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Méthodologie de travail

1. Démarche comparative

1.2 Confusions terminologiques

Dans les descriptions des systèmes verbaux de ces langues, la terminologie est loin d‟être commune. Celle relative aux catégories de temps, aspect et mode est vaste et variée, aussi bien d‟une langue à l‟autre131

, que dans une même langue. Beaucoup de termes employés par les linguistes sont largement usités dans des sens divers.

En français, les formes verbales sont classées en fonction des deux catégories du mode

(indicatif, subjonctif, impératif, infinitif, participes) et du temps (présent, passé composé, imparfait, plus-que-parfait, passé simple, passé antérieur, futur simple, futur antérieur…132). La notion de „mode‟ est ambiguë133 : „mode d‟être‟ du verbe ou „mode d‟existence du procès‟, selon la grammaire traditionnelle. Chaque mode est subdivisé en „temps‟. Le terme „temps‟ se trouve ainsi polysémique : „temps vécu‟ („time‟ en anglais, Zeit en allemand) ou „catégorie grammaticale‟ („tense‟ en anglais, Tempus en allemand)134

.

Quant à l’aspect135, longtemps ignoré par les grammairiens dans la classification des formes verbales du français, il existe deux types d‟oppositions (aspectuelles). D‟une part l‟opposition entre formes simples et formes composées, et de l‟autre celle entre l‟imparfait et le passé simple136. Certains linguistes (Groupe METAGRAM137) vont même jusqu‟à

131 La description de la plupart des langues du monde ne contient presque aucune information sur l‟emploi de ces catégories à l‟exception des étiquettes que le grammairien a choisi d‟y appliquer (Dahl, 1985 : 2)

132 Signalons que la hiérarchie interne dans le classement des « temps » n‟est pas prise en compte ici. 133

« Au sens large, les modes sont des „modes d‟être‟ du verbe, des manifestations formelles, qui permettent une première classification selon la présence ou l‟absence de marques personnelles (…) : infinitif et participes d‟une part, indicatif/ subjonctif/ conditionnel et impératif de l‟autre. Au sens étroit, les modes sont les seules variantes ayant des marques de personne (modes dits „personnels‟), et ces variantes sont d‟emblée sémantisées : elles expriment „un mode d‟existence du procès‟ (…) Enfin à l‟intérieur de ces derniers modes, on constate à nouveau une hétérogénéité dans les dénominations… » (Confais, 2002 : 18)

134 C‟est la raison pour laquelle, certains linguistes utilisent le terme „tiroir‟ (à la suite de Damourette et Pichon) pour le désigner.

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Il s‟agit de l‟aspect grammatical et non de l‟aspect lexical (aktionsart/type de procès).

136 Plusieurs thèses sont proposées pour rendre compte de l‟aspect grammatical en français. Guillaume (1929-1969) propose de définir la catégorie de l‟aspect en faisant appel à la distinction entre temps expliqué (externe) et temps impliqué (interne) : « Cette distinction du temps impliqué et du temps expliqué coïncide exactement avec la distinction de l‟aspect et du temps. Est de la nature de l‟aspect toute différenciation qui a pour lieu le temps impliqué. Est de la nature du temps toute différenciation qui a pour lieu le temps expliqué » (Guillaume 1969 : 47-48). D‟un autre côté, Cohen, D (1989), qui a proposé de définir l‟aspect en termes de l‟opposition limitatif

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revendiquer la nature exclusivement aspectuelle du système verbal français. Ils affirment que les grammairiens (et leurs héritiers) français sont « aveugles » à l‟aspectualité du système verbal du français et que c‟est l‟aspect et non le temps qui unit les formes verbales de cette langue138. En se basant sur un certain nombre de faits, Maillard (1998 :155) avance que « les étiquettes collées sur les „temps verbaux‟ ne „collent‟ absolument pas avec les réalités linguistiques ». Il propose donc d‟utiliser une terminologie aspectuelle plutôt que temporelle car elle présente une meilleure cohérence interne. Ce qui va rendre, selon lui, à l‟aspect la place qui lui est due dans la structuration du système verbal et permettrait à la France de rejoindre les usages grammaticaux des autres pays européens.

La terminologie employée dans les descriptions du système verbal de l‟arabe n‟échappe pas, elle non plus, à ce foisonnement. Nous avons noté trois types de terminologies verbales : temporelle, aspectuelle ou morphologique.

La conception temporelle soutenue par les anciens grammairiens arabes, influencés par la conception aristotélicienne du verbe postule que le système verbal de l‟arabe repose sur une opposition temporelle.

En effet, la confusion entre les plans linguistique et extra-linguistique139 dans la description du système verbal arabe était présente chez les anciens grammairiens arabes. Ils ont voulu à tout prix faire coïncider le temps verbal et le temps vécu : la forme du „madi

(B) – non limitatif (A) de la relation prédicative, avance que le français ne connaît ce type d‟opposition que pour le passé et fournit le tableau suivant sans donner d‟explications :

présent : j‟écris

passé : j‟écrivais (A) / j‟écrivis (B) j‟ai écrit (B)

Pour plus de détails sur l‟état des lieux de la catégorie d‟aspect en français cf. Abouda (1997 : 231-249).

137 Le Centre de recherches sur le métalangage grammatical (METAGRAM) est fondé en 1990 dans le cadre du laboratoire LIDILEM de Grenoble III. Il s‟est donnée pour objectif de travailler à l‟amélioration du métalangage grammatical pratiqué par les différentes traditions scolaires d‟Europe et d‟ailleurs.

138 « Le groupe METAGRAM conteste le dogme de l‟inhérence du temps à la forme verbale. Pour nous, le temps est interprétatif et son calcul se fait à partir de l‟ensemble du contexte. » (Maillard (1998 : 160).

139

Pour Messaoudi (1979 : 105-106) cette confusion entre le linguistique et l‟extra-linguistique découle en réalité de l‟attitude prescriptiviste qui consiste à décrire les faits tels qu‟ils doivent être et non tels qu‟ils sont.

124 (passé)140, et celle du „mudari3‟ (présent-futur)141

. Ils se sont basés pour dégager un système temporel de l‟arabe classique non pas sur une observation réelle du fonctionnement des formes verbales mais en faisant référence au temps vécu (d‟où l‟existence de formes dont l‟emploi ne correspondait pas au système temporel retenu).

Quant aux sémitisants (Brockelman (1910), Wright (1977), M. Cohen (1924), D. Cohen (1989), Blachère (1975), entre autres), ils voient dans celui-ci une opposition purement aspectuelle. Mais, les termes qu‟ils utilisent pour renvoyer à cette opposition sont loin d‟être communs :

- Accompli - inaccompli,

- parfait - imparfait142,

- perfectif - imperfectif

D‟un autre côté, certains linguistes contemporains ont préféré employer des termes qui ne renvoient ni au temps ni à l‟aspect, mais à l‟opposition morphologique du système verbal de l‟arabe. Ils utilisent alors les termes „forme préfixée’/ ‘forme suffixée’, c'est-à-dire la forme verbale à indices personnels suffixés (ex. akal-ta, « tu as mangé » où l‟indice personnel -ta est suffixé); et la forme à indices personnels préfixés ou discontinus (ex :

ta’kulu -2e

personne masculin singulier, où ta- est préfixé au lexème verbal ; et ta’kulina – 2e personne féminin singulier, où le discontinu est constitué de ta---ina, les deux traduits par « tu manges »).

La terminologie, non unifiée quant à la dénomination des deux paradigmes de base en

arabe, est souvent à l‟origine de la mauvaise compréhension des faits aspectuels et temporels dans cette langue. Ainsi pour parler de la même opposition, on utilise trois appelations différentes selon les auteurs :

140 Pour l‟accompli.

141

Pour l‟inaccompli. 142

C. Brockelman (1910 : 149) a employé les termes „parfait‟/ „imparfait‟, en signalant qu‟ « il ne faut pas en sémitique entendre „parfait‟ et „imparfait‟ comme dans la grammaire de l‟indo-européen mais bien dans leur signification étymologique d‟action „achevé‟ ou „inachevé‟ ».

125

Opposition morphologique:

 forme préfixée – forme suffixée

Opposition temporelle :

 „madi‟ (passé) – „mudari3‟ (présent-futur)

Opposition aspectuelle :

 accompli – inaccompli

 parfait – imparfait

 perfectif – imperfectif

En ce qui concerne le système verbal berbère, la majorité143 des linguistes (Basset (1929), Penchoen (1973), Galand (1977), Hebaz (1979), Bentolila (1981), Cadi (1981), Chaker (1983), Ouhalla (1988), Boukhris (1986, 1998), entre autres) y voit une opposition purement aspectuelle. Mais là aussi, la diversité terminologique pose problème, même si les termes utilisés renvoient plutôt à l‟aspect et non au temps. On distingue alors trois thèmes verbaux, qui reçoivent plusieurs appellations selon les auteurs :

Cadi (1987) Basset (1929) Galand (1977) Hebaz (1979) Prasse (1972-74) Sudlow (2001) Thème I Aoriste Aoriste Aoriste Imparfait Imperfective Thème II Aoriste intensif Inaccompli Extensif Imparfait intensif Cursive Thème III Prétérit Accompli Prétérit Parfait Perfectif

143 Seul E.T.Abdel-Massih (1971), qui a adopté une approche générativiste, a étudié le système verbal (tamazight des Ayt-Ndir) d‟un point de vue exclusivement temporel renvoyant à la division du temps dans les systèmes temporels, en passé, présent et futur, où le présent, moment de l‟énonciation, est le centre de référence par rapport auquel le procès est lié par une relation déictique.

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Toutefois, bien que la nature purement aspectuelle du système verbal berbère ne pose plus problème, tous les auteurs ne sont pas d‟accord sur le découpage du domaine aspectuel. Pour A. Basset, la véritable dichotomie se situe entre le prétérit (l‟accompli) et les aoristes (simple et intensif (inaccompli)), mais pour L. Galand, c‟est l‟aoriste intensif qui s‟oppose principalement au prétérit, l‟aoriste simple étant en dehors des emplois aspectuels144

.

En effet, toutes ces confusions terminologiques et ces divergences dans la manière de concevoir et de découper le temps créent des obstacles et multiplient les interrogations quant à la démarche à suivre pour saisir le phénomène.

La comparaison de langues différentes ne peut se faire sans avoir recours à une base commune de comparaison. Se posent les questions suivantes :

 peut-on partir d‟une forme verbale pour comparer les trois langues ?

 peut-on prendre la forme du présent de l’indicatif comme base commune de

comparaison ?

Partant du fait que les unités de chaque langue entrent dans des oppositions qui sont en principe différentes de celles des autres langues et sont donc incomparables, nous pouvons dire que la forme du présent de l’indicatif ne peut servir de base de comparaison. Il va falloir trouver une base commune de comparaison, en évitant le piège de projeter les catégories d‟une langue sur une autre. Mais existe-il des points communs ou du moins des points de passage entre ces trois langues ? Y a-t-il lieu de postuler l‟existence d‟invariants sémantiques ?

1.3. En quête d’invariants sémantiques

127

Nous venons de voir que chacune des trois langues étudiées a une organisation et une structure qui lui sont propres :

Chaque langue a sa propre sélection de notions grammaticalisées et sa manière spécifique de les organiser en un système (…) Chaque langue découpe dans chaque domaine ses catégories grammaticales : ce découpage est variable, car il est propre à chaque langue (…) (Lazard, 2006 : 10)

Chaque langue est caractérisée comme un système spécifique de signes qui s‟opposent entre eux. C‟est en effet l‟organisation même du rapport signifiants-signifiés, et donc le découpage correspondant à la réalité qui est susceptible de varier d‟une langue à l‟autre : « chaque langue impose à la substance sémantique une certaine forme, qui est différente de celle que lui imposent toutes les autres »145.

Cependant, malgré leur différence, les langues peuvent avoir des traits communs, lesquels résultent, selon Lazard, de trois sources d‟universaux146

:

i) les facultés de l’organisme humain, ii) l’effet de l’expérience du monde, iii)les nécessités de la communication.

Il ajoute que ces trois sources se reflètent probablement dans les structures des langues :

De fait, si les signifiés des unités ne coïncident presque jamais d‟une langue à l‟autre, ils ont souvent un noyau commun. Le contenu sémantique d‟un mot est fréquemment une combinaison d‟éléments appartenant à l‟expérience commune de l‟humanité avec d‟autres qui sont spécifiques d‟une langue et d‟une culture. (Ibid. : 123)

Ce qui rejoint un peu la thèse du « relativisme linguistique » dite « hypothèse Sapir-Whorf » selon laquelle il existerait des configurations d‟expérience universelles, sur lesquelles opèreraient de façon variable des schémas linguistiques de classification et de

145 (Ibid. : 123)

128

catégorisation147. En effet, ce qui est exprimé linguistiquement serait une réalité déjà structurée, constituée selon les mêmes principes psycho-physiologiques pour tous les humains ; mais les langues conceptualiseraient de manière différente ces données d‟expérience, en lien avec la diversité des cultures (Fuchs, 1997 : 10)148

:

En définitive, s‟il est possible de dire que chaque langue construit une « vision du monde » différente, c‟est parce que chaque communauté linguistique sélectionne de manière distinctive des isolats d‟expérience et leur donne du sens partagé.

Fuchs (1997 : 16-17) avance que les représentations construites par les langues, bien que variables, ne sont pas irréductiblement spécifiques puisque le passage d‟une langue à une autre est possible. L‟argument de « traduction » est souvent invoqué pour justifier l‟existence d‟éventuels universaux149

inter-langues : « La caractéristique de la traduction d‟une langue à une autre, c‟est de conserver la pensée par-delà les formes d‟expression. » (Jakckendoff, 1996 : 6).150

La quête des universaux/invariants inter-langues constitue l‟objectif des linguistiques comparatives menées dans une perspective de typologie des langues (Greenberg (1963-1966), Comrie (1976-1981-1985), Lazard (1981-1992-2006). La démarche adoptée par les typologues vise à établir des généralisations sur la base de l‟observation et de la comparaison d‟un échantillon de langues le plus large possible.

Concernant la nature des invariants interlangues, Lazard (2006 : 112) avance les points suivants :

147

Whorf (1940) distingue les « isolats d‟expérience » (abstraits à partir des données perceptuelles, elles-mêmes élaborées par l‟interface entre l‟organisme et le reste de l‟environnement sur la base d‟invariances biologiques) et les « isolats de sens » (ceux des traits d‟expérience qui sont rendus opératoires en construisant du sens et qui peuvent être, selon les cas, socialement et culturellement acquis ou purement personnels).

148

Fuchs (1997) présente une synthèse des derniers travaux consacrés à Whorf et avance que sa thèse se trouve actuellement remise au goût du jour sur le terrain de la cognition.

149 Cette question a été également abordée par les tenants de la grammaire générative sous le nom de « grammaire universelle » (Chomsky et Lasnik 1993, Chomsky 1995, Pollock 1997), où l‟on postule l‟existence d‟un ensemble de principes innés universels et d‟un nombre fini de paramètres susceptibles de varier d‟une langue à l‟autre.

129

- il existe dans l‟espace sémantique universel des domaines qui dans toutes les langues fournissent –ou peut-être seulement tendent à fournir– des catégories grammaticales : ces domaines sont des invariants ;

- il existe dans ces domaines des zones focales, c‟est-à-dire que les notions qui y sont situées sont particulièrement propres à se grammaticaliser : ces zones sont aussi des invariants ;

- chaque langue découpe dans chaque domaine des catégories grammaticales : ce découpage est variable, car il est propre à chaque langue, mais il est fréquent que les catégories recouvrent ou enveloppent l‟une ou l‟autre des zones focales.

Il existerait donc des invariants, d‟une part, au niveau des domaines de grammaticalisation et d‟autre part, au niveau des zones focales.

Parmi les invariants, on trouve par exemple, le fait que toutes les langues ont grammaticalisé des notions appartenant au domaine temps/aspect/mode. Mais, comme le précise Lazard le découpage des catégories grammaticales dans ce domaine est variable, car il est propre à chaque langue : « il existerait non pas, à proprement parler, des « catégories » interlangagières, mais des notions invariantes autour desquelles des catégories des langues particulières, en quelque sorte, se cristalliseraient préférentiellement. » (Lazard (1992 : 431). En effet, pour comparer les langues on ne peut prendre des catégories grammaticales comme base de comparaison, mais des notions invariantes.