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Section 2 : Les nouvelles formes de carrière

2.2. Le rôle de l’individu dans la gestion de sa carrière

2.2.1. Une démarche personnelle

L’émergence de ces nouvelles formes de carrière fait intervenir d’autres acteurs, d’autres compétences et d’autres temporalités. La gestion de soi est mise en avant. Pour Cadin (2005), compte tenu de l’aplatissement des structures organisationnelles, les repères objectifs de la carrière (effectif encadré, titre ou grade) perdent en partie leur signification au profit de critères plus subjectifs (par exemple, le sens donné par chacun à son parcours).

Les approches objectives analysent la carrière sur la base des facteurs socio- économiques qui la structurent. Les économistes qui défendent cette vision (Béret, 1992 ; Gazier, 1993) affirment que les choix de carrière des personnes sont fortement déterminés par les marchés du travail. Quant aux sociologues (Bourdieu, 1989 ; Vimont, 1995), ils mettent en avant les dépendances sociales imposées aux personnes par leur histoire et leur milieu de vie (ce qui a forgé leur habitus).

De leur côté, les approches subjectives placent la personne, ses perceptions d’elle- même et de ses compétences au centre de la carrière (Roger, 1992). Elles montrent que les parcours professionnels des individus se constituent par une recherche d’adéquation entre leurs caractéristiques personnelles et leur environnement. Cette deuxième conception nous parait plus représentative du contexte actuel où le comportement des personnes est de plus en plus guidé par des perceptions individualistes. Mais elle n’empêche en rien qu’interviennent les déterminismes propres à chacun. Par exemple, les individus sont inégaux en accumulation de capital intellectuel et culturel, ou en richesse de réseaux sociaux susceptibles de contribuer à leur carrière.

Dans cette perspective, le concept de carrière se détacherait en partie des modèles institutionnels économiques et des systèmes sociaux ou organisationnels qui le conditionnaient. Selon Cadin et al. (1999), en « prenant ses distances avec le paradigme organisationnel » (p. 58), la théorie des carrières fixe un nouveau schéma d’analyse basé sur la carrière subjective, où les processus individuels de compréhension remplaceraient les systèmes de planification intégrée. Dany (2001) souligne ainsi que la personne se recentre sur

sa carrière subjective et met l’accent sur l’effet individu imposant la diversification des parcours professionnels.

Pour analyser la carrière, on s’appuie de plus en plus aujourd’hui sur des facteurs individualisés tels que les besoins, les compétences, les intérêts, les valeurs ou encore l’employabilité. Dans cette optique, le rôle principal revient à l’individu qui décide lui-même de ses choix de carrière. L’entreprise est alors un territoire de ressources au sein duquel la personne puise ses inspirations dans le but de trouver des solutions qui lui conviennent et facilitent son évolution professionnelle.

L’employé se sent plus libéré, toujours en exploration de nouveaux territoires dans l’intention d’améliorer ses connaissances et ses formations, en augmentant ainsi son potentiel d’employabilité et sa satisfaction professionnelle. Selon Martinon (1999), chaque salarié devrait se concevoir comme un acteur autonome qui construit sa carrière selon sa propre logique d’action, en tenant compte des contraintes ou des ressources qu’il rencontre. Il est dans l’obligation de s’adapter à toutes les modifications du contexte, de se plier à un rythme de travail qui s’accélère, de prendre en charge une mobilité ou un apprentissage qui étaient autrefois de la responsabilité de l’entreprise, et de « se remettre en question régulièrement, sans doute à un rythme différent en fonction de son avancement dans la carrière » (Mounier- Kuhn et Knock, 2010, p. 87)10.

Deux dimensions semblent être au cœur de ces débats autour des nouvelles carrières : l’idiosyncrasie, ou la pluralité des modèles de carrière, et la mobilité. En ce sens, les individus sont appelés à maintenir une veille sur le marché du travail externe (Cadin, 2005), selon laquelle ils capturent des opportunités et s’assurent de leur employabilité. On peut constater que ces approches s’appuient sur la notion d’enactment, empruntée à Weick (1996), qui met l’accent sur l’action, la construction de la réalité, et la création de sens, par l’individu, à partir de ses propres expériences. Arthur et al. (1999) affirment à ce propos : « people enact their careers » (p. 165).

10 On voit bien l’ambiguïté de ces discours. Davantage de contraintes et de pression, mais une proclamation

d’autonomie, alors que les contextes professionnels peuvent être difficiles, et que les salariés sont inégaux par rapport aux capitaux de compétences ou de réseaux qu’ils ont pu ou non accumuler.

C’est notamment dans cette perspective que les nouvelles carrières ont été développées, renvoyant aux concepts d’indépendance, d’autogestion et de mobilité. Elles disent l’intérêt de « se comporter en portfolio worker » (Menger, 2002, p. 80) et d’être qualifié ainsi « d’entrepreneur de sa carrière » (Bruet et Larose, 2014, p. 49). Cette conception ne se réduit donc pas à une trajectoire professionnelle linéaire et graduelle. Elle fait désormais référence à la signification que donne l’individu à la succession de ses choix professionnels. C’est ce dont témoignent Guichard et Huteau (2001) en affirmant que les carrières professionnelles ne sont plus conçues dans une continuité. Les salariés se trouvent fréquemment obligés de faire face à des ruptures dans leur vie professionnelle.

Dès lors, on ne peut pas affirmer qu’une personne possède une pluralité de carrières, mais une carrière ponctuée par ses choix et ses valeurs, à travers la diversité des emplois et des activités qu’elle a occupés. Sa carrière se traduirait alors comme « une série d’opportunités d’emplois qui dépassent les frontières d’un seul lieu de travail11 » (DeFillippi

et Arthur, 1996, p. 116). En outre, elle serait constituée, comme le souligne Peretti (2013, p.79), par une « succession d’affectations », avec des formes de gestion d’emploi et d’environnement de travail à chaque fois différents.

« A l’heure où les contextes organisationnels seraient marqués par le flou des appartenances, l’instabilité et la virtualité, la carrière deviendrait une affaire d’individus autonomes, “butinant” d’emploi en emploi au gré de leurs préférences individuelles » (Zune, 2005, p. 267). L’autonomie, la responsabilisation et l’aptitude à se repositionner représentent alors des notions très importantes. Par ailleurs, le lien avec l’entreprise devient plus faible, dans l’hypothèse où l’individualisation des trajectoires est plus forte et où les transitions d’emplois sont fréquentes.

L’individu est amené ainsi à prendre en main le développement de son employabilité. En conséquence, plusieurs auteurs (Arthur et Rousseau, 2000 ; Goffee et Jones, 2000 ; Littleton et al., 2000) ont mis l’accent sur les diverses modifications qui ont touché le contrat

11 DeFillippi et Arthur (1996) définissent la carrière nomade comme étant « a sequence of job opportunities that

go beyond the boundaries of single employment settings. » (p. 116)

12 Storey (2000) décrit le changement dans le contrat qui régit le contrat d’emploi comme étant « […] a

transition for a long-term “relational” psychological contract, i.e. the promise of job security in exchange for loyalty to the organization, towards a more short-term “transactional” contract based on more explicit negotiation between individual and organization concerning what each side expects to give and receive in return. » (p. 30)

psychologique gouvernant la relation d’emploi. Le contrat12 « relationnel » à long terme, caractérisé par la sécurité d’emploi et la loyauté, est remplacé par un contrat « transactionnel » à court terme établi sur la formation, l’apprentissage et la flexibilité.

Pour Falcoz (2001), il faut juxtaposer beaucoup d’éléments ou d’incidents possibles pour décrire ces nouvelles carrières : des changements de métier, des possibilités de création d’entreprise, des temps de formation décidés et financés en tout ou partie par ceux qui en bénéficient, une reformulation incessante du projet personnel, des phases d’inactivité choisies, des changements d’employeur, une constitution de réseaux sociaux et de réputation qui dépassent les seules entreprises intervenant dans le même secteur. Cependant, comme l’indique Cerdin (2000), des efforts restent à réaliser dans ce domaine sur le plan législatif pour supprimer les freins administratifs à ces formes de mobilité. Et le recours à ces différentes formules requiert des prédispositions comportementales. Il passe par une perte relative d’identité organisationnelle, et il fait appel au concept de domaine de compétences. Effectivement, « pour être efficaces, ces stratégies plus psychologiques doivent s’associer à certaines habiletés désormais indispensables pour mener à bien un parcours professionnel éclaté » (Cardinal et Lépine, 1998, p. 271).

Des auteurs comme Cadin et al. (2000), Eby et al. (2003), ou plus récemment Mounier-Kuhn et Knock (2010), mettent l’accent sur l’importance de combiner trois composantes de compétences dans le pilotage d’une carrière. Le savoir-faire (knowing how) correspond aux connaissances et aux capacités acquises qui sont renouvelables et transférables d’une organisation à une autre. Quant aux compétences sociales ou relationnelles (knowing whom), elles font intervenir les relations privilégiées, les réseaux sociaux et les contacts personnels nécessaires pour évoluer. Selon Cadin et al. (2012), « la mise en cohérence de ces ‘knowing’, de façon à constituer un capital de carrière original, importe autant que l’accumulation de savoir-faire » (p. 493). Enfin, les compétences identitaires (knowing why) incorporent les motivations, les valeurs et les intérêts de la personne. Elles favorisent le modelage des activités mises en œuvre tout au long d’une carrière. Ce type de compétences répond au principe des orientations de carrière (Derr, 1986) ou encore des ancres de carrière (Schein, 1987) que nous allons développer dans la section suivante.

Pour Arthur et al. (1995, p. 11), le paradigme des nouvelles carrières peut promouvoir l’accumulation des compétences essentielles (knowing how, whom et why) en procurant des avantages mutuels aux personnes et aux organisations. Outre ces compétences qui favorisent la gestion individuelle des carrières, Cardinal (1999) ajoute la gestion de soi et l’aptitude à entrer dans des activités proactives. A travers tout cela, l’individu cherche à s’affirmer. Son objectif est de parvenir à une certaine satisfaction psychologique, à des résultats qui soient personnels et en partie indépendants des organisations où il travaille.

Encadré 2. Salarié self RH et salarié intrapreneur

Une étude du HRM Digital Lab de Telecom Ecole de Management en partenariat avec OpenSourcing et Kantar TNS, sur les pratiques des salariés français, met en évidence le développement des démarches ‘marque employé’ et ‘salarié self RH’13. En utilisant les outils numériques et les récentes TI (moteurs de recherche, bureautique, réseaux sociaux professionnels, applications/ sites d’actualités,…), ce dernier est amené à mettre en œuvre ses propres pratiques RH de maintien, de développement, de revente et de transférabilité de ses compétences.

Quant au salarié intrapreneur, c’est celui qui a un comportement d’entrepreneur, de dirigeant dans le cadre de son poste de salarié. C’est celui qui accorde une grande importance à la création et au développement de la valeur ainsi qu’à l’innovation en dépassant les limites de ses fonctions. Le développement de compétences transverses et de sa proactivité représentent alors des atouts indispensables. La nécessité de cerner les différents jeux de pouvoir professionnels et personnels des collègues et des supérieurs renforce également le positionnement du salarié en tant qu’intrapreneur, surtout aux yeux de la direction. Certaines entreprises mettent alors en place des dispositifs pour faciliter l’émergence et le développement de l’intrapreneuriat. Des programmes de relations avec des start-up en externe ou encore des concours d’idées sont donc mis à l’honneur, à l’image du ‘concours interne d’innovation’ chez Essilor et de la ‘communauté d’innovation (PR Chatter)’ chez Pernod Ricard.