• Aucun résultat trouvé

2.2 A L ’ ECHELLE DU PAYS : L E MIRACLE INDIEN DES TELECOMMUNICATIONS

2.3.2 A l'échelle d'une ville : Bangalore

Pour autant qu'elle soit spectaculaire, la croissance rapide de Bangalore et son accession au rang de technopole mondiale est tout sauf le fruit du hasard. Elle tient en fait à l'exploitation judicieuse d'un certain « capital géographique », alliée à une politique publique efficace. Nous allons présenter rapidement les facteurs qui ont favorisé le développement de la ville, puis nous étudierons plus en détails les marques de disparités dans l’accès aux technologies modernes.

Capitale d’été des sultans de Mysore, Bangalore se vit doter d’un environnement économique dynamique par l’introduction de la sériciculture. Par la suite, la présence anglaise favorisa l’utilisation de l’anglais qui est aujourd’hui un facteur important dans les stratégies contemporaines de localisation des firmes internationales de haute technologie. A l'Indépendance de l'Inde, en 1947, Bangalore a acquis des installations militaires dont l'industrie aéronautique constitua l'un des prémices du développement de l'industrie électronique. De plus, l'Etat fédéral y installa des entreprises publiques d'équipement lourd et de machines outils qui, du fait de la nécessité de sous-traitance, favorisèrent l’émergence d’entrepreneurs privés (J. Heitzman, 1999). Enfin, Jawaharlal Nehru décida d'en faire la capitale intellectuelle et économique du pays et y favorisa l'installation d'instituts de recherches et d'universités dont le fleuron est l'Indian Institute of Science qui y avait été fondé en 1909 par Jamsetji Nasarwanji Tata. Ces instituts furent l'une des principales sources de la diaspora indienne qui, par les capitaux, les compétences qu'elle rapatrie et la place qu'elle occupe dans les réseaux mondiaux, contribue grandement au développement du secteur des hautes technologies. Ces dernières années, du fait de l’intégration de la ville au système mondial, sa place dans les fuseaux horaires permet aux entreprises américaines qui travaillent en collaboration avec des entreprises localisées à Bangalore des journées de travail de 24 heures, ce qui réduit de moitié le temps de conception et le coût des logiciels. Cette situation n’est toutefois pas spécifique à Bangalore.

Le concept de Bangalore en tant que Silicon Valley ou Silicon Plateau est apparu au milieu des années 1980 sous l'impact de la politique de libéralisation économique de Rajiv Gandhi dans plusieurs domaines de haute technologie, y compris l'électronique. Le gouvernement soutint l’expansion de ce secteur par des mesures fiscales et des aides aux projets d’infrastructure (A. L. Saxenian, 2000). Ainsi, en 1992, Bangalore fut la première ville indienne où fut installée une communication satellite et ce, dans l'unique but de favoriser les exportations de logiciels. La première des entreprises multinationales à s'installer fut Texas Instrument, en 1985, attirée à Bangalore par la capacité de son personnel technique à travailler en anglais, son bassin de travailleurs potentiels issus de l'Indian Institute of Science, la base déjà en place d'industries électroniques et de sous-traitants, le climat attrayant et le prix de l'immobilier relativement bon marché. Le retour des NRI, (Non Resident Indians) a, à la fois, consacré et accéléré la réussite de l'Inde dans le domaine des logiciels informatiques. Leur retour montre qu'il existe désormais des opportunités pour eux en Inde et ils contribuent aussi à la croissance du secteur par les capitaux qu’ils rapatrient, par leur savoir-faire et surtout pas les nombreux contacts dans les milieux professionnels mondiaux, qui contribuent à intégrer l'Inde au marché international. Une marque du succès des entreprises indiennes fut l'introduction au NASDAQ, en 1999, d'une firme basée à Bangalore, Infosys Technologies, qui devint la première compagnie indienne à apparaître sur le marché boursier américain (B. Wetzler, 2000).

Le développement de l’industrie technologique ne s’est pas seulement traduit à Bangalore par la croissance de la population urbaine. Elle a également été à l’origine d’évolutions dans sa morphologie et dans le mode de vie d’une partie de ses habitants. L’une des manifestations les plus visibles du développement des technologies de l’information est bien sûr l’extension de la ville. Les parcs technologiques ont été installés à environ 25 kilomètres du centre de la ville, à la recherche d’espace et d’un cadre de vie agréable pour les ingénieurs. Ces parcs peuvent évoquer des « stations spatiales posées dans la campagne » (T. Spangler 2001). (Cf. Cartes 2.21 et 2.22 et photographie 2.1)Ils sont conçus pour être autosuffisants et ont leur propre approvisionnement en eau, certains même leur propre station satellite comme Tech Park Ltd à Whitefield. Le gouvernement a identifié un « IT corridor », dans lequel un grand nombre d’entreprises de technologie de l’information sont localisées. Ce corridor est en fait constitué de deux branches, l’une s’étendant le long de Airport Road jusqu’à Whitefield, l’autre le long de Hosur Road jusqu’à Electronic City. Ceux qui y travaillent résident dans les zones adjacentes. Ces banlieues, très étendues, ont pour particularités, au moins dans le contexte indien, d’être constituées de maisons individuelles (Photographie 2.2) luxueuses et de villas, voire, de « palace » avec leurs propres piscines et clubs de sports, des barrières de sécurités et

Photographie 2.1 : maisons particulières à Koramangala (C. Didelon, 2002)

Le centre de la ville a lui aussi connu quelques bouleversements, surtout dans les quartiers de l’ancien cantonment. Richmond Town et Ashok Nagar constituent aujourd’hui le cœur de la ville moderne et reflètent l’esprit cosmopolite de la Silicon Valley. Les deux rues phares de ce nouveau mode de vie sont Brigade Road, où avait été ouvert le tout premier cybercafé indien en 1997, et MG Road. (Photographie 2.3). Elles regroupent des banques internationales, des pubs branchés, des centres commerciaux climatisés où sont présentes les plus grandes marques du monde, des multinationales du fast food comme Pizza Domino ou Kentucky Fried Chicken. On peut y croiser de jeunes indiennes en mini jupe, des femmes mariées en jeans, et, tôt le matin, de jeunes hommes en train de faire leur jogging en compagnie de leur berger allemand… Dans ce quartier, petit morceau de la « global city » mondiale, l’immobilier ne serait plus évaluable du fait de l’entrée en concurrence de plus en plus d’organisations commerciales pour des espaces de bureaux.

Photographie2.3: Mahatma Gandhi Road (C. Didelon, 2001)

Alors que Bangalore tend à être érigée en modèle de développement pour les autres villes indiennes, les manifestations de la pauvreté dans la ville mettent en lumière la perversité de la concentration des politiques publiques sur la croissance du secteur de la haute technologie. Les populations pauvres souffrent du développement de la ville et la pauvreté s’affiche au cœur même des rues phares du développement économique. L’accroissement rapide des prix de l’immobilier et du coût de la vie a poussé les populations pauvres et celles aux revenus moyens à habiter et travailler de plus en plus loin. Les grands projets publics comme les complexes sportifs ou les flyover (ponts autoroutiers) conduisent à des démolitions et les populations pauvres, délogées par les travaux, sont re-localisées dans des espaces périphériques éloignés (S. Benjamin, 2000). De plus, ces projets, qui font peu pour soutenir l’économie locale et sont surtout dirigés vers le secteur de la haute technologie, sont réalisés par des journaliers, femmes et enfants essentiellement. Dans les quartiers denses du centre ancien et dans la périphérie, les infrastructures et les services sont nettement insuffisants. Ces quartiers abritent le secteur de la

small scale industry, qui fut un facteur essentiel de la croissance de la ville. La majorité de la

population y vit. Pourtant près de 40 % des habitants de ces quartiers sont considérés comme pauvres et la moitié de la population totale de la ville dépendrait des fontaines publiques. Enfin, alors qu’on l’en croyait dépourvue, la ville compte désormais de nombreux bidonvilles concentrés dans les zones moyennes et périphériques. La croissance de la ville, autrefois source de fierté pour ses habitants, est à l’origine de sérieux problèmes d’engorgement des infrastructures. Ceux-ci sont apparus en même temps que le succès de la ville et les manifestations en sont multiples. Les coupures d'électricité sont quotidiennes et l'eau

commence à manquer. La ville rencontre notamment des conflits avec l'Etat voisin du Tamil Nadu pour la propriété de l'eau des rivières. Les habitants doivent également faire face à une augmentation importante des loyers et le parc immobilier devient inadéquat. Les transports publics sont largement insuffisants, ce qui conduit à l'augmentation du nombre de véhicules, en particulier des deux et trois roues qui sont les formes de transport les plus polluantes. En 1960 on comptait seulement 20 000 véhicules. Aujourd'hui, ils sont 1.3 millions alors que les autorités de la ville elles-mêmes estiment la capacité à 350 000 ! En conséquence, la ville doit faire face à de graves problèmes de circulation et les routes se détériorent rapidement. Les chaussées ne sont dans un état correct que dans le quartier de MG Road. Bangalore n'a toujours pas d'aéroport international, bien que depuis cette année la compagnie allemande Lufthansa opère des vols directs depuis Francfort sans passer par Bombay. Réseau de lignes téléphoniques est insuffisant et peu fiable. Les parcs technologiques n’ont pas trop à souffrir de ces problèmes d'infrastructure puisqu’ils disposent de leurs propres ressources et systèmes de communication. Mais les entreprises qui n’en font pas partie doivent pourvoir elle-même à leurs besoins et cela réduit leurs marges financières de manière significative. Dans ces circonstances, les firmes de hautes technologies doivent faire face à l’élévation des coûts de gestion et la ville perd de ses attraits aux yeux des investisseurs.

Sans investissement important portant sur les infrastructures, le boom économique de Bangalore ne pourrait être que transitoire, puisque des compagnies insatisfaites pourraient chercher à s’installer ailleurs (J. Nair, 2000). Même la compagnie indienne Infosys a prospecté sérieusement en Chine, au Philippines, au Costa Rica ou aux Barbades afin de re-localiser des activités offshore, laissant seulement à Bangalore un centre de coordination. Et cela d'autant plus que l'avantage du faible coût du travail dont elle pouvait profiter disparaît peu à peu. Selon cette entreprise, la région métropolitaine aurait un délai d’environ cinq ans pour changer la situation, avant que des décisions irrémédiables conduisent à l’abandon de Bangalore. D'autres villes indiennes, du sud notamment, viennent aussi concurrencer Bangalore sur son propre terrain. Il s'agit de Chennai au Tamil Nadu et surtout d’Hyderabad en Andhra Pradesh. En 1998, par exemple, Bangalore a perdu l’implantation de Microsoft au profit de sa rivale Hyderabad. Bangalore semblait alors en perte de vitesse. Toutefois, l'année suivante la tendance s'inversa et de nouvelles entreprises s'installèrent à Bangalore, telles que Intel, Sun

Microsystem, ZILOG. Ce choix s'explique par le fait que Bangalore reste encore préférable pour

la disponibilité du personnel ayant les formations adéquates et la capacité de la ville à attirer les gens de n'importe quel lieu du monde. Cependant d'autres problèmes guettent encore la

logiciels indiens, puisque près de 70 % de leurs revenus proviennent de la délocalisation du développement de logiciels par les compagnies américaines. Pourtant dans le même temps, le ralentissement incite les entreprises américaines à délocaliser encore davantage pour réaliser des économies. Le risque majeur pour Bangalore, et pour l'Inde en général, est de rester dans la catégorie des sous-traitants. Car en dépit de l'image que l'on s'en fait, les entreprises indiennes sont pour la plupart engagées dans des services de routine, de conception de niveau assez bas, de programmation et de maintenance pour l'exportation. Le potentiel de développement reste assez limité, si la situation se poursuit, puisque cela limite de beaucoup l'apprentissage technologique et l'amélioration des techniques industrielles.

CONCLUSION

Les disparités entre les pays au niveau mondial reflètent une disparité importante entre les Etats de l’Inde, entre les districts d’un même Etat et même au cœur d’une ville entre les différents quartiers et de manière plus criante encore entre les individus. Au vu de ce chapitre, nous pouvons envisager que les facteurs qui entrent en jeu à l'échelle mondiale dans le développement des infrastructures de télécommunication sont les mêmes à toutes les échelles. Cela pourrait surprendre lorsqu'on sait que jusque dans le milieu des années 1990 le DoT constituait un monopole d'Etat et que la mise en place d'infrastructures de téléphonie dépendait de la politique publique et des plans quinquennaux en particulier. Le propre d'une politique publique étant de veiller au développement harmonieux et équilibré du territoire, on aurait pu s'attendre à trouver des relations moins fortes entre les variables socio-économiques et le nombre de téléphones pour 100 habitants. La révolution des technologies de l'information, loin d'aider l'Inde à passer à une société post-industrielle, menace de rompre le tissu social en enrichissant une poignée de personnes au détriment de beaucoup. L’Inde peut- elle vraiment concentrer l’essentiel de ses efforts sur les secteurs des télécommunications et de l’informatique en espérant qu’ils seront un moteur, ou tout au moins un modèle, pour les autres secteurs économiques ? Bien que la croissance de ces deux activités semble pour le moment autonome n’aurait-elle pas à souffrir de l’abandon des autres secteurs ? Comme le souligne F. Landy, 2002, la question est particulièrement douloureuse en ce qui concerne les autres infrastructures indiennes en particuliers celles relatives au transport et à l’énergie : « En ce qui concerne les infrastructures physiques, considérables sont les limitations des transports et de l’énergie. Bien que la taille respectable par rapport à d’autres Pays du Sud, ces indispensables piliers connaissent de sérieux problèmes qui représentent de formidable

handicap à la croissance tant recherchée aujourd’hui ». En réalité même les infrastructures de télécommunication sont encore insuffisantes. Le cas de Bangalore est à ce titre symptomatique. Joyaux des technopoles indiennes, Silicon Plateau de l’Inde, Bangalore a connu une croissance prodigieuse ces dernières années. Des parcs technologiques ultra-modernes conformes aux standards internationaux comme Whitefield et Electronic City sont construits aux sorties de la ville. Cependant, les infrastructures de la ville sont dépassées. La voirie est globalement dans un état lamentable, les coupures d’électricités sont fréquentes dans de très nombreux quartiers, et l’approvisionnement en eau commence à poser problème. Cette faiblesse des infrastructures cause de nombreux désagréments et est source de coûts supplémentaires pour les entreprises de hautes technologies qui commencent à chercher de nouvelles implantations dans le reste de l’Inde comme à Cyberabad (Hyderabad) ou même dans d’autres pays (Didelon C. 2003). Enfin, les difficultés relatives aux infrastructures ne doivent pas occulter les aspects humains du problème… à moins de considérer, avec un certain cynisme, comme le font certains journalistes occidentaux43, que les faibles taux d’équipement actuels représentent une promesse