PETITES NOUVELLES DU CANCER
Bilan pre´ope´ratoire
A. Langer
– Apre`s la prise de sang, vous devrez faire une radiographie des poumons et une e´chographie abdomi- nale. Voici, dit le chirurgien en lui tendant les ordonnances par-dessus le bureau.
Elle remarque alors la bague qu’il porte a` l’annulaire droit, bague qui hanterait ses reˆves les nuits suivantes.
C’est une double alliance, un anneau d’or blanc, l’autre d’or jaune, accroche´s entre eux par un sceau qui porte des lettres minuscules, inde´chiffrables sans loupe.
– On se reverra avec les re´sultats quelques jours avant l’intervention, poursuit-il en examinant son agenda. Nous sommes le lundi 12, je vous ope`re le 26. Voyons-nous donc le... disons le 22, d’accord ?
Ce n’est pas re´ellement une question. Depuis le de´but c’est lui qui me`ne la barque : on enle`vera ceci, puis on fera cela, les semaines suivantes ce sera la radiothe´rapie, e´videmment tout de´pendra de l’histologie de´finitive (que de mots n’a-t-elle pas appris en quelques jours).
Il ne peut pas affirmer formellement qu’elle n’aura pas de chimiothe´rapie, mais il pense que ce ne sera pas ne´cessaire, vu que sa le´sion(comme tous l’appellent alors que le diagnostic de cancer a e´te´ pose´ de manie`re certaine) est petite et plutoˆt (noter le plutoˆt) de bon pronostic.
Alors, d’ou` sortent maintenant tous ces examens a` faire ? – Docteur, je ne comprends pas. Vous m’avez dit que ce n’est pas grave, une petite boule d’un centime`tre qui serait gue´rie avec la chirurgie et quelques rayons, et maintenant vous changez d’avis ? Vous avez l’air de croire que mes poumons ou mon foie peuvent eˆtre touche´s !
Il essaie de lui expliquer qu’il ne le pense nullement, que c’est un bilan syste´matique avant l’intervention, identique pour toutes les patientes qui ont un proble`me de sein. Pendant qu’il parle, sans l’e´couter et sans presque l’entendre, elle regarde, hypnotise´e, sa bague a` la
signification incertaine se balader dans les airs, puis s’approcher de la table et pousser a` nouveau vers elle le paquet de papiers (ordonnances, conditions de l’hospita- lisation, explications sur l’intervention, accord e´claire´
alors qu’elle est dans une obscurite´ comple`te, mais elle le signera, elle n’a pas le choix).
Elle quitte la pie`ce sans meˆme s’en rendre compte, se voit confirmer par la secre´taire ses diffe´rents rendez-vous, et part de la clinique.
– Gonflez les poumons. Ne respirez pas. Respirez Elle va souvent entendre ce refrain a` trois vers des radiologues et de leurs acolytes, les manipulateurs. Mais meˆme si elle ne respire pas, son cœur, lui, continue de battre, lui n’obe´ira pas, il continuera meˆme si c¸a brouille leurs images : elle s’encourage comme un ge´ne´ral le ferait devant ses troupes craintives. Ils veulent faire taire et immobiliser ses organes, la figer pour mieux la voir. Mais puisque la vie est mouvement, comment est-ce possible ?
Son buste aux courbes harmonieuses souvent admire´es et aime´es, le relief de ses deux seins apeure´s – le droit avec sa petite boule pleine de me´chants points blancs, et le gauche, innocent – les mamelons saillants, sa peau tie`de avec ses poils he´risse´s : tout se trouve colle´ contre la dure plaque me´tallique, froide et lisse. Comment peuvent-ils espe´rer traduire elle (complexe, colore´e, vivante) en une image plate de diffe´rentes tonalite´s de gris ?
– Tout va bien, madame, vous n’avez pas de quoi vous inquie´ter.
Le radiologue, souriant, vient la rassurer dans sa cabine, et l’interroge sur d’e´ventuels ante´ce´dents. Fume-t-elle, a-t-elle eu d’autres interventions par le passe´ ? Comme il se doit pour un me´decin, il lui conseille d’arreˆter de fumer mais, bien suˆr, chaque chose en son temps, vous vous occuperez du tabac une fois le proble`me mammaire re´gle´.
Il lui serre la main et la rassure encore avant de la quitter.
C’est pourquoi elle ressent comme une forme de traıˆtrise son compte-rendu sibyllin – « minime syndrome bronchique a` mettre en rapport avec le tabagisme »
Adriana Langer (*)
De´partement de radiodiagnostic
Centre Rene´ Huguenin, 35, rue Dailly, F-92210 Saint-Cloud, France E-mail : adrianalanger@free.fr
Psycho-Oncologie (2008) 2: 111–113
©Springer 2008
DOI 10.1007/s11839-008-0073-1
Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur archives-pson.revuesonline.com
– meˆme si elle comprend que l’important est l’absence de me´tastases pulmonaires (elle s’est fait une culture onco- logique acce´le´re´e sur des sites Internet : a` la fois cause et conse´quence de nombreuses nuits blanches).
– Gonflez les poumons. Ne respirez pas. Respirez En e´chographie, le leitmotiv est re´pe´te´ beaucoup plus souvent, et de tout pre`s. Elle peut a` loisir examiner le visage du radiologue, ses yeux cerne´s, son regard parfois distrait (elle a envie alors de le rappeler a` l’ordre : il s’agit de ma vie, meˆme si je suis votre dixie`me examen de la matine´e), parfois inquiet. Le me´decin mesure quelque chose, bouge sa sonde, revient dessus, refait des mesures.
C¸ a ne ressemble a` rien. Si, a` la plane`te Mars peut-eˆtre. C¸ a se passe a` droite : c’est son foie.
Elle ne le regarde plus de biais maintenant, elle le de´visage, voudrait l’affronter. Qu’a-t-il donc mon foie, vous ne croyez pas que le proble`me du sein me suffit, vous voulez en rajouter ?
Il e´vite son regard, essaie de finir rapidement l’e´cho- graphie de cette belle jeune femme qui le fixe les larmes aux yeux. Il voudrait lui dire qu’il n’y a rien. Mais il y a deux images dans son foie droit qui l’embeˆtent. Enfin, embeˆter, c’est beaucoup dire, ce n’est peut-eˆtre – proba- blement, ajoute-t-il en souriant (sans savoir lui-meˆme s’il la re´conforte parce qu’il n’est re´ellement pas inquiet ou parce qu’il voudrait qu’elle n’ait rien, ou parce qu’il voudrait eˆtre celui qui la rassure) – rien de grave. Des angiomes, il pense, ce qui est fre´quent et n’a aucune conse´quence. Il suffira de faire un scanner pour s’en assurer.
– Gonflez les poumons. Ne respirez pas. Respirez Elle a re´ussi a` obtenir un rendez-vous de scanner trois jours apre`s l’e´chographie. Ici, leur refrain est pre´enregistre´, telles les annonces dans les ae´roports ou les gares. Nous informons les voyageurs que la station Se`vres-Babylone est ferme´e au public. Se`vres-Babylone, si anime´e d’habitude, est coupe´e du mouvement, mise hors circuit, elle paraıˆt abandonne´e. Le me´tro passe, en ralentissant, par une station vide et silencieuse, plonge´e dans le noir ; bre`ve et e´trange vision entre deux re´alite´s concre`tes et bruyantes, Vanneau et Mabillon. De meˆme, son corps est le sie`ge de travaux myste´rieux en cours et a` venir. Elle est comme en sourdine, et a` chaque apne´e elle se trouve dans un entre- deux inde´termine´ et inquie´tant : vie, pas vie ? Angiomes, me´tastases ?
– Non, le radiologue ne peut pas vous faire de commentaire dans l’imme´diat, il doit regarder les centai- nes d’images que nous venons de faire, mais le compte- rendu sera preˆt demain matin.
Le radiologue est agace´. Pourquoi son colle`gue e´chographiste a-t-il demande´ un scanner pour confirmer un possible diagnostic d’angiome ? Il lui a dit cent fois
qu’il faut passer a` l’IRM d’emble´e, mais il n’y a rien a` faire, les habitudes sont tenaces. Il dira dans son compte-rendu qu’il s’agit probablement d’angiomes mais que ce diag- nostic doit eˆtre confirme´ par une IRM. L’e´chographiste est aˆge´. Pour lui, l’IRM est un examen qu’on ne fait qu’exceptionnellement, qui existe a` peine d’ailleurs. Ce n’est pas maintenant qu’il va le changer.
– Gonflez les poumons. Ne respirez pas. Respirez Non seulement l’IRM re´pe`te cette ritournelle, pre´- enregistre´e elle aussi, un nombre incalculable de fois, comme si on voulait l’hypnotiser avec un mantra, mais en plus le bruit est intole´rable malgre´ les boules Quie`s. Veut-on l’affoler, la faire fuir ?
Elle restera. Cespeut-eˆtre, ces probables ont ace´re´ ses nerfs, elle veut une re´ponse, un compte-rendu certain qui ne la renvoie pas encore a` d’autres examens, d’autres apne´es, d’autres jeuˆnes, d’autres inquie´tudes.
Elle ne demande pas, en sortant, a` voir le radiologue. Le manipulateur invoquerait cette fois non plus des centaines, mais des milliers d’images d’elle-meˆme a` examiner. Elle essaie d’imaginer comment ils la voient, de plus en plus de´compose´e, pixe´lise´e, son corps abritant un nombre infini de lilliputiennes en train d’agiter les bras, d’implorer Gulliver de les aider.
Gulliver ne s’inte´resse pas a` elle, mais a` son abdomen, et plus particulie`rement son foie, et plus pre´cise´ment son foie droit avec ses deux images inde´termine´es (on ne parle pas encore de le´sion comme pour son sein). Pourquoi avait-il e´te´ pre´cise´ qu’il s’agissait de son foie droit ? E´tait-ce pour introduire sournoisement l’ide´e que, s’il fallait l’enlever, il lui resterait le foie gauche ?
A` droite, le sein et le foie malades. A` gauche, un sein, un foie et un cœur sains. Elle doit s’accrocher a` ce coˆte´ de son eˆtre, cette moitie´ gauche d’elle-meˆme si souvent ne´glige´e, elle si droitie`re qu’elle avait duˆ abandonner le piano dans sa jeunesse. « Votre main gauche est vraiment trop maladroite, vous n’y arriverez pas », lui avait asse´ne´ son professeur lors de son dernier cours. Apre`s le morcellement en milliers de petits fragments d’elle-meˆme, cette simple division binaire apparaıˆt presque de´risoire.
Elle vient chercher, le lendemain, le compte-rendu d’IRM, avec une angoisse encore plus grande que les jours pre´ce´dents, s’agissant cette fois (elle espe`re, elle craint) du diagnostic final. Mais au sein de l’angoisse une nuance d’habitude re´ussit de´ja` a` se nicher : meˆme chemin emprunte´ pour acce´der au service de radiologie, meˆme secre´taire a` l’accueil, meˆme e´change poli et tendu de paroles, et puis cette enveloppe scelle´e, inutilement scelle´e, puisque aussi bien elle que la secre´taire savent qu’elle l’ouvrira de`s la porte franchie. Pour y de´couvrir le diagnostic porte´ sur son foie, diagnostic sur sa maladie, diagnostic sur sa vie : a-t-elle la permission, la possibilite´
de continuer ?
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La conclusion est bre`ve : deux angiomes dans le foie droit. Pas de le´sion suspecte.
Le 22, elle a rendez-vous avec son chirurgien, elle lui apporte ses examens.
– C’est toujours comme c¸a avec les radiologues. Vous demandez un examen et vous vous retrouvez avec deux, et si c’est deux vous en avez quatre. Heureusement, ils ne peuvent pas aller beaucoup plus loin ! Je rigole, e´videmment.
Nos colle`gues sont extreˆmement consciencieux, et ils
veulent des certitudes. Enfin, ajoute-t-il en rangeant les comptes-rendus dans la pochette contenant son dossier, avec ces examens de plus en plus sophistique´s on de´couvre plein de petites choses sans plus d’importance qu’un grain de beaute´. Tout va bien donc, dit-il en souriant, et il reprend son agenda. Comme pre´vu vous eˆtes hospitalise´e le 25, je viendrai vous dire bonjour avant l’intervention.
Elle sort si soulage´e qu’elle est presque heureuse de n’avoir qu’une petite boule de rien du tout dans le sein.
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