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exploiter une expérience théorique de projet de paysage à l’origine de la thèse

3. une méthodologie au service du projet de paysage

3.1 analyse et diagnostic

3.1.1 lecture sensible : la géographie sentimentale

pour un ingénieur paysagiste, la compréhension d’un territoire passe au préalable par une lecture sensible des paysages. celle-ci lui permet de s’imprégner de l’espace en question et de s’interroger sur son propre ressenti. les paysages des bas-champs laissent une empreinte profonde dans l’esprit de celui qui les traverse. ayant arpenté cet espace pendant de longues semaines, je n’ai pu manqué l’occasion de partager ces moments de géographie sentimentale1 par et pour laquelle l’écriture, la poésie ou l’illustration trouvent inspiration.

3.1.2 lecture des paysages littoraux et dynamique littorale : le recours à la géographie physique

la bonne compréhension de la constitution et de l’évolution des paysages littoraux rend obligatoire le détour par la géographie physique. en effet, il est nécessaire de prendre en compte la sédimentologie et la courantologie, compléments indispensables à la lecture des dynamiques paysagères.

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Dans les bas-champs, le cordon de galets fonde le territoire. il est l’objet de toutes les attentions. toute l’histoire repose sur ce tas de cailloux… et encore plus son avenir. c’est un tapis roulant de millions de galets qui se forme le long de 90 km de côtes. léchées et constamment attaquées par la mer, minées par les eaux d’infiltration, les falaises s’éboulent par pans. la dissolution de la craie libère des nodules de silex intraformationnels sous forme, de gros cailloux anguleux que a houle roule au gré des marées et entraîne lentement par un courant de sud-ouest/nord-est ; c’est la dérive littorale. l’émoussé marin produit des galets, ronds et lisses. a ault (racine du cordon), les galets sont projetés à marée haute vers le sommet du rivage par les vagues orientées nord-est, puis redescendent vers la mer. ce mouvement prolonge leur déplacement vers le nord en créant des crochets successifs. ils sont finalement arrêtés à la pointe du Hourdel par le courant de la Somme où ils s’entassent au sud de l’estuaire, formant un poulier dont la pointe est dirigée vers l’intérieur de la baie. l’apport de galet y a été estimé entre 20 000 et 30 000 m3/an (Dolique, 1991 ; costa, 1998).

l’histoire géomorphologique montre que les accumulations successives de galets se sont progressivement écartées du rivage alors formé par une falaise joignant onival au cap Hornu (aujourd’hui paléorivage à falaise morte). l’accumulation de galets a formé une digue naturelle de 16 km de long reliant ault au Hourdel. c’est l’un des plus grands cordons de galets en europe. il atteint par endroits 7 à 8 mètres de hauteur et jusqu’à 800 mètres de largeur.

Depuis plus de deux siècles, les actions anthropiques ont fortement perturbé cette dynamique naturelle. cinq jetées portuaires1 importantes ont bloqué le transit naturel des galets, constituant en amont de la dérive des accumulations dénommées « stock mort ». Des extractions de galets effectuées sur le cordon ont également affaibli considérablement la défense. ces perturbations anthropiques du transit littoral naturel ont eu pour effet d’inverser la dynamique du cordon de galets des bas-champs. les apports en galets sur le cordon sont passés de 30 000 à 2 000-3 000 m3/an. Le déficit est sévère. Le cordon passe d’une côte en progradation à une côte en partielle érosion. les galets poursuivent leur accumulation naturelle au Hourdel mais la carence entre ault et cayeux induit une érosion, donc un amaigrissement, du cordon

a) « Sisyphe-sur-Mer » ou le chantier contre l’océan…

Depuis plus de 20 ans, Cayeux-sur-Mer se sait menacée par les flots : bloqués au sud ou exploités industriellement, les galets qui s’échouaient sur sa côte n’y jouent plus leur rôle de digue naturelle. Face à la « catastrophe annoncée », la défense s’organise. aussi coûteuse que titanesque. Dans les bas-champs, on a toujours combattu la mer, et l’addition est salée. on a installé sur plus de 12 km des épis constitués de ferraille et de béton construits en travers du cordon de galets. cela représente 3 600 tonnes d’acier, 7 500

tonnes de béton, 500 000 tonnes de galets pour un ouvrage qui s’arrête juste avant cayeux et ne protège pas les habitations. a l’amer sud de cayeux, lieu-dit où se trouve le dernier épi, les galets sont bloqués. au-delà, la mer creuse le rivage sans protection naturelle. il faut lui apporter régulièrement des galets de complément. pour ce faire, on prélève les galets en accumulation au Hourdel pour les réacheminer par la route sur les portions de cordon en déficit, entre Ault et Cayeux (planche photographique 1). Tout le monde est unanime : « c’est shadockien ». D’un point de vue local, cette « protection littorale » s’apparente à du « développement durable ». Or, il faut rénover les épis terminés il y a cinq ans car la houle les a rongés, et ils sombrent peu à peu dans la mer.

l’histoire géomorphologique montre que les relations entre la terre et la mer n’ont pas toujours été conflictuelles (du moins jusqu’à sa poldérisation, c’est-à-dire l’apparition des enjeux sociétaux, enjeux qui engendrent la vulnérabilité et une boucle de rétroaction positive) et qu’au contraire, elles ont contribué à faire émerger un milieu (pas encore territorialisé par les sociétés) en ajustement naturel permanent aux effets sédimentaire et eustatique (figure 2).

b) l’origine double d’un ancien espace maritime

bien avant d’être cette entité paysagère conquise sur la mer, les bas-champs de Cayeux étaient recouverts par les flots. Ils ont ensuite formé une vaste zone humide largement en contact avec la mer et parsemée de quelques îlots de galets qui entouraient les localités de cayeux, Hurt et Wathiéhurt, les plus anciens villages de la côte (cayeux existe depuis le 8e siècle). a l’époque romaine, la mer léchait encore le pied de l’actuelle falaise morte. la véritable conquête de cet espace maritime commence au 14e siècle avec la mise en place de digues successives.

Planche photographique 1 : cordon de galets des Bas-champs ; entre ouvrages et rechargement en matériaux (photos Morisseau, 2006)

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une origine naturelle : formation de la plaine maritime picarde à l’échelle géologique (d’après Demangeon, 1905 ; briquet, 1930 et beun, 1973).

l’aspect actuel des côtes de la Manche de la normandie au boulonnais montre un plateau flanqué de falaises sur sa tranche littorale, avec en son centre une zone basse : la plaine maritime picarde.

suite au réchauffement climatique commencé au pré-boréal (10 000 b.p.) et jusqu’au sub-boréal (3500 b.p.), l’ensemble de la plaine maritime est inondé au moins en période de pleine mer, sauf les parties les plus élevées. le début du sub-boréal, qui marque une période plus froide, amorce une légère régression marine. alors le cordon de galets se détache des falaises au niveau d’onival pour progresser vers le nord-ouest. il se crée un espace anguleux entre ce cordon et la falaise en arrière de celui-ci qui ne sera plus façonnée par la mer étant donné le dépôt de sédiments qui fait obstacle. progressivement, cette zone s’exonde.

trois phases transgressives d’importance inégale ont suivi : les transgressions dunkerquienne i (2 000 ans B.P.), assez limitée et, plus récentes, dunkerquiennes ii et iii qui s’étalent du 4e

au 11e siècles. si toutes trois caractérisent une période de réchauffement appelée sub-atlantique, ce sont surtout les deux dernières qui amènent, à quelques mètres près, le niveau de la mer à l’ « actuel »1. les formations de galets issus des falaises et remaniées en cordons par les transgressions datent de l’Holocène. au 17e siècle, la

1 Peut-on encore parler du niveau actuel,

fluc-tuant ? On entendra de préférence « le niveau 0.00 NGF ».

-3000

-500

1600

1800

Figure 2 : Formation de la plaine maritime picarde (réalisation Morisseau, 2006)

dynamique anthropique contribue, par l’édification des premières digues, à façonner un paysage proche de l’actuel. l’estuaire de la somme fut ensuite amputé des deux tiers de sa superficie par l’édification d’une digue de chemin de fer (20e siècle) après que le Hâble d’ault eut été fermé à la mer au 18e siècle.

une origine humaine : premières conquêtes, premières digues et fixation du trait de côte.

sans la main de l’homme, même si son rôle ne date que de quelques siècles, cet espace n’aurait pas l’aspect qu’il présente aujourd’hui. Des premières habitations subsiste une topographie originale qui illustre une première forme d’adaptation anthropique. une bande ancienne de galets s‘est constituée sur une ligne cayeux, Hurt, Wathiérhurt (Demangeon, 1905). les légers reliefs sur lesquels sont installés les actuels villages d’Hurt et Wathiérhurt pourraient être les vestiges d’anciennes buttes artificielles, comparables aux terps de Zélande et de Frise (Verger, 2005). il y aurait là une forme primitive de conquête, antérieur à la renclôture1 et plus précaire qu’elle.

Les premiers travaux de « renclôture » ont véritablement commencé au 14e siècle. Faire une renclôture, c’est protéger un terrain par une digue, laquelle le rend clos - le renclôt. les espaces ainsi protégés étaient des terres vierges qui s’offraient à la culture et aux pâturages. les toutes premières digues furent construites à des dates non connues précisément, vraisemblablement vers la fin du 16e siècle. La grande période d’édification des digues s’étala du milieu du 17e siècle à la fin du 18e siècle (document 6 in Verger, 2005a). la plupart d’entre elles s’appuient sur le cordon de galets et (ou) les anciens pouliers à l’ouest, et sur la falaise morte à l’est.

s’ensuivirent d’autres initiatives qui contribuèrent à l’aspect actuel du site : le « grand barrement » (1750), qui clôt définitivement l’accès de la mer au Hâble d’Ault et le dessèchement des bas-champs qui fut dès lors considéré d’intérêt public, au même titre que la lutte contre la mer. Des chenaux de drainage sont alors créés. Enfin, la mise en place des premiers épis : dès 1768, l’assemblée Générale des propriétaires terriens des bas-champs évoque cette nécessité pour remédier au problème d’érosion du trait de côte. Ces épis ont pour rôle de ralentir les galets dans leur transit, de les «emprisonner » dans le casier qu’ils forment lorsqu’ils sont disposés à faible distance les uns des autres, et donc de consolider le cordon naturel. trois furent installés en 1773, montrant la fragilité historique de cet espace. pour l’entretien des épis, chenaux et digues, les intendants (18e

siècle) puis les préfets (19e siècle) créent une structure collective, qui est à l’origine de l’actuelle association syndicale autorisée des bas-champs (asa des bas-champs). ainsi, la dynamique littorale et les phénomènes géomorphologiques ont aidé l’homme dans sa tâche de poldérisation des bas-champs ; c’est pourquoi nous pouvons parler, en ce qui les concerne, d’origine double. aujourd’hui, les digues correspondent aux chemins vicinaux