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a. Société et éducation

B. Conjectures conjoncturelles

2. Aspects conjoncturels

Les conflits armés n’ensanglantent plus les grandes puissances. Ce qui n’empêche pas ces dernières de financer, via leurs lobbies militaro-industriels, ceux qui éclatent, souvent par leur entremise, au sein des dictatures co-exploitant leurs anciennes colonies. Dans certains pays, les droits des salariés, des femmes et de diverses minorités commencent à être reconnus. La société, qui ne survivrait pas sans la bonne volonté de millions d’anonymes œuvrant, souvent bénévolement, à maintenir un tissu social défaillant, semble évoluer vers une meilleure reconnaissance de ses différentes composantes. Ce sont ces mêmes anonymes qui vont être amenés, dans un avenir incertain, à proposer des alternatives à l’organisation humaine actuelle, tant locale qu’internationale125 : démocratie participative, société civile planétaire, protection des écosystèmes (climat, vie, etc.), éducation émancipatrice, réseaux d’échange, etc. Le développement d’un sentiment nouveau d’appartenance à l’humanité, par le biais de l’internationalisation des communications, amène les individus en quête de paix sociale à respecter leurs différences et à prendre soin de ce et de ceux qui les entourent. Cependant, ce phénomène d’ouverture côtoie un repli croissant vers le communautarisme et le nationalisme, qui accompagne une montée en puissance de l’individualisme.

La conjoncture est plus que jamais favorable à l’éclosion de nouvelles formes d’organisation, même si la pression réactionnaire a rarement été aussi forte. L’émergence d’une société civile très hétéroclite, composée d’innombrables groupes fonctionnant en réseaux, laisse présager la mise en place d’une multiplicité d’alternatives locales en faveur d’un changement de mode de vie global. Le fait qu’il n’y ait pas de véritables porte-paroles

124 PINEAU-SALAUN Marie (1998), « Etre Kanak à l'école », dans Repenser l'école, témoignages et

expériences éducatives en milieu autochtone

de ce mouvement citoyen, à la grande déception des médias et autres grands récupérateurs de mouvements, ajouté à l’absence de structure représentative, réduit nettement les risques de manipulation de la part de ses opposants. L’altermondialisme se cherche, et c’est peut-être sa force. Il évite ainsi de tomber trop facilement dans le piège de l’institutionnalisation. En privilégiant les fondamentaux de l’identité humaine et la place de l'individu sur sa Mère-Planète, il devrait, logiquement, trouver un soutien sans faille de la part d’une humanité, dont il émane et dont il respecte la pluralité. Et pourtant, une grande partie de celle-ci, bercée par le mirage sécuritaire diffusé en boucle par des médias qui brandissent le spectre d’une anarchie destructrice, n’en a cure.

Abreuvés de télévision126 dès le berceau, détournés de leurs véritables intérêts par les préoccupations médiatiques, les individus sont des témoins passifs et désabusés de la misère sociale planétaire. Hypnotisés par le petit écran, ils développent diverses formes d’accoutumance. Certains laissent leur poste ouvert toute la journée, afin, disent-ils, d’avoir une présence rassurante dans leur environnement. Si cela leur permet de se sentir moins seul, dans une période de repli individualiste et de peur de l’autre, cela leur évite aussi d’aller vers les autres. Beaucoup allument leur téléviseur pour se vider l’esprit et se reposer, le temps de quelques émissions dont le contenu a peu d’importance. Comme s’ils avaient besoin de prendre leur dose de tranquillisant. D’autres sont des “ accrocs ” des informations. Ils s’absorbent dans l’actualité et/ou dans le sensationnel, et sont fidèles à une ou plusieurs émissions : journaux télévisés, vie des personnalités, télé-réalité, jeux télévisés, débats d’“ intellectuels ”, reportages, etc. Une partie d’entre eux développe un sentiment d’appartenance à cette société virtuelle, les autres utilisent le support audiovisuel comme en tremplin pour s’identifier aux personnes riches et/ou célèbres (artistes, sportifs, présentateurs, politiciens, etc.). Les téléspectateurs peuvent aussi aborder cet objet comme une source d’informations inestimable, une porte ouverte sur le monde et sur la société humaine. Ils errent alors à la recherche de documentaires ou de films susceptibles de les intéresser et tirent profits, en terme de développement personnel et de savoirs, de cet accès facile à la complexité. Cette accumulation passive de connaissances et de ouï-dire sert principalement à nourrir les discussions du lendemain, parfois à entreprendre des recherches approfondies, et bien plus rarement à modifier son comportement. Ces

126 Les concepteurs nord-américains de la télévision auraient reçu un large soutien du FBI pour développer leur projet. Ceci en raison de l’effet du rayonnement magnétique émis par le tube cathodique, qui plonge le téléspectateur dans un état proche de l’hypnose. La diffusion à grande échelle de ce type d’équipement permettait dès lors d’envisager la manipulation des opinions publiques à domicile – Cf. ENTELL Peter (2001), Le tube

différentes attitudes sont révélatrices, d’une part, d’une profonde mutation de notre société, qui laisse désormais plus de place à l’observation individuelle qu’au partage d’expériences, et d’autre part, du processus d’addiction à l’œuvre dans cette relation avec le petit écran.

Le JdRF, dont les effets sont diamétralement opposés à ceux énoncés précédemment, vise à un enrichissement de l’individu par l’expérience collective. Il permet, comme bien d’autres alternatives, de développer un esprit critique et de rester vigilant quant à la portée des informations diffusées par les médias. La multiplicité des points de vue et des sujets qui sont abordés par ces derniers, cache mal leur évidente homogénéité et leur manque de profondeur. Cette bouillie médiatique, à consommer rapidement, vise à assurer un maximum d’audience, seul véritable baromètre des finances de l’industrie télévisuelle. Il ne faut plus seulement satisfaire le plus grand nombre. Il faut aller également au-devant des attentes des téléspectateurs (et donc les créer). C’est ainsi que nous pouvons voir fleurir les “ nouveaux concepts ” d’émission. Les grands sujets de société, du moins ceux perçus et traités comme tels par les médias, sont rapidement évacués, sans même tenter de les relier à l’expérience humaine, pour laisser la place à l’évènementiel. Certaines informations, qui occupent ainsi artificiellement le devant de la scène médiatique, contribuent, au travers d’une course effrénée à la rentabilité, à renforcer cette tendance à l’homogénéisation de l’information. Cette omniprésence médiatique renforce considérablement le poids du conditionnement social. Les individus, rendus malléables et amorphes par ce déferlement d’images et de sons, peinent alors à s'imaginer capables de gérer eux-mêmes une société dont ils ne comprennent, et ne perçoivent, ni les tenants ni les aboutissants. Ils n’ont plus le courage de s’insurger contre les innombrables injustices véhiculées par ce quatrième pouvoir. Fort heureusement, de nombreux supports alternatifs voient régulièrement le jour. Leur influence est cependant minime. Mais qui sait ? Si la télévision a accompagné l’homme contemporain vers l’individualisme, internet (ou le JdRF, ou toute autre chose) l’accompagnera peut être vers une meilleure prise en compte des individualités (l’identité humaine), de la pertinence du fonctionnement en réseau (du local au global) ou de la place du groupe dans la société (ici et maintenant). Il en va de l’avenir de l’humanité d’adopter progressivement un mode de vie plus respectueux de sa multidimensionnalité et susceptible de favoriser une implication efficiente des individus dans l’organisation sociale. Or, ceci nécessiterait une transformation radicale de cette dernière, processus qui n’est pas prêt de voir du jour.

Les diverses expériences en cours permettent cependant d’envisager d’autres mondes possibles. Il en va ainsi de l’informatique. Le Web, selon ses principaux

défenseurs, devrait, d’ailleurs, être employé pour aider l’humanité à s’organiser et non pas pour assouvir des besoins mercantiles127. Avec la montée en puissance d’internet, on voit émerger un mouvement qui s’oppose à l’appropriation de cet outil par la société de consommation et développe diverses alternatives à tendance libertaire : les créations libres de droits (copyleft), les systèmes d’exploitation évolutifs (Linux), les logiciels libres (freeware), les modes de communications (blogs, SMS, forums, webcam, etc.). Cette communauté virtuelle, très réactive, propose aussi une foule d’initiatives telles que : la mise en place d’une encyclopédie ouverte et à distance (Wikipédia) ; la création d’Intelligences Artificielles via la participation des internautes (Eve, Alice ou encore Eliza, ce projet de psychiatre-robot initié dès 1974) ; le développement d’univers persistants dans lesquels il est possible de jouer des rôles, etc. Le risque étant de promouvoir l’usage d’une langue, en l’occurrence l’anglais, au dépend des autres. Et la culture et la langue sont à ce point entrelacées que si on ne conserve pas suffisamment sa langue on perd une grande partie de son identité128. C’est pourquoi chaque pays a tendance à développer son propre réseau. Ainsi, on marche à grands pas à la fois vers une homogénéisation, via la mondialisation d’un mode de vie à l’occidentale, et vers une hétérogénéisation, via les replis identitaires qui promettent de sauvegarder les spécificités locales. Pour l’instant, le langage binaire sert d’intermédiaire entre les différentes langues employées par les utilisateurs de ce média. Et si l’identité planétaire venait à se développer, elle devrait s’accompagner soit de la création d’une langue universelle (type Espéranto informatique) soit de la mise en place de traducteurs efficaces.

Dans le domaine socio-économique, diverses expériences mériteraient aussi d’être soutenues : commerce bio et paniers de proximité ; collectifs autogérés et commerce équitable ; énergies renouvelables et recyclage ; échanges de services, de biens et de savoirs ; boycott et lobbying ciblés ; etc. Par ailleurs, pour prendre du recul sur notre mode de vie, rien ne vaut la découverte d’autres cultures, non pas sous forme d’une accumulation de voyages touristiques, mais bien plutôt dans le cadre d’expériences de vie, s’étalant sur plusieurs saisons et permettant de mieux appréhender les avantages et les limites propres à chaque société. Il serait intéressant, par ailleurs, de répertorier les diverses initiatives qui contribuent à rendre un visage plus humain à la société. Nous aurions ainsi bien des choses

127 Pour Tim Berner-Lee, créateur des normes de langage utilisées sur internet (http et HTML) : le but ultime

est d’encourager la mise en réseau de l’humanité et le Web représente une chance sans précédent de gagner en liberté et en bien-être social. - POTVIN André-Claude (2000), L'apport des récits cyberpunk à la

construction sociale des technologies du virtuel

128 Cf. Annexes : 7. Le langage articulé - TORRES Pat (1998), « S’ils effacent les langues traditionnelles, ils effacent la culture », dans Repenser l'école, témoignages et expériences éducatives en milieu autochtone

à apprendre, ne serait-ce que dans la Francophonie, de nos cousins québécois, suisses ou belges, sur le respect de l’individu dans les relations sociales, stimulé par un système éducatif qui incite ses bénéficiaires à s’exprimer. Certaines initiatives locales, véritables laboratoires expérimentaux d’autres formes d’organisation, sont aussi susceptibles d’enrichir ce corpus à venir. C’est le cas du quartier Christina129 de Copenhague qui permet à une quelques centaines d’individus de s’essayer à l’autogestion communautaire, ou dans un style très différent, de la cité d’Oroville130, en Inde, conçue pour, et par des individus en quête d’une autre forme d’existence.

Plus généralement, l’action militante altermondialiste consiste à communiquer : avec ses voisins, ses amis, des inconnus, etc. sans préjugés d’aucune sorte… et à partager des expériences avec autrui. Il est tout à fait possible de “ collectiviser ” un immeuble, un quartier, un lieu, etc., d’expérimenter ainsi une forme d’autogestion formative et de réapprendre à agir sur son environnement. La confrontation à la rigidité institutionnelle permettrait de révéler nombre de conditionnements. Il est aussi devenu essentiel de sensibiliser notre entourage aux diverses pratiques alternatives, trop peu relayées par les médias. Ceci permet de passer d’une attitude passive, consistant à critiquer l’existant, à une attitude active d’implication constructive. Ce mouvement multiple et en perpétuelle mutation, peut être perçu à la fois comme l’émanation d’un inconscient collectif (C.G. Jung) poussant l’humanité à la recherche de cohérence, mais aussi comme l’affleurement d’un imaginaire social radical (C. Castoriadis) : une transformation radicale de la société, si elle est possible - et je pense profondément qu'elle l'est -, ne pourra être que l’œuvre d'individus qui veulent leur autonomie, à l'échelle sociale comme au niveau individuel. Par conséquent, travailler à préserver et à élargir les possibilités d'autonomie et d'action autonome, comme aussi travailler pour aider à la formation d'individus qui aspirent à l'autonomie et en accroître le nombre, c'est déjà faire une œuvre politique, et une œuvre aux effets plus importants et plus durables que certaines sortes d'agitation superficielle et stérile131. Les forums sociaux, sortes de concrétisations ponctuelles destinées à symboliser la part organique de ce phénomène, servent surtout de haut-parleur aux diverses initiatives présentées (actions, créations, expérimentations, etc.). Le problème rencontré dans ce type

129 C’est de ce quartier qu’est issu le mouvement des Black Blocks, qui a tant fait parlé de lui au travers d’interventions parfois radicales, en marge des cortèges altermondialistes (réunions anti-G8, Forums Sociaux Européens, etc.)

130 Cette cité, qui se veut aussi un centre spirituel interculturel, à prit symboliquement la forme d’une galaxie.

de rassemblement vient du fait qu’il est extrêmement difficile de concilier les préoccupations individuelles et collectives.

D’un point de vue existentiel, les démarches possibles sont multiples. Il faut pouvoir : se dégager de la prégnance du tout puissant paradigme de la séparativité, qui simplifie si cruellement la réalité ; apprendre à se remettre en cause régulièrement, à ne pas se réfugier dans des configurations idéologiques mutilantes (Travail, Famille, Patrie) et à harmoniser ses différents rôles ; passer d’un questionnement du pourquoi pour s’intéresser au comment ; veiller à une certaine cohérence entre ses actes et ses discours ; être attentif à ce qui nous entoure et s’ouvrir à l’existant ; écouter et s’exprimer ; respecter l’autre et les différences ; etc. Cette ré-appropriation progressive de l’existence ne peut s’effectuer qu’au travers d’une rappropriation collective et progressive des pratiques sociales informelles, telles que les activités ludiques, festives, artistiques, etc.

Si la pratique du JdRF permet au joueur de prendre conscience de divers conditionnements, elle autorise aussi le MJ à entreprendre une démarche de reliance maturationnelle. Ce dernier, dont la majeure partie du travail consiste à assurer tout au long du JdR la mise en cohérence des discours et des actions de chacun au sein d’un univers virtuel en construction, bénéficie, par le biais de cet apprentissage expérientiel, d’une véritable formation aux relations humaines (complexité, écoute sensible, reliance, etc.), qualité primordiale pour l’exercice de sa fonction. Cette activité, qui sollicite de sa part une attention constante, met à rude épreuve sa réactivité, son sens de l’improvisation ainsi que sa créativité. Il doit, tout à la fois, présenter un univers cohérent, instaurer une ambiance susceptible de renforcer l’implication des joueurs dans l’imaginaire groupal en cours d’élaboration et interpréter les différents personnages qu’ils sont amenés à rencontrer. En cela, son attitude se démarque nettement de celle des joueurs, dont le rôle consiste à incarner un PJ au sein d’une équipe et à influer sur le déroulement du scénario par une succession de prises de décisions. Ces derniers peuvent, par le biais du JdRF, être sensibilisés à une réflexion, basée sur l’expérimentation ludique, relative aux possibles évolutions du système social actuel.

Profondément investi dans sa tâche, le meneur de jeu se trouve dans une situation favorable pour envisager son propre développement. L’effort de vigilance qu’il fournit à l’occasion de chacune de ses expérimentations lui permet de se surpasser et de se découvrir de nouvelles capacités. La complexité de sa pratique le pousse à explorer sans cesse de nouvelles pistes. Sa soif de découverte attise une auto-formation transdisciplinaire et lui permet de dépasser cette flemme inévitable héritée de la routine. Du moins est-ce

l’impression de la majorité des rôlistes que je côtoie. On l’aura compris, le JdRF se donne pour mission, dans un premier temps, d’aider les individus à passer du rôle de joueur à celui de meneur de jeu. Par la suite, cette expérience leur servira surtout à apprécier le transfert de cette nouvelle attitude dans leur quotidien. Ils pourront alors envisager de modifier leurs comportements, s’engager dans une démarche de recherche de cohérence, et (re)devenir à la fois auteur et acteur de leur vie.