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Du côté des chômeurs de longue durée : l’emploi comme perspective

La relation formation-emploi dans le cadre de la lutte contre les chômages : de l’individualisation de la formation à l’émergence

III. Du côté des chômeurs de longue durée : l’emploi comme perspective

Comment les chômeurs de longue durée eux-mêmes se positionnent dans cet espace de représentations ? Face aux agents ANPE et aux employeurs, deux attitudes significatives caractérisent le comportement des chômeurs rencontrés : un rapport contraint à l’ANPE, un découragement face aux attentes des entreprises.

Le rapport contraint à l’ANPE se construit progressivement dans l’expérience du chômage. Il prend des formes et des significations différentes selon la position des individus dans l’espace du chômage (intériorisation des difficultés mises en évidence, dépendance forte des chômeurs vis-à-vis de l’agence, attentes et souhaits en décalage avec les prescriptions proposées, Incompréhension / dysfonctionnements

au regard des modalités de gestion du fichier…). Les propositions faites aux chômeurs en matière de formation et d’insertion sont un aspect significatif de ce rapport. Dans la plupart des cas, elles ne répondent pas aux attentes des chômeurs et génèrent souvent une attitude de méfiance ou un sentiment fort de déception. A l’exception de ceux qui bénéficient de formations qualifiantes10, la plupart des chômeurs exprimeront leur désillusion, leur découragement. D’autres, un sentiment de culpabilité, adoptant plutôt une attitude d’acceptation du « verdict » faute de mieux. Ces différentes attitudes traduisent un retrait et une méfiance vis-à-vis de l’institution : « Moi j’en ai marre, à force de faire des stages qui ne servent à rien. Maintenant, je ne me casse plus trop la tête. Là je vous dis franchement, moi j’ai fait le stage parce que je savais que c’était rémunéré, sinon je ne l’aurais pas fait. Parce que de toute manière, que je le fasse ou non, je n’aurai pas de boulot à la fin », (un chômeur, 36 mois de chômage). Du côté des agents ANPE, c’est l’incompréhension : « Quand il y a des stages de redynamisation par rapport à la recherche d’emploi, certains publics qui ont été très difficiles à caser et qui n’ont pas retrouvé de travail à l’issue du stage vont dire que ça ne sert à rien. Ils ne se remettent pas forcément en cause », (un agent). Cette apparente incompréhension résulte d’attentes différentes. La demande des chômeurs est très majoritairement une demande d’emploi11. Les agents répugnent à accéder à cette demande (pour autant qu’ils aient effectivement des offres correspondant aux emplois recherchés à proposer), conditionnant la perspective de la reprise d’activité aux capacités des chômeurs à s’employer. La perspective de l’emploi est également battue en brèche par les employeurs dès lors que les durées de chômage sont longues ou les chômeurs trop âgés. Cette attitude, caractéristique de nombreux employeurs, est tout à la fois incomprise, réfutée dans

10 Ces chômeurs considèrent la formation qualifiante comme un atout pour retrouver un emploi : obtenir un diplôme reconnu sur le marché du travail permet d’améliorer significativement leur employabilité. Ces formations sont généralement demandées par les chômeurs eux-mêmes et acceptées sous certaines conditions : durée de chômage, qualifications antérieures, attitude adoptée par le chômeur dans sa recherche d’emploi…

11 Ce constat n’est pas nouveau, il a été souligné à de nombreuses reprises.

12 Nous avons déjà observé ce phénomène en d’autres lieux (Boulayoune, Jory, 1993).

13 Le stage CAPI (Centre d’Accueil Permanent Interinstitutionnel) a pour objectif d’évaluer les acquis professionnels et remobiliser les stagiaires en vue de les rendre « acteurs » de leur insertion. Ce stage est d’une durée de quatre semaines, dont trois jours de stage en milieu de travail, afin de mettre le comportement des chômeurs de longue durée en conformité avec les attentes des entreprises.

ses fondements et intériorisée par les chômeurs. Les chômeurs semblent en effet bien conscients que les exigences des employeurs ne correspondent pas la plupart du temps aux conditions concrètes d’exercice des activités proposées. Elles sont d’ailleurs souvent contestées : « Il y avait une entreprise où ils embauchaient, mais il fallait passer des tests psychotechniques. Moi j’ai laissé tomber. J’ai pas besoin de passer des tests pour être cariste, pour décharger des camions de légumes. Des tests pour ça, c’est vraiment de la connerie. Faut encore aller à l’école pour ça, pour rouler un engin où j’ai de l’expérience, c’est quand même malheureux », (un chômeur, 24 mois de chômage). Si certains d’entre eux se résignent à accepter ce qu’ils considèrent comme les formes de recrutement du moment, d’autres avouent leur découragement face à un marché du travail et à des procédures d’insertion dont ils ne comprennent pas les règles. Ainsi, il n’est pas rare que des chômeurs se voient proposer à plusieurs reprises des actions de même nature sous des appellations différentes (stages de redynamisation, stage de resocialisation…)12: « C’est pas le premier stage que je fais. J’ai fait un premier stage de remise à niveau qui a duré cinq mois où on faisait des maths, du français. On apprenait à faire un CV, un peu tout ça quoi. Après, j’ai refait un stage de trois mois pour l’aide à la recherche d’emploi et maintenant le CAPI13 un mois.[…] Ca ne change pas beaucoup par rapport aux autres formations, sauf que là, on a un suivi de trois mois», (un chômeur, 36 mois de chômage).

L’évaluation des capacités des chômeurs à tenir un emploi via les diverses procédures existantes permet de donner une certaine légitimité à la logique entrepreneuriale.

Individualisation, logique de projet, bilan d’évaluation des compétences (professionnelles, voire dans certains cas « sociales »), ateliers personnalisés de recherche d’emploi…, apparaissent désormais comme des catégories structurantes de l’intervention publique dans la lutte contre les chômages. La tendance que nous avons cherché à mettre en perspective, qui s’apparente fortement à une gestion entrepreneuriale du chômage faisant des chômeurs des « entrepreneurs » de leur propre formation, ne lève aucunement les difficultés rencontrées dans la quête d’emploi, même si ces difficultés diffèrent selon l’ancienneté au chômage et les caractéristiques socioprofessionnelles des demandeurs d’emploi (âge, diplôme,…). Ainsi, pour les chômeurs les plus marginalisés14, la perspective de l’emploi semble s’effacer sous le poids d’une logique entrepreneuriale relayée par les agents du service public de l’emploi, en ajustant les modalités de traitement du chômage au plus près des conditions d’accès à l’emploi fixées par les entrepreneurs. Si ces conditions d’accès sont, dans bien des cas, loin d’être justifiées au regard des qualités productives réellement attendues, elles ne sont jamais questionnées et contribuent à fixer un « noyau dur » du chômage. La figure de l’inemployable apparaît dès lors comme une construction supposée délimiter un espace de gestion d’une certaine forme de chômage, que l’on pourrait qualifier de chômage de relégation. Dans cette perspective, être jugé employable ou à contrario inemployable15 n’a de sens que rapporté à un référentiel institutionnel et entrepreneurial normatif, construit sur un socle de représentations et d’estimations subjectives. L’aptitude ou non à se conformer à une certaine vision du travail est pensée dans ce référentiel restreint, où paradoxalement le parcours du chômeur est ignoré. Comme est niée sa volonté de travailler car, précisément, elle contredit le cadre dans lequel est construite la notion d’employabilité.

Le comportement du chômeur se lit d’abord dans la durée passée au chômage, supposée caractériser une attitude passive à l’égard de l’envie de travailler. Paradoxalement là aussi, les mesures à fort contenu individualisant (comme par exemple le stage « CAPI »16) ne décèle aucune « anomalie » dans le diagnostic préalablement établi, laissant dans l’ombre les parcours des chômeurs. Le diagnostic de l’ANPE privilégie les capacités des chômeurs à se projeter dans l’avenir et à re-construire un projet professionnel cohérent et pertinent. Comme le souligne G. Mauger (2001), « l’élaboration d’un projet est l’instrument de prédilection de cette conversion ou de cette inculcation d’un habitus entrepreneurial (…). De ce point de vue, l’insertion, apparaît comme (…) un instrument de réforme des habitus, de transformation des propriétés morales, sociales et professionnelles ».

Ainsi, l’évaluation des capacités des chômeurs à tenir un emploi via les diverses procédures existantes permet de donner une certaine légitimité à la logique entrepreneuriale. Elle donne ainsi corps à une gestion différentielle de l’employabilité qui devient le cœur du dispositif d’ensemble, la matrice dans laquelle est pensé le rapport emploi-formation dans la lutte contre le chômage.

14 Ceux qui, parmi la masse, ont peu de ressources à faire valoir (en terme de diplôme, qualification, âge…)

15 Ces deux pôles peuvent bien sûr couvrir une diversité de positions : « quasi-employable », « en voie d’employabilité », « employabilité à confirmer », « inemployabilité quasi-rédhibitoire »…

Bibliographie

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sciences sociales, n°136-137.

Les auteurs de la présente contribution, cofondateurs de la SCOP IRIS, sont dirigeants du CEFOR au moment où se tient ce colloque. Ils apportent leur témoignage sur la mise en œuvre d’une action de formation visant l’insertion sociale et l’intégration par l’emploi de personnes sans diplômes, ni qualifications et dont les « niveaux de connaissance générale » étaient supposés insuffisants pour aborder le marché du travail. Ils interrogent le parcours éducatif de construction de savoirs et de compétences à partir d’une réflexion sur l’apprentissage et l’éthique. En plaçant les rapports des individus à la formation au cœur de leur approche, ils nous donnent à lire en filigrane les pratiques de formation.

« Rien ne remplace dans le temps du terme long, donc en faveur d’une certaine espérance, le partage du savoir qui se multiplie lorsqu’on l’offre. Le pain aujourd’hui, le travail pour la vie courante, le savoir pour l’avenir et les enfants. »

Michel SERRES Extrait de l’article « la boite noire de la misère»

Paru dans le Monde du 28/11/2001

Revaloriser la culture générale en développant l’aptitude à l’emploi.

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