ajouter une validation par les éducatrices, ce qui n’a pu être complété dans le cadre de cette étude.