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2 | Approches syntactico- syntactico-pragmatiques

2.5 Le projet Rhapsodie

2.4.1 Des unités différentes

Pour effectuer leurs analyses prosodiques, les chercheurs d’Aix et de Fribourg

utilisent peu ou prou les mêmes critères (F0, pause, durée, intensité, etc.) mais la valeur accordée à chaque paramètre différant selon les approches, les unités identifiées diffèrent également. A Florence, la segmentation du « continuum so-nore » passe par l’identification des « pauses (prosodiques) terminales » et des « pauses (prosodiques) internes »19. Aux unités ainsi définies sont alors associées non pas des notations purement prosodiques mais déjà les unités d’informations de la lact, soit des « valeurs » prosodico-pragmatiques. La comparaison des trois approches dont s’est inspiré le projet Rhapsodie est cependant rendue difficile par le fait que Blanche-Benveniste et Martin (2011) ne présentent que 72s d’extrait annoté prosodiquement, et Berrendonner (2011) moins de 32s, sur les 181s pro-posées à l’analyse. Néanmoins, aux cinq (classes de) contours prosodiques néces-saires à Blanche-Benveniste et Martin (2011) pour analyser l’extrait proposé, nous pourrions associer des classes « gestes intonatifs » de Berrendonner (2011), en supposant, par exemple, l’équivalence de leurs continuation mineure, majeure et autre contours conclusifs. Leurs unités prosodiques (maximales, à tout le moins) devraient donc coïncider régulièrement, les cas de non-congruences flagrants dé-coulant alors du caractère subjectif de l’analyse fribourgeoise20.

Les unités prosodiques « intermédiaires » d’Aix et de Fribourg sont effective-ment différentes (cf. figure 2.5, où l’on retrouve les continuations majeures CM, mineures Cm, et les contours neutralisés Cn et conclusifs C ). Quant aux unités bornées à droite par un contour conclusif21, c’est-à-dire ici la limite droite d’un regroupement (se terminant par un noyau) ou d’une période (cf. figures2.6et2.7),

19. En plus des critères précédents, la perception de ces pauses prosodiques est aussi dépendante de l’information linguistique contenue dans le texte analysé (Moneglia et al.,2010).

20. « [N]ous n’avons eu recours à un logiciel d’analyse du signal [. . . ] que lorsque la structure intonative d’un passage nous semblait douteuse ou énigmatique » (Groupe de Fribourg, 2012, p. 93).

21. « descendant et bas » pour Blanche-Benveniste et Martin (2011), « descente du F0 au niveau infra-bas » pour Berrendonner (2011).

2.4 Comparaison des approches présentées 53 Blanche-Benveniste et Martin (2011) Berrendonner (2011)

(et que je m’en occupe)CM (quand même)CM

(et que je m’en occupe)CM (quand même)CM

(euh puisque ma caution)Cm (euh puisque ma caution)Cm

(quand on met sa carte bleue)Cn(qu’on a pas de carte)Cn (d’abonné)CM

(quand on met sa carte bleue qu’on a pas de carte d’abonné)CM

(ma caution)Cn (il y a écrit caution)CM (ma caution)Cm(il y a écrit caution)Cm

(cent cinquante euros)CM (cent cinquante euros)Cm

(je valide)CM (et elle m’est refusée)C (je valide)Cm (et elle m’est refusée)C

Figure 2.5 – Comparaison des contours prosodiques d’Aix et de Fribourg

elles ne coïncident pas non plus : en figure 2.6, il y a exactement deux périodes selon Berrendonner (2011), alors que pour Blanche-Benveniste et Martin (2011), le premier regroupement, qui débute avec le tour de parole, est tronqué (cf. fi-gure2.3). Ce premier regroupement correspond par ailleurs au premier paragraphe

oral de Morel (2011), dont la définition se rapproche pourtant de celle de période (section 2.1.1.2) selon Berrendonner.

Pour le deuxième extrait (figure2.7), les difficultés sont d’un autre ordre : par exemple, quelle est la nature de l’extrait annoté par Blanche-Benveniste et Martin (2011) ? Certes, les différentes approches proposent des segmentations distinctes, mais aucune ne laisse penser que nous pourrions ici avoir à gauche de « et que je m’en occupe » une frontière majeure. S’il s’agit d’un regroupement, nous de-vrions trouver après « il faudrait que j’aille à ma banque » un contour conclusif, or Berrendonner (2011, p. 83) y voit une continuation mineure montante. Autre difficulté, cet extrait est utilisé par (Berrendonner, 2011, p. 83, exemple (6)) pour illustrer ce qu’est une période, laquelle se termine donc sur « et elle m’est refu-sée » par un contour intonatif conclusif. Ce même extrait, étendu, est réutilisé plus loin (Berrendonner, 2011, p. 88, exemple (16)) pour illustrer cette fois le fait que les clauses, entités syntaxiquement connexes, ne sont pas des phrases. Nous le reproduisons in extenso en (2.7) :

(2.7) S1 = [par contre j’ai essayé le vélib deux ou trois fois en mettant ma carte bleue]

S2 = [et c’est un mystère pour moi]

S3 = [donc il faudrait que j’aille à ma banque] [et que je m’en occupe] [quand même] [puisque ma caution]

54 C h ap it re 2 A p p ro ch es sy n ta ct ic o-p ra gm at iq u es

Fribourg fin ( moi ) ( ma voiture ) ( elle est garée dans la rue ) ( j’ai un stationnement résident ) ( je passe devant ) Morel . . . ( moi ma voiture ) ( elle est garée dans la rue ) ( j’ai un stationnement résident ) ( je passe devant ) Aix . . . ( moi ma voiture ) ( elle est garée ) ( dans la rue ) ( j’ai un stationnement résident ) ( je passe devant ) Rhapsodie . . . ( moi | ma voiture elle est garée dans la rue ) ( j’ai un stationnement résident ) fin ( je passe devant ) S. & D. fin ( moi ma voiture elle est garée dans la rue ) ( j’ai un stationnement résident ) fin (je passe devant ) fin Florence fin ( moi ) ( ma voiture elle est garée dans la rue ) fin ( j’ai un stationnement résident ) fin ( je passe devant ) fin Fribourg ( je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir ) ( euh la porte ) ( de monter dedans ) ( et et d’aller ) Morel ( je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir euh ) ( la porte de monter dedans ) ( et et )

Aix ( je ne peux pas ) ( m’empêcher ) ( d’ouvrir ) ( euh la porte ) ( de monter dedans ) ( et et d’aller ) Rhapsodie ( je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir ) ( euh la porte | de monter dedans | et et d’aller euh à ) S. & D. ( je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir ) ( euh la porte de monter dedans et et d’aller )

Florence ( je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir ) ( euh la porte ) ( de monter dedans ) fin ( et ) ( et d’aller ) Fribourg ( euh à euh ) ( voilà ) ( cinq minutes en voiture ) ( ce qui me mettrait peut-être euh )

Morel ( d’aller euh à euh voilà ) ( cinq minutes en voiture ) ( ce qui me mettrait peut-être euh ) Aix ( euh à euh voilà ) ( cinq minutes ) ( en voiture ) ( ce qui me mettrait peut-être ) Rhapsodie ( euh voilà | cinq minutes en voiture ) ( ce qui me mettrait | peut-être ) S. & D. ( euh à euh voilà ) ( cinq minutes en voiture ) ( ce qui me mettrait peut-être euh. . . Florence ( euh à ) fin ( euh voilà ) ( cinq minutes en voiture ) fin ( ce qui me mettrait peut-être euh )

Fribourg ( un petit quart d’heure à pied ) fin ( donc au dernier moment ) ( je prends ma voiture ) fin Morel ( un petit quart d’heure à pied ) fin ( donc au dernier moment ) ( je prends ma voiture ) fin Aix ( euh un petit quart d’heure à pied ) fin ( donc ) ( au dernier moment ) ( je prends ma voiture ) fin Rhapsodie ( euh un petit quart d’heure à pied ) fin ( donc au dernier moment ) ( je prends ma voiture ) fin S. & D. . . . un petit quart d’heure à pied ) fin ( donc au dernier moment ) ( je prends ma voiture ) fin Florence ( un petit quart d’heure à pied ) fin ( donc ) ( au dernier moment ) ( je prends ma voiture ) fin

| : limites de groupes accentuels (internes aux paquets intonatifs) de Rhapsodie () : limites des unités prosodiques moyennes \intermédiaires

fin : limites des périodes intonatives de Rhapsodie

des périodes de Fribourg des paragraphes de Morel des regroupements d’Aix

des unités prosodiques « majeures » de Florence

Fi g u re 2.6 – C om pa ra iso n de s se gm en ta tio ns pr os od iq ue s, 1 er ex tra it

2. 4 C om p ar ai so n d es ap p ro ch es p ré se n té es 55

Fribourg ( voilà ) fin ( par contre j’ai essayé le vélib deux trois fois en mettant ma carte bleue ) Aix

Florence fin ( voilà ) ( par contre j’ai essayé le vélib deux trois fois en mettant ma carte bleue )

Rhapsodie fin ( voilà ) ( par contre | j’ai essayé | le vélib | deux trois fois | en mettant ma carte bleue ) Fribourg ( et c’est un mystère pour moi ) ( donc il faudrait que j’ aille à ma banque )

Aix

Florence ( et c’est un mystère pour moi donc il faudrait que j’ aille à ma banque . . . Rhapsodie ( et c’est un mystère pour moi | donc il faudrait que j’ aille à ma banque | Fribourg ( et que je m’en occupe ) ( quand même ) ( euh puisque ma caution | Aix ( et que je m’en occupe ) ( quand même ) [( euh puisque ma caution ) Florence . . . et que je m’en occupe ) ( quand même )fin [ ( euh puisque ma caution ) Rhapsodie | et que je m’en occupe ) ( quand même )fin ( euh puisque ma caution ) Fribourg | quand on met sa carte bleue qu’on n’a pas de carte d’abonné )

Aix ( quand on met sa carte bleue ) ( qu’on n’a pas de carte ) ( d’abonné ) ] Florence ( quand on met sa carte bleue ) ( qu’on n’a pas de carte d’abonné ) ] Rhapsodie ( quand on met sa carte bleue qu’on n’a pas de carte d’abonné )

Fribourg ( ma caution euh ) ( il y a écrit caution) ( cent cinquante euros ) ( je valide ) ( et elle m’est refusée ) fin Aix ( ma caution euh ) ( il y a écrit caution) ( cent cinquante euros ) ( je valide et elle m’est refusée ) fin Florence ( ma caution euh ) ( il y a écrit caution) ( cent cinquante euros ) ( je valide ) ( et elle m’est refusée ) fin Rhapsodie ( ma caution euh | il y a écrit caution) ( cent cinquante euros ) ( je valide ) ( et elle m’est refusée ) fin

| : limites de groupes accentuels (internes aux paquets intonatifs) de Rhapsodie () : limites des unités prosodiques moyennes \intermédiaires

[] : limites des incises

fin : limites des périodes intonatives de Rhapsodie

des périodes de Fribourg des regroupements d’Aix

des unités prosodiques « majeures » de Florence

Fi g u re 2.7 – C om pa ra iso n de s se gm en ta tio ns pr os od iq ue s, 2 e ex tra it

56 Chapitre 2 Approches syntactico-pragmatiques S4 = [quand on met sa carte bleue qu’on n’a pas de carte d’abonné] S5 = [ma caution]

S6 = [y a écrit caution] [cent cinquante euros] S7 = [je valide]

S8 = [et elle m’est refusée] [même si y a quand même ya des sous sur le compte]

S9 = [donc euh voilà]

Cet exemple montre neuf segments (S1-9) n’entretenant aucune relation de rectionF avec leurs voisins, c’est-à-dire neuf clauses (où les groupes intonatifs sont encore apparents, marqués par les crochets). La clause S8 est cependant probléma-tique, puisqu’elle doit de facto participer de deux périodes, ce qui est par définition impossible. En fait, en figure2.7, tous s’accordent sur le fait qu’une frontière ma-jeure est bien présente après « et elle m’est refusée ». Bien que l’intonème associé à « même si y a quand même ya des sous sur le compte » ne soit pas donné par (Berrendonner, 2011), en nous appuyant sur les analyses de (Lacheret-Dujour et

al., 2011) et de (Cresti, Moneglia et Tucci, 2011), nous pouvons faire l’hypothèse qu’il s’agit d’un intonème conclusif. Or, selon (Groupe de Fribourg, 2012, p. 61), cette

configuration prosodique peut aussi résulter d’une réfection, c’est-à-dire d’une retouche effectuée sur la partie finale d’une période [. . . ]. Comme cette manœuvre consiste soit à reformuler un groupe intonatif terminal, soit à « rouvrir » la période pour y ajouter un constituant supplémentaire (épexégèse), elle peut entraîner la duplication d’un in-tonème conclusif.

L’analyse en épexégèse est celle retenue par (Lacheret-Dujour et al., 2011). Nous reviendrons sur l’analyse des chercheurs de Florence (lesquels y voient le dernier

comment d’un patron illocutif commencé en « je valide ») à la section 2.5.

L’analyse syntaxique du Groupe de Fribourg, basée sur la rectionF peut être source de difficultés. Une note de (Berrendonner, 2011, p. 89, n. 16), qui revient sur le problème de la distinction (cf. section1.1) entre connecteur microsyntaxique et connecteur macrosyntaxique, en l’occurrence le statut du et ou du puisque dans l’exemple (2.7), permet de comprendre l’analyse proposée pour le même extrait dans (Lefeuvre et Moline,2011b, p. 146) où huit clauses sont identifiées :

(2.8) . S1 = [par contre j’ai essayé le vélib deux ou trois fois en mettant ma carte bleue]

S2 = [et c’est un mystère pour moi]

2.4 Comparaison des approches présentées 57 [quand même] [puisque ma caution]

S4 = [quand on met sa carte bleue qu’on n’a pas de carte d’abonné] S5 = [ma caution]

S6 = [y a écrit caution] [cent cinquante euros]

S7 = [je valide] [et elle m’est refusée] [même si y a quand même ya des sous sur le compte]

S8 = [donc euh voilà]

En accordant à et le statut de « marqueur de rectionF » (de connecteur mi-crosyntaxique), les clauses S7 et S8 de (2.7) sont réanalysées en une seule clause (S7). Cette connexité rectionnelle, qui fait de ces deux segments une unité micro-syntaxique, ne nous semble pas évidente. Comme précédemment en (2.3), cette « coordination » de propositions non dépendantes se laisse difficilement analyser comme une relation rectionnelle. Ces analyses problématiques font que la « no-tion de clause [est] extrêmement difficile à rendre opératoire » (Apothéloz, 1995, p. 183).

Les trois unités d’actualisations (délimitées par les crochets) de la nouvelle clause S7 sont analysées à Florence comme des comments membres d’un même

patron illocutif, une des unités maximales de cette approche. Ces comments sont

donc vus comme des actes de langage distincts mais participant ensemble à la réa-lisation d’un même « mouvement discursif ». L’analyse macrosyntaxique est aussi favorisée par Blanche-Benveniste et Martin (2011, p. 139), qui analysent « je valide et elle m’est refusée » comme un noyau22. Cette analyse repose elle aussi sur le statut accordé à et, sans doute vu comme un indicateur de regroupement (Bilger,

2010), un regrouprement de type « composition » (op. cit., p. 261).

L’analyse microsyntaxique d’Aix, qui repose principalement sur la sélection lexicale (et les tests de la rection verbale en particulier, cf. section1.3.2) est moins sujette à ces difficultés que l’analyse en rectionF. Néanmoins, les unités macro-syntaxiques et particulièrement le noyau souffrent peut-être d’une définition trop prosodique, absente de Blanche-Benveniste et al., 1990, où le noyau, « l’unité mi-nimale de macrosyntaxe qui permet de former un énoncé autonome » (op. cit., p. 114), est tendanciellement « l’élément qui, sémantiquement est le plus informatif, ou celui qui peut être pris comme "évaluatif" » (op. cit., p. 144). Il existe effecti-vement une « intonation de noyau » (op. cit., p. 142), mais dans cet ouvrage, il semble qu’encore « [l]es unités macrosyntaxiques ne sont pas définies en référence à des catégories grammaticales, ni par rapport au schéma prosodique » (Martin,

2004, p. 45).

22. Comme dans (Berrendonner,2011), l’analyse multicritère de cet extrait s’arrête avant le complément différé (cf.2.5).

58 Chapitre 2 Approches syntactico-pragmatiques Dès lors que « la frontière droite [du noyau] est nécessairement alignée avec un contour conclusif » (Blanche-Benveniste et Martin,2011, p. 134), peu importe que sa définition ne se réfère pas directement à un schéma prosodique. Cette prédo-minance de la prosodie semble mettre à mal la notion de macrosyntaxe : l’unité maximale se définit prosodiquement, et son étendue devient problématique. Les relations macrosyntaxiques, déjà définies a minima, sont alors très sollicitées. Si Deulofeu (2003) a bien montré l’intérêt de la macrosyntaxe aixoise pour l’analyse des énoncés « à problèmes » (dislocations, épexégèses, incises, relatives de liaison, etc.), le domaine de la macrosyntaxe est sans doute plus vaste. En quoi les liens entre les constituants d’un regroupement23 devraient-ils être macrosyntaxiques si la frontière de ce dernier est uniquement prosodique ?

Les autres unités maximales présentées, périodes (fribourgeoise) ou énoncés (florentins), en faisant intervenir un peu de subjectivité (à travers les notions de praxéologie ou de pragmatique), proposent des domaines d’application plus cir-conscrits. Benzitoun et Sabio (2010) évoquent le problème de la distinction des regroupements macrosyntaxiques et discursifs et des critères à retenir pour ce faire. Si elle peut être un des critères nécessaires, nous ne pensons pas que la seule prosodie soit suffisante24.