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En second lieu, les caractéristiques du public dirigé font ressortir plus net- tement la fonction irréductible du guidage. Lorsque les « étudiantes » sont d’éminentes universitaires, docteures de l’Université française, le directeur qui suit leur travail peut être surpris par les remerciements qui lui sont adressés. Si la gratitude à l’égard de toute personne qui transmet quelque savoir que ce soit est inscrite dans la culture sud-asiatique, il reste que la reconnaissance manifestée atteste du rôle de l’étayage pour des personnes s’engageant dans une démarche d’apprentissage, quel que soit leur niveau professionnel et

Quels dispositifs pour passer du guidage à l’accompagnement •



intellectuel. Le guidage est indispensable pour s’orienter dans l’inconnu et

disposer des ressources (auteurs pertinents, concepts-clés, innovations dignes d’intérêt, indications méthodologiques) qui permettront justement de tracer son propre chemin dans ce domaine nouveau.

Il l’est à plus forte raison pour des étudiants initialement démunis face à la recherche. Disposant d’une expérience professionnelle conséquente, responsables de projets, ils ne sont néanmoins familiers ni des auteurs de référence ni du travail sur des concepts qu’ils découvrent souvent à l’occasion des sessions. Aussi dans le prolongement des cours, le directeur de mémoire est amené à montrer comment tel concept peut éclairer une pratique. Alors que l’accompagnement incite l’étudiant à s’engager lui-même dans le travail conceptuel et, à la limite, à lui suggérer l’intérêt de tel ou tel concept, en s’associant éventuellement à lui pour affiner la compréhension, le guidage consiste à montrer et à démontrer. Cette tendance est accentuée avec les der- nières promotions, accueillant une proportion plus grande de professionnels un peu moins diplômés et n’ayant jamais été initiés à la recherche.

Pour assurer cette fonction de guidage, plusieurs dispositifs ont été mis en place et renforcés :

• envoi sur la plate-forme numérique universitaire Moodle de l’intégralité des cours, trois semaines avant la tenue des sessions en présentiel; • deux semaines après, première phase de l’intersession assurée par l’enca-

drement régional pour élucider les difficultés soulevées par les notions abordées;

• après la semaine de cours, deuxième phase de l’intersession pour faire le point des avancées et préparer les travaux demandés pour l’évaluation de la session, en demandant à chacun de faire lui-même le rapport avec ses pratiques professionnelles;

• échanges par mail entre l’étudiant et le directeur de mémoire.

La formation à distance, c’est aussi la rencontre avec la différence culturelle qui soulève des difficultés majeures : par exemple, les étudiants ont tendance à considérer que les prescriptions institutionnelles sont suivies des effets attendus, puisqu’elles sont décidées par un pouvoir, sans se demander quels effets elles induisent réellement sur le terrain et si les acteurs sont suffisam- ment convaincus et impliqués pour les mettre en œuvre dans leurs pratiques. Ainsi, il est malaisé de faire comprendre les écarts entre curriculum formel,

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la formation de formateurs et d’enseignants à l’ère du numérique

curriculum réel et curriculum caché (Perrenoud, 1993). Le directeur, estimant importante cette distinction qui ne parle pas à son interlocuteur, est amené à produire de longues explications, il « revient à la charge » alors que son étudiant n’adhère pas d’emblée à cette approche. Puisqu’il n’en est pas alors demandeur et peut même résister longtemps à des concepts et des démarches qui ne lui parlent pas et qu’il ne parvient pas à intégrer, nous ne sommes pas dans l’accompagnement.

Outre les retours d’évaluation sur le traitement de tels concepts et les échanges par courriel, un autre dispositif permet de prendre la mesure de la distance et, dans un deuxième temps, de travailler dessus. Il a été mis au point en raison du travail à plein temps des étudiants. Ne pouvant se libérer trois mois pour faire un stage ailleurs, il leur a été demandé de rédiger un journal de bord pour cerner les processus de développement de leur idée du mémoire ou pour décrire des activités liées soit à une des dimensions de leur travail soit à un projet en cours.

3.3 L’oral pour se reprendre, l’écrit pour se déprendre

Le journal de bord peut couvrir plusieurs dizaines de pages, il donne lieu ensuite à une sélection des passages jugés les plus significatifs par son auteur, en accord avec son directeur de mémoire, afin de rendre au jury de soute- nance un journal de stage de 12 pages. L’intérêt du journal de bord est que l’étudiant peut s’y exprimer fort librement. Toutefois, comme le directeur de mémoire en est destinataire afin de donner son avis sur la sélection à opérer, un échange s’engage, déclencheur de distanciation. Ce qui compte dans l’échange, ce n’est pas alors tant le canal choisi ou la forme écrite ou orale, mais le fait qu’il prenne un tour dialogique. Certes, l’échange écrit n’a pas la spontanéité de l’oral qui offre, selon les analyses de Levinas, la possibilité pour celui qui s’exprime de se reprendre s’il ne saisit pas, dans le regard de l’autre, des signes suffisants de compréhension. Mais Derrida (1967) pose la question : ce primat de « la parole vive », tel que Platon l’a institué dans Le Phèdre, autorise-t-il à déconsidérer l’écrit? Celui-ci n’instaure-t-il pas un autre régime de la pensée?

L’échange différé génère une différence du locuteur avec lui-même, en rom- pant avec l’adhérence à soi. Il l’oblige à peser ses mots, sachant qu’il ne peut reformuler immédiatement ses propos en fonction de la réaction de l’autre et pressentant que les effets de captation toujours possibles dans la rencontre

Quels dispositifs pour passer du guidage à l’accompagnement •



directe n’opèrent pas quand ce qu’on exprime est lu à distance. L’adresse à

autrui telle qu’elle peut s’effectuer dans cette configuration conduit à porter son attention sur l’élaboration même de son texte et à trouver son compte dans sa mise en forme, dont l’étudiant éprouve qu’il en a ou peut en avoir la maîtrise. En traitant alors ses conceptions initiales ou la relation de ses propres actes comme des matériaux qu’il s’agit d’ordonner, il commence à s’en déprendre et à amorcer un processus réflexif. Ce déplacement opéré par le sujet lui-même va accélérer la distanciation. Ces écrits sont initialement proches du récit, dont Meirieu (1997) signale la fonction, à la suite de Ricœur.

Le récit […] s’offre à la lecture de l’autre [qui peut] interroger le point de vue de celui qui raconte. Le récit est ainsi [...] toujours ouvert au questionnement et il fournit ce « monde commun », comme dit Hannah Arendt, qui est assez stable pour que chacun puisse se représenter ce dont il s’agit et assez « flottant » pour qu’il puisse discuter, « mettre en débat, comme dit Bruner, les significations au sein de la communauté des hommes » (p. 33).

De tels échanges, inaugurés sous le signe du guidage, peuvent alors évoluer vers l’accompagnement.