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La transition Archéen-Protérozoïque

1.3. L’enregistrement par la croûte continentale

1.3.3. Évolution séculaire de la composition de la croûte

La composition chimique de la croûte continentale est un paramètre essentiel pour comprendre la différenciation terrestre, dans la mesure où elle reflète la nature de ses mécanismes d’extraction à partir du manteau. La géochimie des sédiments terrigènes a été l’un des premiers traceurs pour étudier l’évolution séculaire de la composition crustale. En effet, ces sédiments, en particulier les shales, sont soumis à des processus d’homogénéisation et de mélange à long terme au cours du cycle sédimentaire, et beaucoup d’éléments d’intérêt géochimique sont peu solubles dans les eaux météoriques et marines (notamment les terres

Crust Crust Crust Lithospheric mantle Lithospheric mantle Lithospheric mantle

T

im

e

Ultra-Hot Orogen (UHO )

Cold Orogen (CO) Hot Orogen Archaean provinces Neoarchaean, Proterozoic belts Ex. Lapland, Limpopo

Phanerozoic thrust belts Ex. Himalayas, Alps

rares – ou REE pour Rare Earth Elements, les éléments à fort champ électrostatique – ou HFSE pour High Field Strength Elements, éléments de transition). Par conséquent, la composition chimique des sédiments a d’abord été considérée comme un bon proxy pour estimer la composition moyenne de leur source, à savoir la croûte continentale supérieure (Taylor & McLennan, 1985).

L’étude systématique de la composition de sédiments post-archéens d’une part, et archéens d’autre part, a démontré des différences majeures en termes de composition chimique (Taylor & McLennan, 1985, 1995 ; Taylor, 1987 ; Condie, 1993 ; Figure 1.14). Ainsi, les sédiments post-archéens présentent des spectres de REE caractérisés par des allures « plates » au niveau des HREE ([Dy/Yb]N ~1)1, ce qui les distingue de leurs équivalents archéens pour lesquels les HREE sont fractionnés ([Dy/Yb]N <1). De même, on note l’apparition après la TAP d’une anomalie négative en Eu (EuN/Eu* <1)2 qui est très rare dans les sédiments archéens. Enfin, on observe également une augmentation des rapports K/Na, Th/Sc, Nb/La et des concentrations en Rb, Si, K entre l’Archéen et le Protérozoïque, ainsi qu’une diminution en parallèle des concentrations en Mg, Ni, Cr, Ca et Na (Taylor & McLennan, 1985 ; Gibbs et

al., 1986 ; Condie, 1993). Cette observation reflèterait la diminution de la proportion de TTG

(riches en Ca, Na, pauvres en Nb, K) et de komatiites (riches en Mg, Cr, Ni, Sc, pauvres en K, Rb, Si) dans la source des sédiments entre l’Archéen et le Protérozoïque (Condie, 1993 ; Kemp & Hawkesworth, 2003). Enfin, l’enregistrement sédimentaire est également marqué par une augmentation assez brutale du rapport isotopique 87Sr/86Sr des carbonates à la fin de l’Archéen (Veizer & Compston, 1976 ; Figure 1.14b). Cette évolution traduirait l’émergence des continents à la fin de l’Archéen (Rey & Coltice, 2008), entraînant l’initiation des mécanismes d’érosion et donc l’incorporation de matériel crustal, présentant une composition radiogénique en Sr, dans l’eau de mer.

Cependant, l’utilisation des sédiments en tant que proxy pour tracer la composition moyenne de la croûte s’est avérée problématique en de nombreux points. En particulier, l’évolution séculaire mise en évidence par Taylor & McLennan (1985) a été remise en question par la découverte de sédiments dont la signature géochimique était typiquement

1 L’indice N indique que les concentrations sont normalisées à celles des chondrites.

FIGURE 1.14 : Evolution de quelques caractéristiques géochimiques de l’enregistrement sédimentaire

au cours de l’histoire de la Terre. (a) Spectres de REE normalisées aux chondrites (d’après Taylor, 1987) entre sédiments archéens et post-archéens ; (b) évolution de la composition des sédiments

détritiques (Th/Sc et K2O/Na2O) et carbonatés (composition isotopique de Sr) en fonction du temps

(d’après Veizer & McKenzie, 2003).

1 10 100 La Ce Pr Nd Pm Sm Eu Gd Tb Dy Ho Er Tm Yb Lu 0.1 0.2 0.3 0.4 0.5 0.702 0.704 0.706 0.708 0.710 4 0 0.4 0.8 1.2 1.6 Post-Archaean sediments Archaean shales (Gd/Yb)N ~1 (Gd/Yb)N <1 C o n c e n tr a ti o n n o rm a li z e d t o c h o n d ri te Archaean Proterozoic Th/Sc K2O/Na2O T h /S c K2 O /N a2 O Compositional envelope of sedimentary carbonates (N = 5059) Mantle e volution Seawater evolution Age (Ga) ( 8 7Sr/ 8 6Sr) i (a) (b) 0 3 2 1

« archéenne » après 2500 Ma (Bouclier guyanais, à ~2250 Ma, Gibbs et al., 1986 ; craton Ouest-africain, à ~2100 Ma, Sylvester & Attoh, 1992 ; Asiedu et al., 2004), et inversement, d’autres dont l’âge est archéen mais dont les caractéristiques chimiques sont « modernes » (Witwatersrand, entre 2700 et 3100 Ma, Wronciewicz & Condie, 1987, Jahn & Condie, 1995). Ces incohérences dans l’évolution globale de la composition des sédiments terrigènes peuvent résulter de trois causes différentes, qui ne sont d’ailleurs pas mutuellement exclusives. Premièrement, les différences de composition entre deux roches sédimentaires reflètent davantage des contextes tectoniques distincts plutôt qu’une composition moyenne de croûte différente (Condie, 1993). Deuxièmement, la présence de caractéristiques « modernes » à la fin de l’Archéen, et de caractéristiques « archéennes » au début du Protérozoïque pourrait simplement signifier le caractère diachrone de la TAP d’un craton à l’autre (Gibbs et al., 1986), comme discuté dans la Section 1.1. Enfin, la troisième raison, et probablement la plus lourde d’implications, serait que la composition des sédiments n’est représentative que de la croûte continentale supérieure et non de la croûte dans sa totalité (Kemp & Hawkesworth, 2003). En ce sens, la composition des sédiments ne permet pas de tracer les mécanismes d’extraction de la croûte mais bien ses mécanismes de différenciation. Dans une région donnée, une plus forte proportion de sédiments présentant une anomalie négative en Eu et des spectres de HREE peu fractionnés ne reflèterait ainsi que la contribution plus importante, dans la source de ces sédiments, de granitoïdes provenant du remaniement à faible profondeur (dans le champ de stabilité du plagioclase) de croûte préexistante.

Pour s’affranchir de ces biais de préservation et d’échantillonnage, il convient de s’intéresser à un très grand nombre d’échantillons de la croûte continentale, provenant de multiples localités et couvrant une large gamme d’âge et de composition chimique. Un tel travail a été récemment entrepris par Keller & Schoene (2012) qui ont compilé plus de 70000 analyses de roches continentales ignées (depuis des basaltes jusqu’à des granites) et y ont appliqué des filtres statistiques afin d’éviter tout biais lié au sur-échantillonnage d’une région, ou d’une gamme d’âge donnée. Enfin, ces auteurs ont appliqué un calcul de type Monte-Carlo pour simuler l’évolution de plusieurs paramètres géochimiques au cours du temps, par tranches de 100 Ma. Les résultats sont présentés dans la Figure 1.15. Il apparaît que la composition de toutes les roches crustales évolue entre l’Archéen et le Protérozoïque, qu’il s’agisse de termes mafiques (43–51 wt.% SiO2) ou felsiques (62–74 wt.% SiO2). En ce qui

concerne les roches mafiques, l’évolution est plutôt continue et reproduit fidèlement l’évolution de la température du manteau prédite par les modèles de l’évolution thermique terrestre (voir Section 1.2.1 et Figure 1.6), traduisant une augmentation de température jusqu’à ~3000 Ma puis une diminution progressive jusqu’à aujourd’hui. Cette évolution est corrélée directement aux teneurs en MgO, Cr, Ni et négativement corrélée aux concentrations en Na2O et K2O des roches continentales mafiques. De même, on remarque que les rapports La/Yb, Nb/Yb ou encore Zr/Y augmentent dans les basaltes continentaux de manière assez abrupte entre l’Archéen et le Protérozoïque. L’ensemble de ces changements de composition témoignerait de l’évolution du taux de fusion apparent du manteau (Condie, 1989, 2005 ; Keller & Schoene, 2012). L’Archéen est donc caractérisé par de forts taux de fusion (>25%) du manteau, alors qu’à partir de 2500 Ma, ceux-ci sont globalement compris entre 10 et 25%.

L’évolution géochimique des roches felsiques est plus brutale (Figure 1.15), reflétant assez bien les observations tirées des sédiments. Ainsi, à ~2500 Ma, les rapports Na2O/K2O chutent en-dessous de 1.5, le rapport La/Yb passe de 20–25 à 10–15, l’anomalie négative en Eu apparaît et l’abondance relative en Sr est diminuée d’un facteur 2 à 4. Ces caractéristiques, déjà mises en évidence par Kemp & Hawkesworth (2003) sur la base d’un échantillonnage moins exhaustif, sont censées démontrer, au premier ordre :

Une évolution de la minéralogie résiduelle mise en jeu dans la formation de la croûte et, par extension, de la profondeur à laquelle elle se forme (Taylor & McLennan, 1985, 1995 ; Condie, 1993 ; Kemp & Hawkeworth, 2003). D’après ces données, la genèse des magmas caractérisant la croûte archéenne a lieu dans le champ de stabilité du grenat (Kd HREEGrt/liq≫1 et

Kd Eu, SrGrt/liq≪1), donc à haute pression, alors qu’après 2500 Ma, elle a lieu en présence de plagioclase (Kd HREEPlag/liq≪1 et Kd EuPlag/liq, Sr ≫1), donc à basse pression. Ainsi, les TTG archéennes se forment par fusion partielle à haute pression (>15 kbar) de métabasaltes hydratés, en présence de grenat, d’amphibole et éventuellement, de rutile résiduels (e.g. Barker & Arth, 1976 ; Martin, 1986, 1987 ; Defant & Drummond, 1990 ; Petford & Atherton, 1996 ; Smithies, 2000 ; Foley et al., 2002 ; Martin et al., 2005 ; Moyen, 2011), alors que les granitoïdes post-archéens sont issus de la fusion de lithologies potentiellement similaires mais à basse pression (<15 kbar), dans le champ de stabilité du plagioclase.

FIGURE 1.15 : Evolution de la composition chimique des roches magmatiques mafiques (à

gauche) et felsiques (à droite) de la croûte continentale en fonction du temps (Keller & Schoene, 2012).

Un enrichissement plus ou moins progressif de la source des granitoïdes crustaux en éléments très incompatibles, révélé par l’augmentation du rapport K2O/Na2O (ainsi que Rb/Sr et Th/Sc). Ainsi, la modélisation géochimique démontre que la source des TTG archéennes est une tholéiite assez pauvre en K2O (~0.4 pds.%) et au spectre de terres rares pratiquement plat

(LaN/YbN ~3 ; Martin, 1987, 1994), alors que les granitoïdes post-archéens dérivent de la fusion, ou de la cristallisation, de basaltes enrichis en éléments incompatibles. Ceux-ci dérivent d’un manteau métasomatisé par l’adjonction de fluides ou de magmas issus de la plaque plongeante en contexte de subduction (e.g. Wyllie & Sekine, 1982 ; Tatsumi, 1986, 1989 ; Pitcher, 1987 ; McCulloch & Gamble, 1991 ; Condie, 1997 ; Schmidt & Poli, 1998 ; Barbarin, 1999 ; Kemp & Hawkesworth, 2003). Par conséquent, les granitoïdes protérozoïques et phanérozoïques sont plus riches en éléments incompatibles que les TTG non seulement parce que le matériel mafique dont ils sont les produits de différenciation dérive de taux de fusion plus faibles du manteau, mais aussi parce que ce manteau est lui-même enrichi en éléments incompatibles par rapport à l’Archéen.

Bien que le signal géochimique montre une évolution assez brutale de la composition de la croûte autour de 2500 Ma, la transition entre les deux régimes de production crustale (archéen et post-archéen) est marquée par la mise en place, entre 2500 et 3000 Ma (donc, tout au long de la transition Archéen-Protérozoïque), de granitoïdes particuliers reflétant cette évolution. Il s’agit des « sanukitoïdes », au sens (très) large du terme, dont la composition chimique est intermédiaire entre les TTG (spectres de REE fractionnés, peu ou pas d’anomalie négative en Eu) et certains produits mis en place après 2500 Ma (enrichissement en éléments incompatibles par rapport aux TTG, avec notamment un rapport K2O/Na2O plus élevé, affinité calco-alcaline) (Shirey & Hanson, 1984 ; Smithies & Champion, 2000 ; Martin et al., 2005, 2009). Ces sanukitoïdes sont contemporains de la mise en place d’une variété d’autres granitoïdes potassiques, et l’ensemble de ce magmatisme contraste assez nettement avec la mise en place des TTG tout au long de l’Archéen. En effet, par rapport à ceux-ci, les granitoïdes tardi-archéens sont beaucoup plus diversifiés en termes de sources et de processus pétrogénétiques et, en ce sens, ressemblent davantage à leurs homologues post-archéens (granites de « type I, A et S », pour reprendre la classification très simplifiée de Chappell & White, 1974, 1992). Ces objets font en grande partie l’objet de la présente thèse, en conséquence, leur typologie, leur origine et leur signification globale pour les changements géodynamiques de la transition Archéen-Protérozoïque seront traités plus en détail dans les chapitres suivants.