• Aucun résultat trouvé

Deux semaines se sont écoulées depuis la dernière séance. En effet, la semaine de relâche du mois de mars est venue perturber le rythme de nos rencontres. Il me sera toutefois possible de vérifier si les expériences précédentes ont laissé une trace.

A nouveau j’ouvre la séance avec un rappel. Je lui demande quel est son moyen de dépannage lorsque que je lui pose des questions sur des nombres. Elle répond: "Les retenir". J'ajoute: "Tu retiens quoi". Elle explique: "Les centaines, les dizaines et les unités". J’ajoute: "L’imagines-tu"? Elle répond par l'affirmative. Lorsque je lui demande ce qu’elle voit dans sa tête, elle désignera le matériel qui est utilisé en classe, les multibases. Je lui fais remarquer qu'elle n'utilise pas les jetons, les petites enveloppes et les grandes enveloppes. Elle me confirme plutôt penser aux blocs utilisés en classe. Je lui dis que je la questionnerai et qu'elle pourra résoudre les problèmes en imaginant les nombres dans sa tête. Par la suite on pourra vérifier avec le matériel de son choix.

La question posée ensuite a déjà été objet d'expérimentation, notamment dans les travaux de Bednarz et Dufour-Janvier (1985). Il s'agit de deviner le nombre auquel pense l'examinateur (445). Ce dernier donnera des indices permettant de faire un bon choix. Je lui dis que le nombre est situé entre 402 et 513. Par la suite, je lui donne des cartons sur lesquels elle a à reconstituer des nombres et à choisir celui qui est situé entre 402 et 513. Elle lit donc 5 centaines sur le premier carton, 3 centaines sur le deuxième puis, sur les autres, 51 dizaines, 45 dizaines, 43 dizaines, 42 dizaines.

La lecture se déroule bien mais je doute qu'elle fasse coiTespondre à sa lecture le nom de ces nombres. Je l'interroge afin de savoir si elle voit quelque chose dans sa tête en lisant les cartons. Devant son silence, je lui demande ce qu'elle pourrait faire. Elle déclare: "Cinq plaques" en regardant le carton sur lequel est inscrit 5 centaines puis: "Trois plaques" en lisant 3 centaines.

Lorsque nous arrivons à 43 dizaines, ce dernier est identifié comme étant quarante-trois bâtons. Je la questionne alors afin de connaître leurs positions. Elle décrit: "Quatre bâtons et trois unités". Je lui fais remarquer qu’il s'agit uniquement de dizaines. Elle ajoute cependant qu’il faut des unités. Ici deux hypothèses sont plausibles. Ses connaissances antérieures de la dizaine la limitent ou alors comme l'expliquent Bednarz et Dufour-Janvier l'écriture de nombres est vue comme un alignement de chiffres sans prise en compte du sens du terme

dizaine (notation positionnelle chronologique décrite par Herscovics). La deuxième hypothèse semble la plus plausible puisque lors du pré-test il avait été possible de remarquer ce même comportement chez cette enfant

Je poursuis le travail en la questionnant sur la façon de faire pour imaginer quarante-trois dizaines. Elle reprend: "Quarante-trois bâtons bâtons". Je continue: "Qu'est-ce qu'on fait avec des bâtons quand on en a beaucoup". Elle affirme: "On fait des centaines". Elle sait qu’il faudra dix bâtons pour faire une centaine mais elle n'arrive pas à composer l'image reproductrice dans sa tête. Nous discutons alors à partir de la base cinq. Nous utilisons le vocabulaire des "gros groupes" et elle sait qu'elle a besoin de quarante bâtons pour faire quatre "gros groupes". Selon elle il lui restera trois unités. Devant mon étonnement elle rectifie et dit trois dizaines. Lorsque je lui demande comment sont faits ses "gros groupes" elle me répond: "En bâtons". Je crois avoir atteint la limite de sa capacité à transformer des images reproductrices.

Si nous analysons ce qu'implique la résolution de ce problème, nous voyons qu'elle doit:

- mémoriser le nombre total de bâtons (43), un nombre nonconventionnel de dizaines, - regrouper ces bâtons par dix en retenant à chaque fois la plaque qui s'ajoute,

- additionner le nombre de plaques ainsi obtenues ,

- soustraire quarante de quarante-trois comme si zéro et trois étaient des unités,

tout cela en mémorisant qu'il s'agit toujours de dizaines. Cette façon de procéder est nouvelle pour elle. Si les dizaines ont pu se transformer en centaines, pourquoi les trois dernières dizaines ne se seraient-elles pas aussi transformées en unités? L’opération effectuée sur ces deux nombres (3 0=3) se rapproche d'ailleurs drôlement de ce que l'on fait avec des unités.

Je lui propose donc de vérifier ce que nous avons découvert avec du matériel multibase. Ce choix est justifié par le vocabulaire utilisé depuis le début de l’expérimentation (bâtons). Elle prend quatre bâtons. Je lui demande: "Qu’est-ce que c'est ça (en montrant un bâton)?" Elle répond:"Une dizaine". Je continue en montrant le deuxième bâton puis le troisième et elle rétorque:"Deux dizaines, trois dizaines..." A quatre dizaines je lui demande :"Est-ce que tu es rendue à ce qui t'est demandé?" Elle répond négativement et désire ajouter trois autres bâtons. Je lui dis alors qu'on lui a parlé de quarante-trois dizaines. J'ajoute: "Tu as combien de dizaines (en montrant un bâton)?" "Dix", me dit-elle. Puis après un moment: "Une dizaine". Je recommence l'énumération des dizaines les unes après les autres. A quatre dizaines je m'enquiers: "As-tu assez de dizaines?" Elle répond:"Trois autres". Je lui déclare:"Il en

manque bien plus que ça”. Elle se rend compte qu'il en faut quarante-trois. Je lui dis:"Prends- en quarante-trois". Elle commence à compter quarante-trois cubes. J'arrête son mouvement et lui dis:"Est-ce que ce sont des unités qu'on te demande de prendre?" Elle répond: Non, des dizaines". Elle prend sept dizaines. Je lui demande à nouveau si elle en a assez. Elle fait oui de la tête . Je lui demande pourquoi. "Parce que... 10 fois", récite-t-elle. Je lui fais observer qu’elle confond les unités et les dizaines. Elle recompte de un à sept en pointant les bâtons et dit ;"J’en ai sept et j'en ai dix".

Ses connaissances se juxtaposent mais ne se coordonnent pas. Par mes réactions, elle sait qu’il y a quelque chose qui ne marche pas. Je lui propose de me montrer dix-sept dizaines. En allant au-delà de sa difficulté, j’espère qu’elle pourra la surmonter. Elle compte jusqu'à vingt puis s’arrête parce qu’il n'y a plus de bâtons sur la table. Elle sait qu'elle n'a pas assez de dizaines et qu'elle doit continuer jusqu'à quarante-trois. Avec l'aide de mon questionnement, elle observe qu'elle a plus de dix dizaines et décide de faire une centaine. Lorsque la transformation est terminée, je lui demande: "Tu as combien de dizaines en tout?" Elle reste sans réponse, comme si elle ne se rappelait pas ce qu'il y avait auparavant. La transformation des objets physiques semble faire disparaître ce qui existait, il n'y aurait plus de conservation chez elle.

La difficulté est trop grande pour elle. Notre vocabulaire se confond. Elle n’a pas de souvenirs d’une expérience semblable. Lors des séances précédentes elle construisait les groupements et les regroupements et appliquait la règle à chaque fois qu'apparaissait le nombre dix. L'opération demandée (faire les groupements et les regroupements demandés par écrit pour découvrir un nombre) relèverait peut-être davantage de l'abstraction logico- mathématique (critères de la réversibilité des opérations de composition). N'étant pas à ce niveau de développement, elle n’arrive plus à suivre et régresse au point de ne plus le nom et la configuration des groupements et des regroupements. H est inutile ici de travailler à partir des images reproductrices à transformer puisqu'elle n'a jamais pu se faire de telles images.

Je reprends en montrant une centaine et en ajoutant: "Ici tu as combien de dizaines?" Elle reconnaît dix dizaines. En lui montrant la deuxième centaine elle dira 10. Elle ne saura pas dire spontanément qu’il y a vingt dizaines en tout. Je devrai lui montrer les deux centaines successivement et sans parler pour qu'elle prenne conscience de ce qui se passe. Elle dira: "Dix, dix, ça fait vingt".

Je lui propose de continuer à compter. Elle ne sait pas où commencer et devant son silence, je lui demande où elle est rendue. Elle nomme vingt puis elle continue à compter jusqu’à trente. Elle n'est pas sûre d'elle et devant son hésitation je lui demande à nouveau combien elle a de dizaines. Elle recommencera à compter à partir de vingt et poursuivra jusqu’à quarante.

Par la suite elle décide d’échanger dix nouvelles dizaines afin de former sa troisième centaine. Elle sait qu'elle a trente dizaines. Elle réussit à transformer les dix dernières dizaines en une quatrième centaine mais le comptage demeure très difficile: elle a besoin d'aide pour recommencer à compter à partir de trente. Enfin, elle ajoute trois dizaines et déclare: "J'ai quarante-trois dizaines". Elle avoue que quarante-trois dizaines pourraient être organisées en quatre plaques et trois dizaines. J'observe ici une alternance entre les deux niveaux de langage: mathématique (dizaine) et plus immédiatement descriptif (plaque). Je vérifie si elle généralise cette acquisition en lui montrant les cartons sur lesquels sont écrits 5 centaines, 3 centaines, 43 dizaines. Elle reconnaît cinq plaques, trois plaques. Je lui dis: "Au lieu de nommer quarante-trois dizaines on pourrait l'appeler..." Elle hésite entre 430 et 403. Après avoir regardé le matériel demeuré sur la table elle confirmera 430. Elle reconnaîtra que quarante-deux dizaines correspondent à 420, quarante-cinq dizaines à 450 mais ne pourra nommer 51 dizaines.

Je la crois trop fatiguée pour continuer cet exercice. J'arrête le travail sur ce type d'exercice.

Je lui propose de compter le nombre de barres sur un carton que je lui présente et de me dire combien il y en a (146). Ici aussi, il s'agit de reconstituer un nombre mais uniquement à partir d'unités. La question est tirée de l'article de Bednarz et Dufour-Janvier (1985). Elle me semble plus facile et permettra à M. de terminer par une réussite.

Je lui demande si elle connaît une façon de s'organiser pour savoir combien il y a de barres sur le carton. Immédiatement elle fera des paquets de dix. Elle compte quatorze paquets. Lorsqu'elle doit donner le nom du nombre elle dit: "407". Elle a donc reconnu l'intérêt de grouper afin d’accélérer le travail mais ne peut utiliser efficacement ses groupements pour trouver directement le nom associé à cette collection. Nous revenons au même problème que tout à l'heure mais avec un nombre moins grand de dizaines.

Je ne l'incite pas à revenir à l'image de ses manipulations antérieures car mon objectif est de lui faire vivre une réussite et je sais qu'elle est très fatiguée et qu'elle a eu du mal à bâtir ces images. Elle ne peut donc plus se concentrer pour "voir dans sa tête". Je lui fournis immédiatement les blocs multibases déjà manipulés afin de favoriser les liens entre ce problème et le précédent, entre une illustration connue (multibase) et une autre inconnue (traits sur le carton). Je lui dis: "Comment on écrit ça quatorze groupes de dix avec les multibases?" Elle utilise immédiatement une centaine puis change d'idée et prend quatorze dizaines (bâtonnets). Elle dénombre les paquets encerclés sur le carton et le nombre de bâtonnets afin de trouver l'équivalence. Elle prendra ensuite sept unités (cubes). Elle ajoute spontanément qu’elle a trop de dizaines et décide de transformer dix dizaines en une centaine. Lorsque je lui demanderai à nouveau le nom de son nombre, elle saura qu’il s'agit du nombre 147. Elle m'expliquera qu'en ayant compté quatorze dizaines,elle trouvait que ça ne se pouvait pas, elle a donc remplacé le quatorze par le quatre et a verbalisé 407.

Devant l'inconnu M. "organise" la réalité pour la rendre cohérente avec ce qu'elle sait ou pense: l'adaptation est pour son cas, plus une assimilation qu'une accomodation. C'est ainsi qu'elle est arrivée aux quatre dizaines ci-dessus. Elle aura donc besoin de vivre plusieurs situations différentes lui permettant de prendre conscience que si les problèmes nouveaux peuvent être résolus à partir de nos connaissances antérieures, cela exige parfois de transformer ces connaissances lorsqu'elles s'avèrent trop restreintes.

5.4.1 Conclusion de la troisième séance

Cette séance a été très difficile et nous a demandé à toutes les deux beaucoup d'énergie. De mon côté, il me semblait que M. avait oublié ce que nous avions mises en place la dernière fois. Pour M., j'approchais la numération et la désignation du nombre par sa représentation, ce oui était nouveau. Je crois qu'une situation où on donne d'abord un nombre à illustrer ou à décomposer est une situation plus familière pour elle. Le fait de lui présenter une illustration ou un nombre déjà décomposé et de lui demander de faire le chemin inverse la déconcerte complètement. Cela implique une réversibilité qu'elle ne possède pas encore. Elle n'a pas ou peu utilisé l'imagerie mentale ici. En effet, le manque d'expérience ne lui a pas permis d’évoquer des images reproductrices qui auraient pu, ensuite, subir des transformations. Il lui faut d'abord observer, manipuler pour ensuite se rappeler. Il est de plus surprenant de constater que l’image mentale sollicitée au début de cette séance était juste mais elle ne l'a pas utilisée au moment de la manipulation. La difficulté de la tâche l'a fait régresser à une compréhension intuitive des grands nombres.

Comme lors de la première séance, nous avons dû mettre en place un vocabulaire, des règles, une expérience propre au niveau de compréhension logico-mathématique. L’expérience acquise au premier palier n’a pu être réinvestie pour arriver à une compréhension du second palier. La cause est-elle liée à l'écart de temps qui a séparé la troisième et la deuxième séance, au questionnement proposé ou au développement cognitif de M.? Cette question reste sans réponse pour l’instant.