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Cette partie aborde le contexte du point de vue du JdRF. Elle vise à définir les éléments extérieurs qui ont contribué à faire émerger cette pratique. Le premier point s’attache à la contextualisation sociale. Le second, au cheminement personnel qui m’a poussé à entreprendre cette recherche.

1. Historique des jeux de rôles (JdR) : contexte d’émergence du

JdRF

Reconnaissant la maturité de raisonnement de l'adolescent et permettant à l'adulte d'exercer ses neurones sans renoncer à sa faculté de rêve, cette nouvelle génération de

jeux a remis au jour l'essence même de l'activité ludique humaine : l'alliance de l'intelligence et de l'imagination. Comme nous l'avons déjà évoqué, son “ historique ”

présente ces jeux comme l'aboutissement d'une longue évolution, calquée sur celle de l'Humanité. “ les premiers jeux de simulation apparurent probablement en même temps

que les premières civilisations ”. (…)

Les jeux de simulation expriment une mutation fondamentale des sociétés industrielles modernes dans deux domaines relativement proches : le niveau d'éducation des généra-tions de l'après-guerre, et la multiplication des sources d'information dont peut bénéficier le simple citoyen. Le niveau d'éducation, c'est la scolarisation en masse et l'ouverture des

portes de l'université à des millions de jeunes. (...)

À moins d'une régression brutale de la civilisation humaine - crise économique généralisée suivie d'un conflit nucléaire -, cette évolution ne peut que s'accentuer. Le niveau de connaissance atteint par les nouvelles générations entraîne une transformation de l'activité

ludique21.

21 VITALE Duccio (1984), Jeux de simulation, MA.A. Edition, Paris - cité par TREMEL Laurent (2001),

a. De l’origine “ naturelle ” des jeux de rôles

22

Les JdR ne sont pas le propre de l’être humain. De même que la plupart des autres animaux sociaux, ce dernier fait l’apprentissage de la vie sociale et découvre les spécificités de son environnement23 (désert, montagne, fleuve, mer, etc.) par le jeu. Il explore, par la simulation, les différents rôles qu’il a pu repérer autour de lui, et fait ainsi l’expérience de relations stéréotypées (dominant/dominé, séducteur/séduit, etc.). Par imitation, il s’exerce à trouver sa place au sein du groupe, contribuant ainsi à pérenniser le système existant. A mesure que la structure sociale se complexifie, ses jeux deviennent plus subtils. La période d’apprentissage s’allonge, repoussant d’autant l’autonomisation des êtres en construction. De ce point de vue, les “ petits d’hommes ” sont gâtés. Ils naissent totalement dépendants de leurs géniteurs, ou du moins de certains membres de la société dont ils sont issus.

Le développement des rôles se fait dès l’enfance par imitation, identification, projection, transfert24. G. Brougère va jusqu’à préciser avoir peut-être trouvé dans le faire semblant la structure anthropologique de base du jeu25. Durant ses premières années d’existence, l’enfant, qui vit au présent sans véritable notion du temps, progresse dans la spontanéité de l’acte, en s’appuyant sur une mémorisation expérientielle. C’est cette spontanéité sans cesse renouvelée qui développe sa capacité à s’adapter aux changements. Tour à tour émerveillés ou dépités, ils se découvrent, au travers d’une pratique intensive de jeux enfantins (libres, spontanés, imaginaires, etc.), comme étant des êtres complexes, capables d’interagir avec un univers extérieur qui perd, peu à peu, de son mystère. Du moins jusqu’à ce qu’ils parviennent à un degré d’autonomie suffisant pour trouver leur place dans un monde fait par, et pour, des adultes, lesquels, bizarrement ne semblent plus capables d’apprendre en jouant. Comme s’ils n’en ressentaient plus le besoin, assurés

22 C'est autour du XIIe siècle que l'on retrouve les premières mentions des termes de "jeu" et de "rôle" en langue vernaculaire. Le jeu, du latin jocus (C’est vie, c’est joie. C’est aussi groupe et familiarité -CHATEAU Jean (1979), Le jeu de l’enfant), désigne alors une forme dramatique caractérisée par le mélange des tons et la variété des sujets. Au XIIe et XIIIe siècle, il prend la forme de pièces de théâtre profane, dont le public est composé de bourgeois cultivés, ou de drame liturgique en latin. Le rôle, du latin rota (la roue), et

rotulus (le rouleau), désigne, quant à lui, le parchemin contenant cette même pièce. Ces deux termes sont ainsi très proches l’un de l’autre, si on s’en tient au lien qui les unit dès leur origine : le théâtre. Ce dernier est alors un jeu de rôles, au sens d’une interprétation ludique et publique d’une pièce écrite.

23 C’est ainsi que l’usage de la balle de caoutchouc, tirée de la sève de l’arbre du même nom et longtemps utilisée dans leurs jeux par les Aztèques, ne put se diffuser en Europe que bien après l’exploration de leur continent par les colonisateurs européens.

24 Le fait de jouer à être quelqu'un d'autre correspond à une propension innée de l'être humain qui se

manifeste dès le plus jeune âge. L'enfant s'y adonne spontanément, et cette forme d'activité devient pour lui un instrument de développement très important (…) De toutes les techniques de jeux, c'est celle qui pose le

moins de contraintes. - CHAMBERLAND Gilles & PROVOST Guy (1996), Jeu, simulation et jeu de rôle

d’avoir atteint, au travers de leur éducation sociale, un degré de sagesse leur permettant d’éluder tout questionnement inutile.

Les enfants, quant à eux, s’inspirent souvent des pratiques sociales de leur groupe de référence pour nourrir leurs univers imaginaires. Le jeu puéril peut alors prendre d’innombrables formes, dont celle, récurrente, des JdR. Si les adultes leur en laissent le temps, leurs enfants pourront explorer différentes facettes du “ jeu du monde ”26 et ainsi élargir leur éventail de rôles. Ils seront prêt alors à explorer une société dont ils peinent à appréhender l’extrême complexité. Mais si, à l’inverse, ils sont contraints, très jeunes, à s’identifier à un rôle prédéfini (soldat, esclave, croyant, etc.), à des jugements de valeur (sale, vilain, voleur, tricheur, etc.), ou soumis à des conditions de vie difficiles (guerre, famine, maladie, violence, enfermement, etc.), leur conditionnement sera d’autant plus profond, figeant le processus de construction identitaire en cours dans un système de représentations stéréotypé, laissant peu de place au développement de l’autonomie. L’enfant, confronté trop précocement aux préoccupations des adultes, risque de perdre cette naïveté qui le caractérise. Selon G. Brougère, l’enfant risque de perdre le goût du jeu s’il ne connaît plus la joie du jeu. Son espace potentiel, son imaginaire et sa créativité s’en trouve réduits à une portion congrue, qu’il aura bien du mal à faire évoluer par la suite. Le jeu enfantin peut alors lui paraître futile, surtout lorsqu’il le compare au sérieux qui emplit la vie adulte. Il préfèrera sans doute s’identifier pleinement au rôle qui lui est confié, que d’être mis à l’écart et considéré comme une charge. Ceci n’exclut pas, d’ailleurs, le fait qu’il puisse retrouver spontanément, surtout en présence d’autres enfants, le goût pour l’activité ludique. Les jeux de rôles pratiqués à cette occasion lui permettent de renouer avec ses pairs et d’oublier, pour un court instant, les contraintes pesant sur sa vie. Cette liberté d’expression retrouvée le conduit, inconsciemment, à révéler à l’observateur attentif, l’état de son mal-être existentiel. Ce moment de relâche l’aide, par la suite, à mieux supporter les tensions induites par ses obligations.

Dans le cas des sociétés primitives de chasseurs-cueilleurs, où on a plutôt affaire à de petits groupes composés d’un réseau de cellules familiales, c’est le lien avec la nature qui est privilégié. Ainsi, dans l'optique des Montagnais, l'enfant est d'emblée considéré comme une personne à part entière. Contrairement à ce que pense le Blanc, la liberté que lui accorde l'Innu a peu à voir avec un quelconque "laisser-aller". Pour l'adulte, c'est un peu comme de restituer au tout-petit sa liberté à lui (…) Tout petit déjà, l'Innu commence

26 Il nous faut, sachant qu'il n'y a pas de maître du jeu, jouer le plus productivement, le plus poétiquement

son apprentissage de la vie en territoire. Sitôt en âge d'imiter ses parents, il se voit attribuer des tâches qui l'initient à sa future autonomie. Et puis, au camp, tout le monde doit participer. Glaner des branches d'épinette, plumer une outarde... autant de gestes encouragés par les adultes et qui revêtent pour l'heure l'allure d'un jeu. Dès sept ans, le garçon quitte l'orbite de sa mère pour assister le père dans ses chasses. C'est là un moment mémorable. Plus tard, l'adolescent partira seul dans la forêt, y quérir une vision -un esprit gardien - qui l'aidera toute sa vie dans ses multiples entreprises. Polyvalentes, les jeunes filles maîtrisent bientôt l'art de la pêche, du collet, de l'entretien du camp, du traitement des peaux. Durant toute cette période, la sexualité s'exerce sans grandes entraves (…) Qu'il arrive malheur au mari, c'est la femme qui te sauve. C'est pour ça que le père instruit pareillement garçons et filles27.

Ces groupes sociaux, conscients de leur dépendance vis-à-vis de l’environnement, en ont tiré une vision fondée sur le respect de toute chose. Pour cette raison, l’apprentissage, sous forme de jeux, de la survie dans une nature omniprésente, y tient une grande place. Ces communautés, souvent dispersées, se retrouvent en certaines occasions, au rythme des saisons. Ce temps est consacré à l’échange de savoirs et d’expériences, et permet de renforcer les liens interpersonnels. Les cérémonies, jeux et productions collectives y tiennent une place importante. De plus, de nombreux rites laissent une place importante à des formes d’expressions fondamentales proches du JdR : contes, simulations, prises de rôle, etc. Ainsi, on a souvent observé dans les sociétés primitives l'existence de narrations simulées d'événements importants pour les membres de la tribu. Ces simulations permettent de conserver et d'enseigner l'histoire dans des sociétés où la tradition orale est peu développée et l'écriture inexistante28.

La société indienne entière participait au phénomène théâtral. Ils n'imaginaient pas cette chose monstrueuse où des gens sont actifs, d'autres passifs, quelques-uns acteurs, d'autres spectateurs. Ils voyaient dans le théâtre une manifestation qui unissait la société en un phénomène esthétique unique, et c'est une façon de comprendre le théâtre. La dichotomie spectateur-acteur n'est pas innée. Elle l'est devenue, dans de nombreuses sociétés, par la suite. L'idée que quelques-uns, les élus, soient acteurs est une idée oppressive29. Selon A. Boal, Aristote serait l'instigateur de cette mutation, reflet du régime

mercantilisme puéril et ludique - JEURY Michel (1990), Le jeu du monde

27 SILBERSTEIN Jil (1998), INNU - A la rencontre des Montagnais du Québec-Labrador

28 CHAMBERLAND Gilles & PROVOST Guy (1996), Jeu, simulation et jeu de rôle

aristocratique existant (du grec aristos : le meilleur, et Krateîn : commander). Le théâtre tragique grec s'appuie, dès lors, sur des acteurs principaux, séparés du chœur originel afin de faciliter l'identification des spectateurs aux héros. Aristote serait aussi à l’origine de l’opposition naissante entre l’utilisation des termes de jeu (comprenant les notions de délassement, d’amusement et de futilité) et de travail (apparenté à la tension, au sérieux et à l’utilité). Si leurs continuateurs romains en développèrent l’aspect spectaculaire, les grecs furent aussi des précurseurs dans les jeux de simulations guerrières.

Les sociétés théocratiques ont généralement réduit l’usage des jeux, tout en les condamnant par ailleurs, aux pratiques rituelles rythmant la vie sociale. Le jeu est généralement réservé aux enfants, éventuellement aux personnes âgées. D’ailleurs, le terme de ludus, qui renvoie à l’exercice, est aussi employé pour désigner l’école, comme lieu d’exercice de l’esprit30. Les adultes, eux, n’ont pas le temps de jouer. Ils se divertissent en assistant aux spectacles organisés à leur intention par les autorités. Cette forme s'est d’ailleurs, par la suite, imposée à l’ensemble de la société occidentale, héritière de ce passé gréco-romain, avant de se propager, par contamination, aux régions placées sous son contrôle. Après quelques siècles marqués par un obscurantisme idéologique certain, on retrouve, à partir de la Renaissance, un certain engouement pour les jeux, du moins ceux de hasard et d’argent. Les mathématiciens en déduisent par ailleurs la théorie des probabilités. D’autres s’interrogent sur les processus d’addiction au jeu, ou encore, sur les rétroactions observables entre l’individu et la société. W. Shakespeare (1564-1616) compare alors, très justement, le fonctionnement de la société à celui de la scène en déclarant : Le monde entier est une théâtre, dont nous sommes les acteurs. Bien plus tard, Luigi Pirandello (1867-1936), fondateur d’un théâtre de l’absurde questionnant l’identité humaine, écrira une pièce nommée Le Jeu des rôles (1918).