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Développements complémentaires dans l’analyse des ancres de carrière

Section 3 : Les ancres de carrière

3.2. Intérêt de la notion d’ancres de carrière

3.2.1. Développements complémentaires dans l’analyse des ancres de carrière

Quel que soit le domaine d’activité, le métier ou le poste occupé, Edgar Schein a toujours souligné l’importance et la validité des ancres de carrière pour expliquer les choix professionnels individuels. Selon ses premières enquêtes, les ancres se trouvent investies dans des proportions différentes. Les ancres autonomie et sécurité représentent chacune à peu près 10% des populations étudiées. Il y a davantage d’adeptes pour les ancres compétence de direction ou compétence technique/ fonctionnelle (à peu près 25 % chacune). Les quatre dernières se partagent 30 % de la population (esprit d’entreprise, service/ dévouement, défi et mode de vie).

Par ailleurs, le questionnement sur le caractère unique ou multiple des ancres de carrière a été clarifié par Schein. Pour lui, une ancre représente « ce à quoi une personne, confrontée à un choix, est incapable de renoncer » (Schein, 1995, p. 34). En conséquence, on ne peut posséder qu’une seule ancre. Néanmoins, il est possible qu’un individu ne parvienne pas à déterminer précisément son ancre de carrière en raison d’un vécu professionnel insuffisant. À titre d’exemple, il peut sembler difficile pour quelqu’un qui ne s’est jamais lancé dans une affaire de devenir entrepreneur et d’être sûr d’en avoir les compétences. Afin de faire ressortir leur ancre, ces individus doivent imaginer d’éventuelles circonstances de carrière où ils seraient obligés de faire un choix. Parfois, les personnes ne sont pas forcées à faire des choix de carrière ou à identifier des priorités, car leur position leur permet de faire

appel à des talents divers, de satisfaire différents désirs et d’exprimer plusieurs valeurs et inspirations.

Schein (1995) est donc catégorique en ce qui concerne l’unicité de l’ancre de carrière, mais il l’est moins au sujet de sa stabilité. Il affirme, tout de même, que « plus on clarifie son image de soi, c’est-à-dire plus on prend conscience de ce qu’on veut et de ce à quoi on attache de l’importance, plus on y tient » (p. 35), penchant ainsi vers une certaine constance de l’ancre de carrière chez une même personne.

Le modèle de Schein a fait l’objet de plusieurs analyses et recherches dans le domaine du management et de la GRH. L’auteur lui-même est revenu sur son étude et a repris ses investigations pour vérifier, tel qu’il le précise, si « dans l’environnement économique turbulent des années 1990 caractérisé, dans le monde occidental, par l’incertitude et l’augmentation du chômage, les personnes étaient toujours attachées aux mêmes ancres de carrière » (Schein, 1996, p. 80). Les constats qu’il en tire ne contestent pas les différentes catégories d’ancres déjà définies, mais modifient les proportions d’appartenance à chacune d’elles. Par exemple, l’ancre mode de vie a été identifiée chez 50% des participants de sa dernière enquête.

D’une façon générale, au regard des nouvelles mutations de l’environnement, ses résultats montrent que les ancrages traditionnels, à savoir compétence de direction et compétence technique/ fonctionnelle, s’affaiblissent face aux autres ancres telles que mode de vie, autonomie/indépendance et service/dévouement qui véhiculeraient davantage les valeurs de la génération nouvelle.

De leur côté, les compétences et les contraintes relatives à chaque ancre ont également changé. Les personnes qui détiennent l’ancre technique/fonctionnelle, par exemple, doivent désormais adapter continuellement leurs connaissances pour pouvoir continuer à être compétitives dans le domaine du savoir. Quant à celles qui sont orientées vers l’ancre sécurité/ stabilité, elles sont appelées à redéfinir la notion de sécurité de l’emploi qui n’est plus associée au principe de l’emploi à vie mais beaucoup plus à celui de l’employabilité20.

20 Quand on aura dégradé l’attente de sécurité de ceux qui aspirent à des emplois publics pour y protéger leur

trajectoire professionnelle, peut-être sera-t-il envisageable de modifier le statut de fonctionnaire et ne plus l’associer systématiquement à des emplois pour la vie.

Dans le même sens, Crepeau et al. (1992) ont insisté sur l’importance de distinguer entre le concept de sécurité et le concept de stabilité.

D’autres chercheurs (Igbaria et Baroudi, 1993 ; Nordvik, 1996) se sont penchés sur la consolidation de la validité du concept des ancres et sur la confirmation de la présence des huit ancres de carrière déterminées par Schein en interrogeant des populations variées. Suutari et Taka (2004) ont suggéré, pour leur part, l’existence d’une ancre supplémentaire, celle d’internationalité, en plus des ancres identité, service et variété identifiées par DeLong en 1982.

Bien que ces recherches soient sérieuses et reconnues, que beaucoup d’articles en management aient cité l’outil de mesure des ancrages de Schein (1985, 1990) et qu’un très grand nombre d’organisations l’aient abondamment utilisé, un nombre non négligeable de recherches n’ont pas validé les résultats. Selon Yarnall (1998), les travaux qui se sont penchés sur cette question ont cherché, dans leur majorité, à confirmer que les ancres de carrière existent, mais sans valider la construction du concept proposé par Schein.

D’autre part, l’unicité de l’ancre de carrière pour une même personne a été fortement contestée. Dans la théorie de Schein, l’ancre possède un caractère unique et plutôt constant. Ce qui peut changer c’est la prise de conscience par les individus de leur ancre plutôt que l’ancre en elle-même. Les premières remises en cause du principe d’unicité remontent aux années 1980, lorsque Derr (1986) a signalé que certaines personnes changent d’orientation de carrière durant leur parcours professionnel, ce qui semblerait montrer que la stabilité des ancres de carrière n’est pas aussi forte que le suppose la théorie de Schein.

A leur niveau, Feldman et Bolino (1996) ont suggéré l’existence d’ancres primaires et secondaires qui peuvent être actives simultanément au sein d’un individu. Ils en profitent pour dénoncer l’imprécision théorique du modèle de Schein ainsi que le caractère non concluant des résultats empiriques de son étude. Martineau et al. (2005) ont tenu le même genre de propos en indiquant que l’on peut intérioriser plusieurs ancres avec intensité. Selon eux, la multiplicité des ancres est fréquente, « elle n’est pas un phénomène pathologique et elle permet de mieux cerner un cheminement de carrière mal connu, à savoir le cheminement hybride » (p. 455).

Par ailleurs, d’autres recherches (Jiang et Klein, 2000) ont examiné les liens de corrélation qui peuvent exister entre la satisfaction de carrière et le principe des ancres. Il s’est avéré que ces liens étaient négligeables, d’environ 0,21, et qu’ils n’étaient généralement pas significatifs. Dans le même cadre, Igbaria et al. (1991) ont mis en évidence une plus grande satisfaction de carrière et un engagement organisationnel plus prononcé chez les personnes qui possèdent une ancre de carrière en cohérence avec la nature de leur activité professionnelle ou de leur emploi.

Enfin, Tremblay et al. (2006) ont tenté, quant à eux, de mettre en relation le modèle des ancres de carrière de Feldman et Bolino (1996) et les domaines motivationnels de Schwartz (1992). Ils décrivent la structuration des ancres sous forme d’un modèle circulaire. C’est donc la dynamique d’articulation, d’opposition ou de combinaison entre les différentes ancres qui reste l’objet du plus grand questionnement autour de la théorie de Schein.