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Au XIXème siècle, les rumeurs trouvent au sein d’une société largement analphabète un terreau

fertile pour se développer. Ce biais oral permet à la population dans sa globalité d'investir un champ que les pouvoirs lui ont longtemps refusé, celui du politique. Produit collectif, la rumeur lui permet de maintenir une certaine forme d’information qui exprime l’angoisse du temps présent1. Lors des

crises, les bruits qui prolifèrent atteignent une efficacité remarquable car celles-ci entraînent une dégradation des normes sociales qui jusqu'alors prévalaient. Quand l'individu ne perçoit plus les repères sur lesquels il peut habituellement compter, sa faculté de raisonnement s'en trouve amoindrie2. Dès lors, il prête plus facilement l’oreille aux nouvelles qui lui parviennent.

La période 1814-1816 et sa succession de régimes est en ce sens l'une des plus propices aux rumeurs3. En Ille-et-Vilaine, la déliquescence du régime impérial offre déjà son lot de nouvelles

alarmantes. À l’hiver 1813, la prétendue levée en masse de 600 000 hommes effraient les hommes qui se voient déjà partir au massacre4. Au printemps 1814, on affirme cette fois que l'on va saisir 1 Le psychosociologue Michel-Louis Rouquette a développé un modèle qui donne à la rumeur quatre principales caractéristiques : l’instabilité (la teneur du message se transforme au fur et à mesure de sa circulation) ; l’implication (la rumeur concerne nécessairement la personne qui la propage) ; la négativité (sont plus facilement les bruits pessimistes qui font craindre pour le quotidien) ; l’attribution (celui de qui l’on tient la rumeur est jugé suffisamment fiable). RENARD Jean-Bruno, « L'étude des rumeurs », dans ROUQUETTE Michel-Louis (dir.), La pensée sociale, Paris, Éditions Érès, 2009, 139-142.

2 ALDRIN Philippe, Sociologie politique des rumeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2005.

3 PLOUX François, « Rumeurs et expériences collectives de la discontinuité temporelle (1814-1815) », Revue

d'histoire du XIXème siècle, 2014, n° 49, p. 21.

4 GUERRIN Yann, « Lorsque la population d'Ille-et-Vilaine s'exprimait par des rumeurs au XIXème siècle », Annales

chez tous les particuliers la moindre once d'étain, de cuivre ou d'argent pour financer le coût de la guerre. Sous la première Restauration c’est l’épuration et la reprise des biens nationaux acquis qui font craindre le pire5. Durant les Cent Jours, la conscription est encore une fois l’objet de

conjectures inquiétantes et la nouvelle de Waterloo instaure un climat d'inquiétude et d'excitation contre lequel les administrateurs, absents où tenus dans l’ignorance, ne peuvent rien. Désorientée et laissée dans l’incertitude, la foule royaliste du Midi propage en son sein même des bruits qui galvanisent et mènent à plusieurs actions sanglantes. À Avignon, la population incrimine le maréchal impérial Brune, dénoncé pour avoir porté au bout d'une pique la tête de la princesse de Lamballe lors des épisodes révolutionnaires de 1792. Assertion fausse mais prétexte au meurtre du maréchal quelques instants après. Scène identique dans le Gard, où des royalistes massacrent deux femmes sur les dires d’un témoin de la scène, accusant l’une des deux d’avoir naguère dénoncé des volontaires royaux6. À Rennes, les forces restantes, garde nationale et fédérés, tiennent

suffisamment la place pour que les coups ne pleuvent pas. Mais comme l’officier Drogo attendant les tartares au fort Bastiani, le préfet Méchin scrute l’horizon des remparts de Rennes et cherche en vain les chouans. L’ambiance crépusculaire qu’il dépeint au ministre de l’Intérieur dans de très longs rapports fait songer à un monde croulant sous le seul poids des mots. Les quelques bruits qui circulent dans les campagnes l’empêchent de reconstituer le puzzle des mouvements des volontaires royaux. Leur absence nourrit davantage encore la crainte d’un regroupement considérable, peaufiné jusqu’au dernier moment avant un assaut qui n’en sera que plus dantesque. Contre toute attente, et quoi qu’en disent les informateurs terrifiés passant par le chef-lieu, la bataille n’adviendra pas. À son arrivée dans le département, le préfet d’Allonville recense scrupuleusement les bruits qui parcourent villes et campagnes. Les funestes présages de la première Restauration, où « une menace permanente [semblait] planer sur les autorités établies »7, ont été concrétisés par l’extraordinaire

retour de Bonaparte. Après sa chute, la population croit volontiers possible un autre bouleversement politique. Signe de sa vigilance, le préfet tente de court-circuiter les propagateurs de nouvelles et le 17 octobre 1815 donne l’ordre de surveiller particulièrement les colporteurs. Decazes approuve la mesure, le ministre sait à quel point ces marchands ambulants sont de bons vecteurs de rumeurs en 5 « [Les malveillants] essaient de semer l'inquiétude parmi les acquéreurs des biens nationaux ; là ils allarment les nombreux employés de toutes les administrations, en annonçant de grandes suppressions, partout ils font craindre des réactions, et le retour d'anciens abus ». Lettre du ministre de la Police au préfet Bonnaire, 23 avril 1814, ADIEV 1/M/96.

6 TRIOMPHE, Pierre, « Des bruits qui courent aux mots qui tuent. Rumeurs et violences dans le Gard en 1815 »,

Revue d'histoire du XIXème siècle, 2008, n° 36, p. 59-73. La scène est narrée par André Chamson dans l’extrait de son

roman sur la Terreur blanche que nous reproduisons p. 243-247.

7 PLOUX François, « Rumeurs et expériences collectives de la discontinuité temporelle (1814-1815) », Revue

tous genres8. À un siècle de distance, les colporteurs jouent le rôle des ravitailleurs de la 1ère guerre

mondiale, qui de boyau en boyau véhiculaient dans les galeries les bruits de l’extérieur9. Les

paysans sont ici les soldats, crédules, coupés du vaste monde et faciles à manipuler. Transmise oralement et selon des logiques informelles, la rumeur est un phénomène difficile à comprendre, et encore plus à éliminer malgré le travail de surveillance exercé. Napoléon est annoncé de retour tous les quinze jours, aidés des turcs, des anglais, des autrichiens et même des russes. Lorsque le vaillant corse est absent, c’est un fidèle, tel le proscrit et général Vandamme à la tête de 50 000 hommes, qui accomplit son œuvre à la frontière est. On signale ici à Lorient, là à Saint-Brieuc, des débarquements d’armes, des rassemblements d’hommes à cocardes tricolores qui vivent tapis dans les forêts tandis qu’à Paris les ex-fédérés affrontent les royalistes. L’autorité royale est aussi plus directement visé : le gouvernement ne tient pas, la garde nationale abandonne le roi, lequel est soufflé en même temps que sa famille par une mine.

À la fin du mois de février 1816, d’Allonville fait imprimer 400 bulletin compilant chacun des bruits capté depuis septembre par les forces de l’ordre dans le département10. Les prêtres du

département doivent en lire le contenu à leurs ouailles, et les convaincre par l’actualité rassurante de l’absurdité de ces nouvelles faussement prédictives.

C.I. Classement des rumeurs politiques du département (septembre 1815 à février 1816)11

Ce bulletin est l’unique document de la sorte publié durant la séjour de d’Allonville. Son 8 « Cette précaution est très judicieuse et ne peut manquer de produire un effet satisfaisant […]. Plusieurs exemples ont déjà prouvé que la malveillance pouvait trouver dans cette classe d’homme des auxiliaires disposés à la servir [...]vous ne devez point hésiter, lorsque le cas vous paraitra l’exiger, à les retenir en détention jusqu’à ce que j[e me sois] prononcé, d’après les comptes que vous m’aurez rendus ». Brouillon du ministre de la Police au préfet d’Allonville, expédié le 30 octobre 1815, AN F/7/9074.

9 BLOCH Marc, « Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles de guerre », Revue de synthèse historique, 1921, t. 33, p. 33.

10 Lire la demande de remboursement de ce bulletin p. 305-306.

11 D’après le recensement et le tri des 39 rumeurs du Bulletins des malveillans. Septembre Octobre Novembre Décembre Janvier Février 0 2 4 6 8 10 12

Autorité royale/ gouvernement dépréciés Complices de Bonaparte cachés/en marche Rassemblements/complots contre le roi Retour de Bonaparte Présence des prussiens

efficacité est, semble-t-il, assez limitée auprès des basses classes, du moins son contenu n’empêche pas la poursuite de rumeurs qui se composent des mêmes motifs.

Doxa des élites, d’Allonville comme ses prédécesseurs considèrent le peuple comme une masse

manipulable qui répète des bruits lancés sciemment par tous les agitateurs du système. il n'est pas question pour elles de théoriser sur ce que la rumeur signifie pour l'individu qui la conçoit ou la propage. Non vue comme un moyen d'expression, une manière d'exprimer son ressentiment ou ses aspirations face au monde actuel, la rumeur apparaît comme « le résultat d'une manipulation de l'opinion à des fins subversives »12. Public naïf et facilement influençable, le peuple ne ferait que

répéter des bruits lancés sciemment par tous les agitateurs du système. Le fait étant que le populaire n’est pas seul à les recevoir avec attention. Les classes éclairées font volontiers de même sous l’effet de lettres reçues ou des libelles. Insultante à l’égard de la famille royale, une fausse lettre de Blacas remplie d’approximations circule ainsi au mois de novembre 1815. C’est donc avec une attention redoublée que d’Allonville travaille à lutter contre ces bruits qui circulent dans toutes les classes, qu’ils émanent du bouche-à-oreille ainsi que de l’écrit, les deux étant souvent liés. Les propos séditieux, tout comme les rumeurs, sont vus par le pouvoir comme annonciateurs d’un chaos politique qui doit cesser.

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