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Adopter le sari des villes : tentatives et compromis

PARAÎTRE DANS LE CHHATTISGARH : LE SARI COMME MODE DE DISTINCTION

SÎDHÂ PALLÂ, extrémité sur le

B) Adopter le sari des villes : tentatives et compromis

Les séjours que jʼai effectués de 1997 à 2004 mʼont permis de retracer l'évolution de deux familles de Puru (l'une Etvar, l'autre Dash), notamment au travers des portraits des mères et des filles. Les Etvar sont des Kanvar tandis que les Dash font partie de la secte de Kabir. Ils ne se perçoivent ni comme des « basses castes » ni comme des « hautes castes », mais comme des castes du « milieu ». En revanche, ils sont considérés comme des « basses castes » par les « hautes castes » (Kshatriya et brahmane).

Les deux familles habitent l'une en face de l'autre à Puru. La famille Etvar est constituée d'un couple de petits cultivateurs, dont la femme, Riddhî, est mère de trois enfants : Gatrî, lʼaînée (mariée et ne résidant plus à Puru dès 1998), Sâvitrî, la seconde et Kamal, le dernier, un garçon. La famille Dash se limite aux conjoints Kishun et Lakshmî. Le couple a quatre enfants dont trois filles (Sunitâ, Saritâ, Ahiliâ) et un garçon (Narayan). Les femmes des deux familles travaillent parfois ensemble dans les champs (lors du replantage de riz, par exemple). Kishun ne peut en effet survivre de ses seuls revenus de tailleur et doit, tout comme sa femme, Lakshmî, effectuer des travaux dans les champs. Cette dernière est amenée à certains moments à travailler avec des âdivâsî.

Les filles des deux familles ont le même âge, elles vont à l'école ensemble et se côtoient hors des horaires scolaires. En 1998, se joignait à elles une jeune fille nommée Hiroshima, de caste Kshatriya (Thakur), vivant avec son frère instituteur à Puru. La différence de caste n'empêche pas ces jeunes filles de nouer des liens d'amitié. Elles peuvent passer des heures à parler de sujets divers parmi lesquels lʼart du paraître tient une place prépondérante. Elles sont très attirées par les produits de beauté dits « modernes » – tel que le rouge à lèvres –, essaient mes crèmes de soin en cachette et aspirent à un autre style vestimentaire. En outre, Hiroshima Thakur est plus amenée que les autres à sortir du village et rapporte des informations quʼelles a entendues à la télévision ou sur un journal. Elles adorent être filmées et font tout pour attirer mon attention. Elles m'ont plus d'une fois fait ce quʼelles nomment des « surprises » en revêtant différents saris. Ensemble, elles

aiment beaucoup jouer à la mariée, jeu courant consistant à reproduire les gestes effectuées sur la supposée mariée.

En l'an 2000, les Thakur nʼétaient plus là car l'instituteur avait été muté. La famille Kanvar nʼavait encore pas marié ses filles, tandis que la famille Dash avait célébré les noces de lʼaînée et de la cadette. Ces deux mariages ont conduit les Dash à vendre des terres et à sʼappauvrir. En 2002, cependant, leur niveau de vie sʼest de nouveau amélioré grâce à de bonnes récoltes.

Au fur et à mesure de mes visites, des changements notoires apparaissent dans le choix, la matière et les coloris des saris. Voyons comment les stratégies vestimentaires sont liées aux stratégies dʼalliance de mariage et voyons quelles aspirations cela suscite au niveau des mères de famille qui ont pour principal souci de trouver un bon parti pour leurs filles.

Dans la famille, Riddhî, la mère de famille, possède une garde-robe très limitée de quatre saris, un corsage quʼelle ne met que lʼhiver et aucun jupon. Trois des drapés sont de modèle « chhattisgarhi », de coton sombre épais. Le quatrième, tout récent, correspond à ce que jʼai défini comme « transitoire », un modèle épais de coton mélangé à du synthétique, de couleur rose. Ces saris, elle les met jusquʼà lʼusure. Le sari, transitoire, rose, quʼelle a reçu récemment, constitue lʼun des éléments de son évolution vestimentaire. Mais elle ne se décide pas à le porter, car, sʼétant habituée aux couleurs sombres depuis des années, elle le trouve trop voyant. Elle reste attachée à son paraître âdivâsî. Ce paraître âdivâsî contribuera aussi à restreindre les choix matrimoniaux pour ses filles. Il lui sera difficile de trouver dʼautres gendres que cultivateurs.

Cependant, cʼest à travers lʼhabillement de ses filles quʼune timide évolution se profile et que les aspirations, jusquʼici refoulées en ce qui concerne son cas personnel, commencent à se réaliser. Celles-ci préféreraient du synthétique, mais nʼy ont pas accès. Ce quʼelles adoptent, ce sont des saris de modèle transitoire de coton et synthétique. Comme elles ne le peuvent pas à travers le tissu, faire urbain, elles essaient de sʼen rapprocher à travers dʼautres composantes : elles portent leur sari sur les pieds et recouvrent soigneusement leurs mollets. À la manière des femmes des villes, elles mettent lʼextrémité du sari dans le dos. Elles ont tendance à porter le vermillon et la pastille rouge, mais pas de manière systématique comme dans le style

urbain. Elles portent un corsage et un jupon de manière plus systématique. Mais ces stratégies vestimentaires si limitées ne parviennent pas à les homologuer à des citadines.

Voyons maintenant comment dans la famille Dash, un rapport différent sʼétablit entre le choix des vêtements et lʼalliance matrimoniale. Lakshmî possède quatre saris de coton de couleur vive quʼelle agrémente dʼun corsage et dʼun jupon. Au moment où la question du mariage des filles se pose, la nécessité de soigner son apparence sʼimpose, de même que gagner en respectabilité. Le besoin de changer de garde -robe se fait sentir, son mari et elle se soutiennent dans cette démarche. Ils veulent des gendres qui ne soient pas cultivateurs, mais issus dʼune classe moyenne citadine.

Autrefois adepte inconditionnelle du coton, Lakshmî a désormais adopté le synthétique et sʼest mise au beige (kosa), le coloris à la mode, agrémenté dʼune touche de rose (gulâl), couleur du « sari de lʼépouse »

36par excellence. Elle a même acquis un sari de couleur jaune vif. Cependant, elle en a un troisième de couleur plus foncée, bordeaux, ce qui nʼest pas une couleur typique des villages. Ses saris, comme lʼatteste lʼépaisseur du tissu, sont de bonne qualité. En outre, elle commence à assortir ses corsages au sari (sans toutefois se préoccuper du jupon alors que ses filles vont le faire de manière systématique). Lakshmî fait à présent la distinction entre un sari du quotidien et un sari de fête. Le sari qu'elle a porté le jour du mariage de ses filles est dorénavant associé aux festivités. Elle compte désormais six saris, au lieu de quatre en 1998. Le lieu d'achat

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n'est plus le magasin de Puru, mais le marché de Ratanpur. Si elle a changé ses modèles de sari, elle nʼa presque pas modifié la manière de les porter : dans toutes les occasions, elle porte le sari en sîdhâ, avec le jhol, à la manière des âdivâsî. Comme dans le style urbain cependant, elle effectue des petits plis et ajuste bien la longueur de lʼétoffe.

On touche là à lʼessentiel de la démarche de Lakshmî qui est de paraître une femme des villes, mais sans excès. Elle trouve un compromis entre paraître « femme des villes » et paraître « femme des villages », mais surtout, elle ne veut pas paraître âdivâsî. Lakshmî a donc une apparence superficiellement urbaine. Elle nʼatteint pas le modèle achevé du style urbain. De toute façon, Lakshmî ne renie pas son apparence villageoise, nécessaire à son intégration dans le village et se donne des limites. Mais lʼaffaire est délicate du fait quʼelle ne peut pas paraître snob vis à vis des âdivâsî.

Son époux, Kishun est très attentif à l'apparence de sa femme et de ses enfants. C'est lui qui fait les achats. Il est très observateur et fait son choix selon des critères bien précis. Il choisit des vêtements qui distinguent sa femme et ses filles du groupe âdivâsî mais, comme il travaille à leurs côtés, il prend garde, lui-aussi, à ne pas se démarquer trop radicalement.

Cependant, une fois que ses trois filles ont été mariées selon des désirs, elle retourne à des goûts

vestimentaires plus modestes et plus ruraux. Une fois que ses saris, qui correspondaient à une période pleine dʼespoirs, ont été usés et transformés en couverture, Lakshmî se revêt, à nouveau, de saris aux couleurs qui rappellent celles du sari « chhattisgarhi » : vert et violet. Ils sont également moins coûteux. Cependant, bien que travaillant encore dans les champs, les enlevant à lʼoccasion, elle sʼest mise à porter des boucles dʼorteil.

Lakshmî Dash, à lʼinstar des femmes des villes, dépose le vermillon quotidiennement sur la raie des cheveux, la pastille sur le front, met les bracelets de verre aux poignets et essaie dʼassortir le couleur du corsage à celle du sari. Mais, comme les femmes des campagnes non âdivâsî, elle a gardé les deux boucles de chaque côté des narines de son nez. Enfin, le corsage est composé dʼun mélange de coton et synthétique, moins onéreux, alors que les femmes des villes mettent du pur coton.

Quant aux trois filles, tout comme leur mère, elles ont délaissé le coton pour le pur synthétique de toutes les couleurs. Non seulement elles assortissent corsage et jupon, mettent les insignes de lʼépouse, mais elles portent, en plus, des bijoux qui les démarquent du travail des champs et des villages : les bracelets de pieds en argent.

Lors de la fête de Holi, les filles, qui sont revenues à Puru, ont offert à leur mère différents objets de toilette – savons, brosses à dents et dentifrice – qui traduisent bien une certaine ascension sociale. Parmi les pièces vestimentaires de ces jeunes femmes, on trouve des sous-vêtements, n'existant pas à Puru les années précédentes. Elles étendent ostensiblement soutiens-gorge et culottes sur le fil à linge familial.

En ce qui concerne le garçon, le fils cadet de la famille, les stratégies adoptées par la famille nʼont pas été vaines non plus. Il est allé régulièrement à lʼécole, il a intégré le collège de Ratanpur. Il logeait dans la famille de son cousin, qui réside à proximité de la ville, et faisait le trajet à bicyclette quotidiennement. Quand il revenait à Puru, il ne participait pas au travail des champs. C'est une décision de ses parents. Il a réussi le concours dʼinstituteurs et a actuellement un poste à Puru, où il loge à nouveau chez ses parents. Il est le seul à Puru à soigner autant son apparence, sʼachète régulièrement des vêtements, et sʼhabille à lʼoccidentale.

Après les études de son fils, qui sont la réussite la plus totale et inespérée, après le mariage de ses filles, celles-ci ne lui appartenant plus, Lakshmî a dix ans de plus et nʼa plus lʼenvie, ni la volonté de paraître « femme des villes ». Son paraître est porteur de moins dʼenjeu; le sort est fait. En outre, le mariage des trois filles les a appauvris. Par conséquent, les saris sont moins lʼobjet dʼattentions. Tout en gardant certains éléments du paraître citadin, elle continue à porter du synthétique, à assortir corsage et jupon, mais elle revient aux tons de prédilection des âdivâsî, le vert et le violet foncé, significatifs de son intégration à son environnement rural.

Conclusion du chapitre 4

Ainsi, le port du sari transitoire se situe entre un paraître des campagnes et un paraître des villes. Lʼévolution du style se manifeste par :

- le matériau : passage du coton au mélange coton/synthétique, puis au synthétique tout court,

- la volonté dʼassortir le corsage au sari (à certaines occasions), - la distinction entre le sari du quotidien et le sari de fête,

- le nombre de saris possédés, - le lieu d'achat.

En fait, la modification du paraître est toute relative. Une femme âdivâsî peut y croire, mais une personne de la classe moyenne urbaine repère immédiatement toute « femme de village » voulant imiter une « femme des villes » aux détails suivants :

- le sari est sporadiquement assorti au corsage (pas au jupon), - la manière de porter le sari en sîdhâ, sans plis à lʼépaule, - lʼajustement des plis à la taille.

On sait que les femmes âdivâsî de plus de quarante ans portent le modèle « chhattisgarhi » de coton épais. Dans le même groupe, la génération inférieure aspire à changer de modèle, mais reste influencée par le premier (au niveau des coloris et de lʼépaisseur du tissu). Elles voudraient adopter le style urbain, mais elles aboutissent au style qualifié de « transitoire ». Les aspirations au changement sont puissantes, mais leurs conditions sociales freinent le processus. Les femmes Dash, quant à elles, sont influencées par les deux modèles.

La volonté de changer lʼimage et les valeurs associées à leur caste sous-tend le désir de modifier son apparence. Cette volonté de modifier les représentations négatives liées à la caste commence avec le port du sari de style urbain chargé de traduire une certaine respectabilité.