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A – L’imperfection de la culture juridique européenne

118. La notion de culture juridique, dans son sens premier, recouvre « l’ensemble des techniques d’exposition et d’interprétation employées par les opérateurs du droit -au niveau tant technique que théorique-, et l’ensemble des idéologies correspondant à la fonction du droit que ces techniques expriment » 277. Or, l’existence d’un passé juridique commun en l’Europe, le jus commune de l’époque romaine, ne saurait faire oublier que le droit reste un domaine proprement national et de fortes disparités existent entre les Etats membres. S’il peut être dit que l’histoire du droit commun relève pour partie de l’histoire des représentations et des croyances, on ne peut que constater que ce patrimoine culturel s’est quelque peu dilué au fil du temps et fait en partie défaut au droit européen actuel.

274 - TALLON (D.), L’harmonisation des règles du droit privé entre pays de droit civil et de Common Law, op.

cit., p. 518.

275 - DAVID (R.), Le droit continental, la Common Law, et les perspectives d’un jus commune européen, op. cit. , p. 119.

276 - LEGRAND (P.), Le primat de la culture, op. cit., p. 11.

277 - Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ, Paris, 2ème éd., p. 139.

119. Le droit a toujours été le produit de la culture et celle-ci commande la manière de penser, le vocabulaire, les concepts et surtout la langue utilisée par le juriste. Comme l’affirme Pierre Legrand, « la technicité des formules que manipulent les juristes dissimule, si l’on veut bien se donner la peine d’y regarder de plus près, des choix et des déterminismes à caractère culturel enracinés dans une histoire et dans une géographie, dans une société et dans une vie politique » 278. Autrement dit, il n’est pas de formulation textuelle du droit qui ne soit le produit d’une culture. Le droit s’inscrit infailliblement dans une langue, participe inévitablement d’une culture et relève invariablement d’une tradition. Or pour l’heure chacun des Etats membres de l’Union européenne a globalement conservé sa propre culture juridique, et ce même si une influence réciproque est indéniable. L’un des exemples manifestes des difficultés liées aux divergences de concepts est fourni par le celui de bonne foi. Ce principe directeur de notre droit civil est connu dans tous les pays de l’Union européenne. Il n’est pourtant pas possible de rapprocher la bonne foi de ce que le juriste anglais nomme la Good Faith ni de la Treu und Glauben allemande 279. Puisque chaque locution « s’inscrit dans un réseau sémantique et sémiotique (infini) auxquels n’ont accès de l’intérieur que ceux qui sont pareillement dans cette langue, dans cet espace et dans ce temps » 280. Au-delà ce sont, en réalité, les idéologies nationales qui s’opposent encore trop vigoureusement. Le concept de bonne foi peut à nouveau servir d’illustration. La portée de l’obligation de bonne foi diffère totalement selon que l’on se place en droit français, anglais ou allemand. Peu construite, elle n’a pas d’implication essentielle en Common Law. Et si le droit français lui accorde une portée non négligeable (obligation d’information, conduite loyale lors des négociations…) ce n’est rien au regard de la conception allemande. L’idée d’équilibre contractuel, découlant en partie de celle de bonne foi subit le même sort. L’autonomie de la volonté l’emporte encore largement en droit français alors que le droit allemand fait prévaloir celle de justice contractuelle, quelle que soit la qualité des cocontractants. Il est forcément difficile, dans ces conditions, d’élaborer un texte portant droit commun contractuel. Les difficultés qui peuvent être contournées dans les textes à vocation spéciale, le seront beaucoup plus difficilement lorsqu’il s’agit de principes généraux.

120. Pour autant, on ne saurait être d’accord avec les auteurs qui réduisent le droit communautaire à un ensemble de normes « qui traduit parfaitement l’esprit du despotisme éclairé et qui révèle une volonté d’organisation de la vie des peuples européens en termes purement quantitatifs et en fonction de critère exclusivement matériels » selon lesquels « il

278 - LEGRAND (P.), Le primat de la culture, in : Le droit privé européen, op. cit., p.10. L’auteur explique ce phénomène au regard du mode de pensée du juriste : « Le psychisme des juristes, cette pensée latente qui excède le domaine limité de la conscience, est une boîte noire dont on ne peut observer que quelques entrée et quelques sorties », p. 44.

279 - Sur les différences entre le droit français et le droit allemand : JALUZOT (B.), La bonne foi dans les contrats – Etude comparative de droit français, allemand et japonais, Dalloz, Paris, 2001, 603 p.

280 - LEGRAND (P.), La leçon d’Apollinaire, in : L’harmonisation du droit des contrats en Europe, op. cit., p.

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s’agit grosso modo, de réaliser les objectifs de l’économie sociale de marché, poursuivis parfois par les autorités bruxelloises […] avec un messianisme qui ne suffit pas à tenir lieu de message spirituel » 281. Ce discours qui ne laisse aucun espoir pour l’harmonisation du droit des contrats, doit être combattu. Comment peut-on imaginer qu’un peuple qui a connu le jus commune que le même auteur reconnaît comme « le droit dont tous les autres ordres juridiques procèdent nécessairement et qui leur confère pleine valeur de droit en même temps qu’il fonde leur unité » 282, puisse avoir perdu toute référence spirituelle commune ? La réalisation du marché commun si elle est l’objectif principal du droit communautaire ne se réduit pas à une approche quantitative et les dispositions relatives à la protection contractuelle des consommateurs ou à l’équilibre contractuel dans les contrats entre professionnels en sont la manifestation 283. Il existe donc en Europe, à défaut d’une véritable culture juridique, la volonté de protéger quelques valeurs communes.

121. Pourtant l’insuffisance de la culture juridique européenne fait ressortir les limites de la formation purement nationale des juristes européens et atteste de la nécessité des entreprises allant vers la formation d’une authentique communauté de juristes pouvant aisément communiquer entre-eux. Les auteurs reconnaissent généralement le manque d’intérêt que manifeste la majorité des juristes à l’égard des droits étrangers. René David affirme que l’un des principaux obstacles à la construction d’un droit commun contractuel est « la routine du juriste » qui se sent bien dans le monde et dans les cadres de son droit national 284. Denis Tallon émet la même critique à l’égard de l’état d’esprit du juriste qui « de même que le sportif qui affirme s’intéresser seulement à la beauté du jeu et qui, malgré tout, souhaite la victoire de l’équipe de son pays […] a tendance à trouver que la règle de son propre droit est la meilleure et que l’harmonisation doit être faite sur ce modèle ». Or l’état d’esprit des juristes est le fruit de leur éducation. Dès lors, l’unique moyen de parvenir à un droit commun des contrats en Europe passe par la création d’un système éducatif juridique commun 285. Déjà la pratique de séjours d’étudiants dans des universités étrangères a ouvert la voie. Mais la formation d’une culture juridique commune nécessite un travail plus important : le développement des cours de droit comparé, l’émergence de cours « traditionnels » qui ne seraient pas focalisés sur les uniques solutions nationales, la confection d’ouvrages de droit privé authentiquement européen : les fameux Case books sur le droit commun européen 286. Autant de projets qui contribueraient plus sûrement encore que l’adoption de textes

281 - OPPETIT (B.), Droit commun et droit européen, in : L’internationalisation du droit, Mélanges en l’honneur d’Yvon Loussouarn, Dalloz, Paris, 1994, p. 313.

282 - Selon les termes de RENOUX-ZAGAME (M.-F.), La méthode du droit commun : réflexions sur la logique des droits non codifiés , Rev. Hist. Fac. de droit, 1990, n° 10-11, p. 133.

283 - Voir la deuxième partie de cette étude.

284 - DAVID (R.), Le droit continental, la Common Law et les perspectives d’un jus commune européen, op. cit., p. 124.

285 - Voir : LUNDMARK (T.), Educating Lawyers for Europe, in : Les multiples langues du droit européen uniforme, sous la dir. de SACCO (R.) CASTELLANI (L.), L’Harmattan Italia, 1999, pp. 115-121.

286 - Voir sur ce point : BUSSANI (M.) MATTEI (U.), Le fond commun du droit privé européen, RIDC, 1-2000, pp. 29-48.

obligatoires à l’émergence d’une commune façon de penser. De tels travaux ont déjà vu le jour dans les Etats les plus actifs au plan européen, permettant de croire en une future « libre circulation des règles juridiques ». En Italie, par exemple s’est développé un puissant courant favorable à une construction européenne fondée sur une communauté de juristes 287, mais aussi en Allemagne et même en Grande-Bretagne. La France paraît particulièrement réticente sur ce point et le traitement du droit communautaire, dans les universités françaises, en est révélateur.

A défaut de ce travail, il sera toujours aussi déroutant pour un juriste français de lire un ouvrage, un article ou une décision de justice britannique même traduite, et encore plus difficile pour les autorités communautaires de construire une base commune aux droits nationaux des contrats.

122. Le rôle du droit comparé dans le rapprochement des droits privés nationaux a déjà été souligné. Le rôle primordial que cette science détient au regard de la constitution d’une véritable communauté européenne de pensée juridique mérite d’être souligné. Le professeur Berger affirme en ce sens : « The recognition that comparative law is an independent legal science, the realisation that its principal goal is to transform the mentality of lawyers and the acceptance that it is today impossible for lawyers to limit their reasoning to the framework of their own domestic system must have a substantial impact on the decision-making process of domestic courts within the EU » 288. Les raisons générales avancées pour justifier l’inconsistance du droit positif communautaire en matière de droit commun des contrats, doivent être prises en considération et combattues. Il convient pourtant de noter que le principal obstacle est réel : il est probablement d’ordre linguistique.