• Aucun résultat trouvé

B – L’absence d’unité linguistique européenne

123. F. Geny affirmait « le langage est le prolongement pratiquement nécessaire des concepts » 289. Le jus commune possédait le latin comme langue académique commune. Les Restatements américains se fondent sur une langue commune aux différents Etats fédérés. Et la notion de culture juridique recouvre au-delà des principes et idéologies « le vocabulaire propre aux professions juridiques » 290. Or, s’il existe un ordre juridique communautaire autonome des ordres juridiques nationaux, s’il existe des concepts et des méthodes propres au droit communautaire, l’Union européenne demeure caractérisée par le multilinguisme. La richesse de l’Union repose essentiellement sur la diversité des Etats membres et le

287 - Voir par exemple les travaux du groupe Trento, sous la dir. de BUSSANI (M.) MATTEI (U.), The Common Core Approach to European Private law, The Columbia journal of European Law, 1997-1998, vol. 3, n°3, p.

339 ; Ou encore : KÖTZ, Europäisches Vertragsrecht, Tubingen, 1996.

288 - BERGER (K. P.), Harmonisation of European Contract Law The influence of Comparative Law, op. cit., p.

886-887.

289 - GENY (F.), Science et technique en droit privé positif, t. III, Paris, 1921, p. 448.

290 - Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, op.cit., p. 139.

multilinguisme est l’une des « manifestations essentielles » de la culture et de la civilisation européennes 291. Il n’en demeure pas moins que même les plus ardents défenseurs du droit communautaire des contrats reconnaissent que la diversité linguistique constitue une entrave majeure à la réalisation de celui-ci. Ainsi Jürgen Basedow affirme « il manque un moyen linguistique neutre, susceptible de transmettre les pensées juridiques » 292. Autre fervent défenseur d’un droit commun des contrats, le Professeur Tallon recense les nombreux « pièges du langage » 293 que recèlent les droits des Etats membres et qui sont constitués par de nombreux faux amis, ainsi que par l’existence de notions proches mais ne se recouvrant pas totalement 294. On a déjà vu par exemple que derrière le terme unique et essentiel de contrat, se cachent des concepts différents en Common Law et en droit civil. Par ailleurs, certains termes étrangers n’ont aucun équivalent français. Les exemples sont fournis essentiellement par le droit anglais des contrats : les termes de trust de bailment sont le fondement de ce droit et ne peuvent être traduits en langue française. Il faut pour en saisir le sens se plonger dans l’étude de l’histoire du droit anglais. La simple traduction d’un texte d’une langue à l’autre ne suffit malheureusement pas pour que ressorte une équivalence de sens 295. En ce sens, un auteur anglophone disait très justement en 1784 : « Dictionaries are like watches, the worst is better than none and the best cannot be expected to go quite true » 296.

124. Est-ce à dire que tant que l’Europe ne connaîtra pas l’unité linguistique elle ne pourra construire un droit commun ? Non, ce serait déclarer définitivement l’infaisabilité d’une telle entreprise. C’est déjà l’un des arguments essentiels des adversaires les plus convaincus d’un droit communautaire des contrats 297. La diversité linguistique européenne, loin d’être négligeable, ne doit pas servir d’alibi à l’inaction communautaire. D’une part, penser ainsi c’est oublier le paradoxe communautaire très joliment mis en évidence par le professeur Poillot-Peruzzetto dans une étude électronique sur la codification du droit de l’Union européenne 298, qui indique que le multilinguisme permet une représentation adaptée aux réalités des différents Etats. L’auteur résume parfaitement ce paradoxe : « La question de la

291 - CAMPANA (M.-J.), Vers un langage juridique commun en Europe, in : Les multiples langues du droit européen uniforme, sous la dir. de SACCO (R.) CASTELLANI (L.), L’Harmattan Italia, Turin, 1999, p. 8.

292 - BASEDOW (J.), Un droit commun des contrats pour le marché commun, RIDC, 1, 1998, p. 9.

293 - TALLON (D.), L’harmonisation des règles du droit privé entre pays de droit civil et de Common Law, op.

cit., p. 515.

294 - SACCO (R.), Langue et droit, in : Les multiples langues du droit européen uniforme, op. cit., pp. 163-185, spec pp. 172-175.

295 - Voir en ce sens : GREENSTEIN (R.), Vol au dessus d’un nid de casquettes ou tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les pièges de la traduction juridique, in : Variation autours d’un droit commun – travaux préparatoires, Société de législation comparée, Paris, 2001, pp. 101-119.

296 - JOHNSON (S.), Lettre à Francesco Sastres, 1784, cité par GREENSTEIN (R.), Vol au dessus d’un nid de casquettes…, op. cit., p. 101.

297 - Dans un tout récent article, le professeur Cornu affirme en ce sens : « A chaque Etat de dire ses lois dans sa ou ses langues, avec le soin qu’il y mesure. Le Code civil français, en son œuvre, ne peut être pensé puis écrit qu’en français, notre unique langue». CORNU (G.), Un code civil n’est pas un instrument communautaire, D , 2002, n°4, p. 351.

298 - POILLOT-PERUZZETTO (S.), La codification du droit de l’Union européenne : www.peruzzetto.com/art/codification_communautaire.htm . L’auteur y mène l’analyse avec pour fil d’Ariane une analogie avec le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry.

langue est ainsi représentative du paradoxe et du continuel et nécessaire va et vient entre les ordres nationaux et l’ordre communautaire : si les Etats et leur ordre juridique ne peuvent plus raisonner à leur échelle, si l’existence de l’Union participe à l’internationalisation du droit et à la nécessité d’étendre le champ des analyses, il n’en reste pas moins que l’Union ne peut d’avantage s’observer en faisant abstraction des Etats qui la constituent. Etats et Union sont à la fois et l’un et l’autre tout et partie ». D’autre part, la connaissance approfondie des systèmes juridiques étrangers, seule, permet de déjouer les pièges du langage. Il convient donc de reconnaître l’urgente nécessité d’un enseignement juridique qui, sans résoudre toutes les difficultés linguistiques, permettra de passer outre celles-ci, en perfectionnant la culture juridique européenne.

125. La discordance entre les concepts est source d’incertitude et d’incompréhension, et il s’agit probablement là du seul véritable obstacle à l’établissement d’un droit commun contractuel. Pourtant un autre obstacle est fréquemment dénoncé : celui de la difficulté de trouver dans les Traités une base juridique à l’action du législateur communautaire dans le domaine du droit commun des contrats. C’est pourquoi la question des compétences communautaires mérite à présent d’être posée.

§2 - LES regles d’attribution et d’exercice des COMPÉTENCES

126. Comme toute organisation internationale la Communauté ne peut effectivement intervenir que dans les conditions fixées dans les Traités institutifs. Et, même si les réformes successives ont considérablement élargi les domaines de compétence communautaire, il n’en reste pas moins qu’il s’agit uniquement de compétences d’attribution 299. Ce principe est largement rappelé dans le Traité sur l’Union européenne ; L’article 5 qui constitue la pièce maîtresse du système d’attribution des compétences, dispose ainsi que : « Le Parlement européen, le Conseil, la Commission et la Cour de justice exercent leurs attributions dans les conditions et aux fins prévues, d’une part, par les dispositions instituant les Communautés européennes et des Traités subséquents qui les ont modifiés ou complétés et, d’autre part, par les autres dispositions du présent Traité ». Enfin l’article 7 du Traité instituant la Communauté européenne (ancien article 4) affirme « chaque institution agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées par le présent Traité ». En vertu de ces deux dispositions, la Communauté a besoin d’un titre juridique pour entamer toute action, à défaut de quoi son intervention peut être attaquée pour illégalité 300.

299 - Ce principe a été affirmé formellement par la CJCE dans son avis 2/94 du 28 mars 1996 concernant l’adhésion de la Communauté à la CEDH. SIMON (D.) L’avis 2/94 du 28 mars 1996 sur l’adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de l’homme, Europe, n°6, juin 1996.

300 - Sur le contentieux relatif au défaut de base juridique ou à l’erreur de base juridique, voir : WACHMANN (A.), Le contentieux de la base juridique dans la jurisprudence de la Cour, Europe, janvier 1993, p. 1-5.

Parmi les objectifs assignés à la Communauté, aucun ne vise expressément l’établissement d’un droit commun des contrats. Il s’agit donc de déterminer s’il est possible de trouver une compétence implicite, fondée sur un des objectifs communautaires. Ces objectifs sont énumérés à l’article 2 : « La Communauté a pour mission, par l’établissement d’un marché commun, d’une Union économique et monétaire et par la mise en œuvre des politiques ou des actions communes visées aux articles 3 et 4, de promouvoir un développement harmonieux, équilibré et durable des activités économiques […] ». Il semble déjà possible de voir dans la notion de « développement harmonieux et équilibré des activités économiques » un objectif pouvant nécessiter l’harmonisation du droit des contrats. Pour atteindre les objectifs fixés à la Communauté, le Traité établit, en son article 3, une liste d’actions pouvant être nécessaires.

Bien sûr « l’article 3 ne mentionne nullement l’élaboration d’un droit privé européen » 301, mais il prévoit par contre « le rapprochement des législations nationales dans la mesure nécessaire au fonctionnement du marché commun ». C’est dans ce cadre qu’il faut situer le débat sur les compétences communautaires en matière de droit commun des contrats.

127. Pour beaucoup d’auteurs la raison qui explique l’absence d’harmonisation du droit commun des contrats réside dans la répartition des compétences communautaires et nationales.

Et, de fait, la recherche d’une base juridique valable (I) et le respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité (II) peuvent constituer des obstacles à l’intervention communautaire en cette matière.