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Academic year: 2022

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Thesis

Reference

Église et management : quel témoignage ?

LEPPER, Anne

Abstract

La thèse soutient que le style d'administration des Églises a une influence sur l'image qu'elles renvoient d'elles-mêmes dans le monde, sur leur identité et la crédibilité de leur discours. Une enquête de terrain sur la restructuration de l'Église Évangélique Réformée du canton de Vaud entre 1995 et 2000 et l'analyse des techniques de management utilisées à cet effet a dégagé les enjeux de l'introduction de ces techniques en Église du point de vue anthropologique.

L'exégèse de 1Co 12, 12-27 et d'Ép 4, 7-16 sur l'Église comprise comme corps du Christ et la lecture de Karl Barth ont permis de développer une ecclésiologie centrée sur la mission de l'Église : insérée au cœur du monde, celle-ci est amenée à faire voir un autre discours et à indiquer qu'un autre chemin est possible que celui proposé par le monde. Cette ecclésiologie a des conséquences sur les cultes, considérés comme le centre névralgique de la communauté ecclésiale, le vocabulaire utilisé en Église et ses structures, en posant la paroisse comme base de l'organisation.

LEPPER, Anne. Église et management : quel témoignage ?. Thèse de doctorat : Univ.

Genève, 2019, no. Théol. 623

DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:122845 URN : urn:nbn:ch:unige-1228453

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:122845

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Église et management : quel témoignage ?

Thèse de doctorat soutenue par Anne Lepper

sous la direction du Professeur Felix Moser

Faculté autonome de Théologie protestante

Université de Genève

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Introduction

1. Des Églises en crise et en recherche de solutions

Nous vivons dans un monde où "le pouvoir, la loi, la connaissance se trouvent mis à l’épreuve d’une indétermination radicale, société devenue théâtre d’une aventure de l’immaîtrisable, telle que ce qui se voit institué n’est jamais établi, le connu reste miné par l’inconnu, le présent s’avère innommable, couvrant des temps sociaux multiples décalés les uns par rapport aux autres dans la simultanéité – ou bien nommable dans la seule fiction de l’avenir ; une aventure telle que la quête de l’identité ne se défait pas de l’expérience de la division."1 Dans ce contexte de crise où les certitudes ont fait place aux incertitudes, où l’appartenance à un collectif, quel qu’il soit, est remplacé par un individualisme qui force chaque personne à s’inventer elle-même, les Églises, grands vecteurs d’appartenance institutionnelle et collective2 tout comme de traditions héritées des siècles passés, voient leur positionnement dans la société et leur identité remis en question. Leur existence paraît de moins en moins évidente, voire même superflue. Elles se retrouvent placées à la marge de la vie publique alors qu’elles s’y trouvaient au centre, déterminant les rythmes de la vie, l’appartenance des personnes aux différentes composantes de la société, définissant la morale, la vérité et l’ordre du monde3. Si la laïcité à la française a relégué la question de la religion depuis longtemps dans la sphère privée, on note dans les pays comme la Suisse ou l’Allemagne également un net recul de la pratique religieuse et de l’importance accordée aux valeurs chrétiennes. Dans ce

1 Claude LEFORT, "L’image du corps et le totalitarisme", inL’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, p. 174.

2 Apparues vers les années 800-850, les paroisses, proposant un maillage de l’Église sur tout le territoire, "manifeste[nt] l’universalité géographique de l’Église qui, au nom du Seigneur de l’univers, veut soumettre tout homme à l’obéissance de Dieu". Éric FUCHS, "La laïcité du monde, la paroisse et le sacerdoce des chrétiens", inBulletin du Centre protestant d’études, XVIe année, no 2, Lausanne, mars 1964, p. 5s, cité par Felix MOSER, "Les acteurs de la vie religieuse. Le pouvoir des institutions et l’autorité de l’expérience vécue", in Gilles ROUTHIER et Marcel VIAU (dir.),Précis de théologie pratique, Bruxelles, Lumen Vitae, Montréal, Novalis, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 20072, p. 157.

3 Felix Moser note par exemple que les ministres jouaient autrefois un rôle central dans la vie des villages ou du quartier puisqu’ils "étaient les acteurs principaux des célébrations qui structuraient à la fois le temps des saisons et le temps événementiel. La vie à la campagne était scandée par l’année liturgique qui donnait à chaque saison sa couleur particulière (Voyé, 1996). De plus, la vie du bourg était jalonnée par les rites de passage qui, de la naissance à la mort, accompagnaient les principales étapes biographiques de la quasi-totalité des paroissiens." Felix MOSER, "Les acteurs de la vie religieuse. Le pouvoir des institutions et l’autorité de l’expérience vécue",op. cit., p. 157. L’article auquel Felix Moser renvoie est celui de Liliane VOYÉ, "Belgique : crise de la civilisation paroissiale et recomposition du croire", in Grace DAVIE et Danièle HERVIEU-LÉGER (dir.), Identités religieuses en Europe, Paris, éd. La découverte, 1996, pp. 195-213.

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contexte, les Églises protestantes perdent ainsi non seulement de la signification pour la vie des citoyens, mais aussi de la présence en nombre de membres, et partant, en moyens financiers. À cela s’ajoute la crise économique qui frappe le monde occidental depuis le début des années 1970. Si les États qui soutenaient financièrement les Églises traditionnelles ont continué de le faire pendant de nombreuses années, la pression économique s’est fait de plus en plus sentir et ces dernières ont elles aussi été touchées par des réductions de postes et d’enveloppe budgétaire, voire des deux en même temps.

Celles d’entre elles qui dépendaient d’impôts facultatifs ont vu les contributions baisser.

Toutes se trouvent ainsi sur une pente descendante.

Cette diminution inquiète les directions d’Église, les pasteurs, les conseillers de paroisse et les paroissiens4.

Le sentiment général qui nous semble se dégager de cette situation est celui de l’angoisse et de la perte. La désaffection des Églises en effet fait craindre des pertes sur plusieurs niveaux :

– la première apparaît au plan local : c’est la suppression de la paroisse et l’obligation de se déplacer dans une autre paroisse ou d’en créer une plus grande à partir de plusieurs petites d’entre elles. Il s’agit ici d’une perte de repère au niveau de l’aire d’habitation : disparition d’une Église proche des gens, d’une « institution » qui était là depuis toujours. C’est la question du confort qui se joue également, celui de ne pas devoir se déplacer trop loin pour trouver ce que l’on cherche ;

– un deuxième niveau se situe sur le plan cantonal, voire national : la disparition de l’Église à laquelle on appartient. Ici, c’est l’extinction d’une certaine forme d’ecclésiologie qui inquiète, au profit d’ecclésiologies différentes ou d’autres Églises protestantes. De manière sous-jacente se pose la question de la légitimité de son Église et de la modalité dont ses membres vivent leur foi ;

– enfin sur le plan mondial, c’est la place du christianisme vis-à-vis des autres religions qui devient une préoccupation majeure. La situation internationale est contrastée : en Chine, en Corée ou en Amérique du Sud, par exemple, celui-ci est très vivant et se développe beaucoup, en particulier dans les Églises évangéliques, alors qu’en Europe, il perd du terrain. Mais les chrétiens européens n’ont pas une vision globale de la situation et ont facilement tendance à penser que ce qui se produit chez eux se passe aussi ailleurs.

Ils se posent ainsi la question de la disparition à terme de leur religion. C’est la peur de

4 Pour ne pas alourdir le texte, nous parlerons toujours de l’être humain au masculin. Il va de soi que ce masculin est inclusif et qu’il concerne systématiquement les hommes comme les femmes.

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l’anéantissement pur et simple du christianisme et, partant, de l’espérance, des valeurs et des croyances qu’il véhiculait. Ici, c’est la foi dans le Dieu de Jésus-Christ qui est mise en cause.

Ce sentiment d’angoisse se double de celui de peur. Comment faire en effet pour que les Églises gardent leur influence dans la société ? Comment agir de telle sorte que les gens reviennent au culte ou dans les activités ecclésiales ? La grande majorité des paroissiens fidèles se sentent bien dans leur Église. Ils apprécient sa manière de se construire, sa façon de célébrer les offices ou les groupes qu’elle propose pour approfondir sa foi ou se mettre au service des autres. Ces paroissiens engagés ont bien souvent trouvé dans la communauté ecclésiale un moyen de sortir de chez eux, de se rendre utile, une possibilité d’avoir un « hobby » qui fait sens et qui leur permet de rencontrer des gens. Dans les paroisses ou lieux d’Église qui ont vécu ou sont nés de la vague d’évangélisation des années 1960 et 1970 sur les impulsions entre autres de Billy Graham, se trouvent encore des personnes qui ont construit ces lieux ou qui les ont redynamisés et qui apprécient cette Église telle qu’elle est. Or ils constatent avec amertume que les jeunes (et les moins jeunes) d’aujourd’hui ne trouvent plus d’intérêt dans ce qui les a tant passionnés. Les Églises, comme toutes les associations, peinent à mobiliser des bénévoles pour prendre la relève. Lorsque de nouvelles personnes s’engagent, c’est souvent sur une durée bien plus courte que leurs aînés, de manière moins intense et plus ponctuelle ; ils ont moins de temps à disposition, même si leur apport est d’aussi bonne qualité que leurs prédécesseurs.

Dans ce cadre esquissé à grands traits, nous avons choisi de nous intéresser à la direction des Églises et à la manière dont celles-ci envisagent des solutions face à cette crise. Notre champ de recherche se concentre ainsi sur les structures que les autorités d’Église mettent en place pour diriger le travail qui est accompli en leur sein et à la manière dont elles le gouvernent et l’encouragent. Nous avons été vigilante par rapport aux répercussions que les structures et les modes d’administration ont sur les travailleurs, bénévoles ou professionnels, ainsi que sur l’activité des paroisses et des lieux d’Église ; pour le dire autrement, nous avons été attentive aux présupposés et aux conséquences anthropologiques des méthodes de direction sur la vie d’Église.

Depuis les années 1990, une nouvelle manière d’administrer l’Église est apparue. En effet, des directions de celles-ci ont introduit des techniques de management dans leurs

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manières de penser le travail en leur sein, la façon de le guider et de l’encourager. Elles ont également engagé des restructurations et réorganisé le paysage ecclésial en diversifiant tant les lieux de communautés que les formes de ministères. Or ce nouveau mode de direction provoque des réactions contrastées dans les milieux ecclésiaux. Pour certains, c’est la seule possibilité qui s’offre aux Églises si elles veulent résister à la concurrence sur le « marché du religieux » et si elles entendent rester crédibles vis-à-vis des autorités politiques et des gens qui fréquentent leurs activités. Pour d’autres au contraire, utiliser des techniques de management revient à transformer l’Église en une entreprise parmi d’autres, l’Évangile en produit et les paroissiens en clients. Cela dénature le message même du Christ et mène l’Église à sa perte. Le débat entre les deux positions se fait souvent sur un mode polémique, chacune des parties campant sur ses arguments et accusant l’autre de proposer le mauvais chemin.

Nous avons souhaité reprendre cette question et la travailler de manière à dégager les enjeux et les débats qui s’y jouent. Il s’agit pour nous de comprendre ce qu’est le management, les raisons qui ont poussé les dirigeants d’Église à s’en saisir pour leur travail, les causes de son rejet parmi certains pasteurs et paroissiens. La thèse que nous défendons soutient que le style d’administration qui est mis en place par les directions d’Église possède un impact sur l’image que la communauté ecclésiale renvoie dans le monde et, partant, sur le discours qu’elle prononce comme sur la crédibilité de celui-ci.

L’utilisation de techniques de management pour diriger le travail accompli en Église tout comme les structures qui sont mises en place ne sont pas anodines et influencent la représentation que la société se fait de l’Église. L’identité même de celle-ci est donc en jeu. Nous nous proposons de réfléchir à l’impact de l’utilisation des techniques managériales sur l’identité de celle-ci, leurs avantages et leurs inconvénients et d’esquisser un chemin pour la direction ecclésiale dans ce contexte de crise.

Après une introduction, qui précisera nos présupposés théologiques et la méthodologie que nous avons utilisée pour notre travail, nous proposerons dans un premier chapitre tout d’abord unetypologie du management. Cette première étape nous permettra de saisir que celui-ci est pluriel et qu’il n’est pas possible de parler « du » management au singulier. Un deuxième chapitre présentera uneexpérience concrète d’introduction de techniques de management en Église. Notre choix s’est porté sur l’Église Évangélique Réformée du canton de Vaud (EERV), en Suisse. Nous verrons quels types de management ont été utilisés, quelles sont les réactions que cela a provoquées dans le corps ministériel et chez

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les laïcs engagés et quel est le visage de l’EERV aujourd’hui. Le troisième chapitre poursuivra la réflexion en menant uneanalyse exégétique des textes bibliques évoqués par l’EERV pour justifier, à l’instar d’autres auteurs, l’utilisation de ces techniques en Église.

Dans le quatrième chapitre, nous nous intéresserons à laréception de l’introduction des techniques de management en Église. Le cinquième chapitre sera l’occasion de préciser notre ecclésiologie grâce à la lecture de Karl Barth et de quelques-unes de ses conférences sur l’Église. Le sixième chapitre se consacrera àl’analyse proprement dite de l’utilisation des techniques de management en Église. Nous passerons en revue leurs points forts et leurs inadéquations et reprendrons quelques points importants que nous avons relevés dans notre enquête de terrain pour terminer par une prise de position théologique par rapport à l’emploi de celles-ci dans le milieu ecclésial. En guise de conclusion de notre travail, nous esquisserons quelques pistes ecclésiologiques en envisageant l’ecclésiologie comme témoignage de ce que l’Église croit.

Nous avons rencontré deux difficultés tout au long de notre travail qu’il nous apparaît important de mentionner avant même de présenter le résultat de nos recherches. La première tient à la possibilité de critiquer le management et ses différentes théories. Au cours de nos nombreuses discussions et lectures, il nous a semblé ne pouvoir proposer qu’un jugement contre ou pour le management, sans réelle possibilité de nuancer notre avis. Lorsque nous avons émis un doute sur l’utilisation de ces techniques en Église, nous avons été souvent confrontée à un interlocuteur nous renvoyant une image de notre propre discours comme étant catégoriquement opposé à toute réflexion managériale et même contestant violemment toute forme de direction. Les personnes rejetant pour leur part clairement l’introduction de ces techniques en Église déclarent souvent être d’accord lorsque nous émettons des critiques sur ce sujet, sans entrer ni dans les détails ni dans les nuances que nous souhaiterions apporter. Or il nous semble que, quel que soit l’avis que l’on a sur l’utilisation du management en Église, on ne peut pas ignorer la réflexion managériale, les différents apports de ses théories ni une partie des analyses qui les sous- tendent. Au contraire. Il faut comprendre ces techniques, qui ont leur pertinence en entreprise, examiner leurs discours et explorer la vision de l’homme qu’elles proposent avant de pouvoir se prononcer sur leur utilité ou leur inadéquation en Église.

Or l’une des raisons qui nous a poussée à nous intéresser à l’utilisation du management en Église tient précisément dans ce que nous n’entendions que des avis tranchés sur la question. Nous souhaitions d’une part nous faire notre propre opinion, mais aussi, et

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surtout pouvoir apporter un éclairage nuancé, circonstancié, sans peindre le diable sur la muraille. Force est de constater que c’est une entreprise délicate et laborieuse.

Il nous semble que cette difficulté provient de trois facteurs. Le premier tient à la définition même du mot management et au nombre incalculable de théories managériales.

La typologie que nous en avons dressée montre en effet que dès le début, plusieurs points de vue cohabitent sur la question. Plus on se rapproche de notre époque, plus les théories et les techniques abondent, à tel point qu’il est désormais impossible de toutes les mentionner. Jean-Pierre Le Goff résume bien la difficulté de compréhension du mot management : "Le management est une notion globalisante et floue. Elle peut désigner les fonctions de direction, être synonyme d’organisation du travail, de mobilisation et de gestion de la « ressource humaine », ou plus largement encore englober de façon syncrétique la quasi-totalité des activités de l’entreprise qui ne se rapportent pas directement à la technique : gestion quotidienne des aléas de tous ordres survenant dans un service ou un atelier, encadrement et mobilisation d’une équipe, relations avec d’autres secteurs de l’entreprise, organisation et gestion de son temps, voire gestion budgétaire..."5 Pour pouvoir critiquer l’utilisation du management en Église — et nous rappelons ici que le sens du mot « critiquer » n’est pas seulement négatif, mais peut être aussi entendu de manière positive —, il est indispensable de définir le management dont il est question.

Cette méthode requiert cependant deux présupposés essentiels. Le premier est l’oreille attentive de notre interlocuteur. Il est nécessaire que celui-ci soit d’accord d’entrer dans la même démarche que la nôtre, à savoir nuancer ses avis, accepter les bons et les moins bons côtés du management, admettre qu’il ne peut pas y avoir de positions tranchées et définitives sur le sujet. Nous invitons ainsi d’ores et déjà le lecteur à se départir le plus possible de sesa priori sur le sujet et à cheminer avec nous dans la réflexion pour découvrir l’anthropologie qui sous-tend les différentes théories du management et l’image que renvoie l’Église lorsqu’elle les utilise.

Le deuxième présupposé semble plus difficile encore à expliciter, tant nous vivons dans un monde dont les règles sont régies par l’entreprise et l’économie. Face à la perte d’influence des institutions que sont l’État, la famille et l’Église, l’économie fait office de structuration de la vie humaine. C’est dans l’entreprise que l’homme peut ou doit se réaliser, en son sein qu’il peut atteindre ses rêves, prendre des responsabilités, mais c’est aussi là qu’il peut pratiquer ses loisirs (sport, voyage d’entreprise, etc.) ou même faire

5 Jean-Pierre LE GOFF, Les illusions du management. Pour le retour du bon sens [ci-après : Les illusions du management], Paris, La Découverte & Syros, 2000, p. 9.

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garder ses enfants. Devant une société qui perd ses repères, celle-ci apparaît comme moralement saine et dynamique et comme pôle central de la régénération des rapports sociaux6. Le vocabulaire managérial a dès lors tendance à envahir tous les domaines de l’existence humaine, y compris celui de la vie privée. C’est ainsi que toute activité de direction, de gestion ou d’organisation — même d’une fête de famille — peut être désignée avec le mot « management ». Or à notre avis, c’est employer de façon abusive ce terme. Toute organisation, toute gestion, toute direction, ni même toute rationalisation d’une activité n’est pas forcément du management et n’utilise pas automatiquement ses techniques. Il est possible de programmer un événement de manière rationnelle et planifiée sans passer inéluctablement par celles-ci. Ainsi, nous ne pensons pas que l’on puisse dire par exemple que l’Église a toujours fait du management. Elle a fait de la direction, elle a proposé de l’encouragement à ses ministres et à ses bénévoles, mais il ne nous semble pas possible de dire que dans les années 1910-1920, à l’apparition du taylorisme et du fordisme, dans les années 1960 avec l’avènement de la gestion de projet, etc., l’Église ait repris à son compte ces théories pour les intégrer à ses manières de travailler. L’introduction des techniques de management proprement dites apparaît au début des années 1990. Auparavant, l’Église était gouvernée ou gérée. Bien évidemment, les responsables des communautés ecclésiales, que ce soit sur le plan local, cantonal ou national, étaient souvent des hommes habitués à diriger une entreprise ou qui avaient des responsabilités politiques. Ils utilisaient dans l’Église les compétences et l’autorité qu’ils avaient dans leur métier. Mais cela dépendait essentiellement des personnes ; ce n’était pas un choix ou une décision prise par les autorités ecclésiales, au contraire de ce qui se fait depuis les années 1990. Il convient donc, à notre avis, de ne pas déclarer que l’Église fait du management depuis toujours ; affirmer ceci serait tomber dans de l’idéologie.

Corolairement, il faut rappeler que ce n’est pas parce que l’on n’utilise pas ces techniques que l’on ne dirige pas et que l’anarchie s’installe.

La deuxième difficulté que nous avons rencontrée se situe au niveau de la réflexion globale sur la direction du travail en Église. En effet, celui-ci a la particularité de ne pas être exécuté seulement par des professionnels, les pasteurs et les diacres, mais aussi par des bénévoles. Réfléchir à l’efficacité et aux meilleurs moyens de faire face à la baisse des finances doit donc s’effectuer de façon globale, en incluant le travail des ministres et celui des bénévoles. Cela suppose une pensée ecclésiologique sur les missions de l’Église, ses

6 Jean-Pierre LE GOFF, Le mythe de l’entreprise, Paris, La Découverte, 1996, pp. 151-153.

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buts et sa manière de les mettre en œuvre. Or dans les faits, les analyses ou les solutions proposées portent majoritairement sur le travail des ministres, la formation professionnelle de ceux-ci, la direction, la qualification et la diminution des postes. On en est réduit à proposer une théologie pastorale plutôt qu’une ecclésiologie qui redéfinit le rôle et la mission de l’Église pour aujourd’hui.

Consciente de cet écueil, nous souhaitons cependant tenter de proposer une ecclésiologie, et non une théologie pastorale ou un catalogue de techniques, qui remodèle l’Église et lui permet d’annoncer au mieux la Bonne Nouvelle dans la société de ce début du XXIe siècle.

2. Présupposés théologiques

Comme nous l’évoquions en introduction, notre société se trouve être en crise. C’est un lieu commun que de le dire7, mais il importe de rappeler au moins une caractéristique de cette crise pour mieux comprendre la situation des Églises aujourd’hui et les raisons qui les poussent à s’engager dans la voie du management pour exercer les tâches de direction.

La question de l’identité et de la reconnaissance nous paraît être un facteur essentiel. Elle revêt une importance tant sur le plan collectif qu’au niveau individuel. Nous avons déjà mentionné au sujet du premier la crainte que l’Église protestante sous sa forme luthéro- réformée n’en vienne à disparaître au profit d’autres ecclésiologies, en particulier de type évangélique. Pour se démarquer de ces dernières, il importe que les Églises luthéro- réformées définissent qui elles sont, quelle est leur spécificité, en bref, quelle est leur identité. C’est le domaine de l’ecclésiologie qui doit pouvoir répondre à cette interrogation. Celle-ci n’est pas claire, ce d’autant que les Églises historiques sont traversées par des courants d’obédience évangélique en leur sein même, rendant d’autant plus urgente la définition de ce qui est acceptable ou non à l’intérieur de leurs rangs. La difficulté est renforcée par le fait que ces Églises se comprennent majoritairement comme

7 Beaucoup d’auteurs en ont parlé. On peut retenir entre autres Alain TOURRAINE, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992 ; Michel MAFFESOLI, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens Klincksieck, « Sociologies au quotidien », 1988 ; Jean-Claude KAUFMANN, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Armand Colin, 2004 ; Roland CAMPICHE, "L’individualisation constitue-t-elle encore le paradigme de la religion en Suisse(s) ?", inSocial Compass 50, 2003, p. 297-309 ; Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985 ; Paul RICŒUR, "La crise : un phénomène spécifiquement moderne ?",RThPh 120 (1988), pp. 1-19 ; Alain EHRENBERG, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

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étant d’option multitudiniste, c’est-à-dire ouvertes à tous, si possible sans trop de préjugés8. Dans ces conditions, la définition de leur identité peut s’avérer complexe.9 Sur le plan individuel, l’identité sociale de l’individu ne reçoit plus sa signification d’un ordre préexistant et formé où tout a sa place10. Elle se construit aujourd’hui souvent "hors des appartenances collectives traditionnelles qui enfermaient chacun dans une prédestination tout en jouant le rôle d’ancrage identitaire."11 L’être humain est devenu auteur de sa propre vie, acteur dans son environnement social et professionnel12. La fragmentation de l’existence et le recul des repères politiques et sociaux institués amènent à un néo- individualisme qui se caractérise par une "valorisation de l’individu, souple, mobile, autonome, indépendant, qui trouve par lui-même ses repères dans l’existence et se réalise par son action personnelle."13 La séparation entre la vie privée, dans laquelle se définit l’identité personnelle, et la vie publique, où se joue la réussite publique, semble disparaître.

La figure de l’entrepreneur s’impose comme modèle social : chaque personne doit gérer son existence en professionnel, pour s’accomplir lui-même, de manière autonome.

Ce néo-individualisme place les Églises dans une situation difficile. En tant qu’institution, elles voient les gens s’éloigner d’elles et du cadre qu’elles proposaient. Les individus n’ont plus besoin de leurs conseils, de leurs normes, de leur morale. Chacun souhaite s’affranchir de ce joug et décider lui-même quelles sont ses valeurs et ses croyances14. Par ailleurs, ce mouvement d’individualisation, marqué par la recherche de la performance personnelle, induisant de la concurrence, met à mal le sentiment d’appartenance à une collectivité. Or l’Église se comprend comme unecommunauté de frères et sœurs engagés ensemble dans une même voie, responsables les uns avec les autres de la transmission de la Bonne Nouvelle, manifestant leur appartenance au Christ par le partage du pain dans la communion. Il faut cependant faire remarquer que ce mouvement d’individualisation ne

8 Felix Moser indique trois critères pour l’Église d’option multitudiniste, dont le premier et le troisième nous semblent bien caractériser le dé devant lequel se trouvent ces Églises : premier principe, celui de la nécessité de la sauvegarde de la liberté de conscience ; deuxième principe, celui de la patience eschatologique ; troisième principe, celui d’un rapport ouvert à la vérité, qui signie que "l’Église d’option multitudiniste trouvera en son sein l’occasion de confesser sa foi, mais elle se gardera de confondre sa lecture de l’Évangile avec l’Évangile lui-même", ce qui indique que d’autres options peuvent être possibles. Ces deux principes laissent ainsi le champ à différentes opinions au sein même de l’Église, empêchant celle-ci d’atteindre une identité théologique claire et précise. Voir Felix MOSER, Les croyants non pratiquants, Genève, Labor et Fides, 1994, p. 223s (p. 224 pour la citation).

9 Pour la partie ecclésiologique, voir chapitre V. pp. 262-293. Il faut noter toutefois que cette problématique semble se retrouver avec plus d’acuité chez les réformés que chez les luthériens.

10 Alain EHRENBERG, op. cit., p. 40.

11 Ibid., p. 212.

12 Alain ROY, "Démarches de théologie pratique", in Élisabeth PARMENTIER (dir.),La Théologie pratique, Strasbourg, Presses Universitaires, 2008, p. 54.

13 Alain EHRENBERG, op. cit., p. 15.

14 Tout en cherchant paradoxalement des coachs pour le faire, comme l’atteste le mouvement du développement personnel.

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concerne pas seulement les paroissiens, fidèles ou potentiels. En effet, les pasteurs participent eux aussi au changement qui s’est opéré dans la société depuis les années 1980. Les ministres sont d’autant plus touchés par ce phénomène qu’ils ne sont plus portés par l’institution comme c’était le cas auparavant : d’une part ils souhaitent, comme leurs concitoyens, se réaliser dans leur travail et trouver leur identité, mais d’autre part, le « métier » qu’ils ont choisi ne leur donne plus la place qu’ils occupaient antérieurement dans la société. Si d’un côté les ministres apprécient de ne plus être enfermés dans un rôle et sont libérés de son poids, pouvant exercer leur vocation de manière plus libre, d’un autre côté, cela les oblige à réinventer leur ministère chacun pour soi et en interaction avec leurs collègues, en cherchant eux-mêmes leurs modèles.

Ce contexte de recherche identitaire est complexe et difficile puisqu’autant les institutions que les individus sont en quête de leur identité. Les pouvoirs et les collectifs n’exercent plus leur rôle de référence et de protection15, même si certains d’entre eux voudraient bien encore jouer un rôle, certes différent de celui qu’ils avaient précédemment. Le monde se transforme sous la pression des nouvelles technologies et personne ne peut dire de quoi demain sera fait.

La situation dans laquelle nous vivons est faite de doutes et d’incertitudes. Ces difficultés concernent tant les Églises, en perte d’influence, que les individus, en perte de repères.

Dans ce contexte, introduire des techniques de management en Église ajoute encore de la confusion : même celles et ceux qui soutiennent cette introduction concèdent que cela ne va pas de soi et qu’il faut accepter ce changement. Ainsi, celle-ci, qu’elle soit vécue positivement ou négativement, bouscule les repères habituels et ajoute une incertitude supplémentaire.

Que peut dire la théologie sur ce sujet ?

La réflexion théologique s’intéresse à l’humain, à sa condition, à son origine, à ce à quoi il est promis et à ce qui le menace. Elle le fait en partant de la question de Dieu, c’est-à- dire du divin ou de l’absolu, et du monde, à travers ses équilibres, sa nature, ce qui le traverse, le détermine et le dépasse16. La théologie ne s’occupe pas seulement de l’Église, de ses dogmes, de ses traditions ou de son ecclésiologie ; elle s’intéresse avant tout à l’humain, à sa relation avec Dieu et avec le monde. Elle doit donc se saisir de cette

15 Jean-Pierre LE GOFF, Les illusions du management. Pour le retour du bon sens, Paris, La Découverte, 20022, p. 157.

16 Pierre Gisel, Théologie, Paris, PUF, 2007, p. 18.

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question pour comprendre la souffrance exprimée tant par les individus que par les Églises afin de réfléchir ce qu’implique ce mal-être dans leur relation avec Dieu et quel discours elle peut proposer pour sortir de l’impasse. Elle a aussi à interroger les solutions mises en place par les Églises pour faire face à la crise au regard des textes bibliques, à rechercher les conséquences, positives ou négatives, de celles-ci sur la vie ecclésiale et celle des membres de cette dernière afin de valider, de rejeter ou d’infléchir ces solutions.

En effet, la réflexion théologique chrétienne ne peut pas se passer de l’incarnation au sein du monde. La religion n’est pas simplement un sentiment que l’homme éprouverait pour Dieu ; elle engage celui-ci dans sa vie concrète, tant sur le plan personnel que collectif.

Une foi qui se contenterait de prières et de relation personnelle avec Dieu mènerait à l’isolement, à l’égoïsme et à un retrait du monde17. Or le Christ s’est précisément incarné dans le monde pour nous montrer que c’est la vie concrète des êtres humains qu’il veut prendre en compte, que c’est l’homme et la femme dans leur quotidien, confrontés aux problèmes de leur existence de tous les jours, qu’il vient sauver. Face aux aberrations du monde, face à ses difficultés, ses impasses, ses injustices, le Christ indique aux hommes un autre chemin, une façon différente de voir la vie. Né discrètement dans une crèche, à la manière des plus pauvres, il vient partager la misère humaine, manifestant en cela que Dieu ne se situe pas du côté de nos forces et de nos réussites, mais bien de nos difficultés, de nos échecs, de nos questionnements. Christ fait toutes choses nouvelles (2Co 5,1718) en ce sens qu’il cherche à déplacer notre regard pour que nous apercevions ce qui nous était caché, afin de nous rendre plus attentifs aux plus petits, mais aussi de nous libérer de nos rêves de toute-puissance. Sa mort sur la croix, à la manière des criminels de l’époque, synonyme de malédiction (Dt 21,23, repris par Gal 3,13), témoigne que ce n’est pas par la gloire terrestre que le Christ veut régner, mais par celle qui s’abaisse (Phil 2,6-11). Cet abaissement apparaît aux hommes comme un non-sens, et ce, quelle que soit leur tradition religieuse : la parole de la croix est un non-sens pour les Juifs, qui attendent des miracles, et pour les Grecs, en quête de sagesse (1Co 1,22). La croix, de manière paradoxale, est la preuve de l’amour de Dieu pour les hommes (Rm 5,8) : Christ est mort pour nous. "Le langage de la foi, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui sont

17 Mais le risque inverse existe aussi, à savoir celui de la dissolution de l’identité de l’être humain dans le monde.

18 Nous nous référons à la Bible dans la version TOB 1988 dont nous reprenons le système d’abréviation des livres bibliques.

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sauvés19, pour nous, il est puissance de Dieu" (1Co 1,18). Ainsi, cette parole a-t-elle le mérite de mettre tout le monde d’accord au moins sur une chose : le fait que Dieu sauve le monde en laissant son fils être crucifié n’est pas imaginable. Par le scandale de la croix, Dieu indique à celui qui le cherche vraiment qu’il doit changer son regard et accepter l’inacceptable, à savoir que la manière d’agir de Dieu ne correspond ni avec ses représentations de l’action divine ni avec ce qu’il tient lui-même comme sagesse. Car l’être humain possède la sagesse, en raison même de sa condition de créature20 ; il n’emploie cependant pas celle-ci pour connaître le Créateur, mais "elle est maintenant l’outil de connaissance de l’homme en rupture avec Dieu, entrée avec toutes ses ressources au service du refus."21 Par conséquent, Dieu ne peut plus l’utiliser pour rétablir le lien rompu, mais il est obligé de passer par le non-sens pour atteindre l’être humain (1Co 1,21b).

Ainsi, Dieu n’a pas choisi le langage du monde pour nous parler. Si Dieu avait repris les catégories du monde pour le faire, il s’en serait suivi qu’il aurait été obligé de prendre parti pour un groupe de personnes contre un autre, ou qu’il aurait dû utiliser le discours des plus forts contre les plus faibles. Dans la réponse qu’il fait aux problèmes des Corinthiens, Paul précisément ne prend pas la défense d’un parti contre un autre, mais commence, sans même analyser les différentes positions, par rappeler sa mission, à savoir celle d’annoncer l’Évangile, lequel étant la parole de la Croix22. Car Dieu est venu sauver les faibles et les impies (Rm 5,6), comme le montre le ministère de Jésus, qui s’est systématiquement tourné vers les rejetés de la société de son temps, s’approchant pour sauver les malades, et non les bien portants, les pécheurs et non les justes (Mt 9,9-13et par.). Et Paul de préciser que le Christ l’a envoyé annoncer l’Évangile, mais sans recourir à la sagesse du discours (1Co 1,17), ce qui signifie que les catégories du monde ne sont pas adaptées pour rendre compte de l’action de Dieu envers les êtres humains. C’est ainsi que Dieu subvertit nos façons de penser et ouvre notre intelligence pour voir autre chose que ce que nous percevons au premier abord. Cette vision à contre-courant n’est pas pour autant entièrement une vision de l’esprit, déconnectée de la réalité humaine. Au contraire,

19 Nous traduisonssw/zomevnoiß par « ceux qui sont sauvés » et non pas par « ceux qui sont en train d’être sauvés » comme le fait la TOB, suivant en cela Christophe Senft, an de garder le parallélisme avecajppolumevnoiß qui est traduit par « ceux qui se perdent » et non « ceux qui sont en train de se perdre » . Christophe SENFT, La première Épître de Saint Paul aux Corinthiens, Genève, Labor et Fides, 19902, p. 37.

20 Ernest-Bernard ALLO, Saint Paul. Première Épître aux Corinthiens, Paris, Gabalda, 19562, cité par Christophe SENFT, op. cit., p. 39, sans mention de page.

21 Christophe SENFT, op. cit., p. 39.

22 Thomas SÖDING, Das Wort vom Kreuz. Studien zur paulinischen Theologie [ci-après : Das wort vom Kreuz], Tübingen, J.C.B. Mohr, 1997, p. 254s.

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l’incarnation du Christ dans notre monde et dans notre condition (Rm 8,3 ; Phil 2,7) lui permet de s’adresser à nous comme l’un des nôtres d’une part ; d’autre part, elle nous signifie qu’il est possible, dans notre vie, de voir les choses d’une autre manière que l’avis dominant de la société dans laquelle nous nous trouvons. De son temps, Jésus n’a pas hésité à remettre en question l’enseignement des Pharisiens et celui de la loi pour montrer qu’un autre chemin était possible, un chemin de libération des pauvres et des opprimés, un chemin de liberté par rapport à celle-ci. Paul a repris ce discours pour dénoncer la stricte observance de la loi, menant à la malédiction puisque "maudit soit quiconque ne persévère pas dans l’accomplissement de tout ce qui est écrit dans le livre de la loi"

(Dt 27,26, cité en Gal 3,10). Dans la mesure où il est impossible d’accomplir toutes les prescriptions bibliques, l’homme le plus pieux et le plus respectueux de celles-ci ne peut qu’être maudit. Ainsi, l’opinion majoritaire qui prônait le respect strict de la loi abaissait- elle les plus faibles et les plus pauvres, mais enfermait également tout un chacun dans un légalisme au lieu de le libérer. Jésus s’est employé à combattre ce légalisme, afin de redonner une place à chacun. Il ne l’a pas fait en s’opposant simplement à la pratique de la loi et en proposant une autre pratique à la place, mais en subvertissant son usage, en le questionnant, en le rapportant à la personne humaine et au bienfait que celle-ci lui apporte. Ce n’est pas l’opposition stérile qui permet de sortir de l’engrenage ou de l’esclavage, maisle fait de remettre l’homme au centre des préoccupations qui aide à poser les bonnes questions et de savoir dans quelle mesure ce que l’on fait libère l’être humain (que l’on pense ici tout simplement à la controverse de Jésus avec les Pharisiens pour savoir si l’on peut guérir le jour du sabbat en Mt 12,9-14et par.). Ainsi le message de l’Évangile vient-il toucher non seulement les pauvres et les faibles, mais aussi les faiblesses, les impuissances ou les rêves de pouvoir de tout un chacun, bouleversant nos représentations traditionnelles pour réorienter notre regard vers une autre réalité, celle de l’abaissement d’une part, et d’autre part celle de l’attention à l’être humain, à ses besoins de justice et d’amour.

Cela n’est pas sans conséquence pour l’agir de l’Église.

L’Église est née de la proclamation de l’Évangile, elle est le fruit de la conversion et de la foi23 (Ac 2,41) : ceux qui ont entendu la Parole se retrouvent entre eux, se réunissent pour

23 Elle est aussi le lieu de la révélation, comme le dit Bonhoeffer ( Dietrich BONHOEFFER,La nature de l’Église, Genève, Labor et Fides, 1972, p. 34). En soulignant qu’elle est le rassemblement de toutes celles et ceux qui croient, nous signalons que la foi n’est pas une affaire individuelle, mais qu’elle se vit à l’intérieur de la communauté.

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prier et pour partager le repas. Dès le départ, sa particularité est de réunir des gens de différentes couches sociales (ainsi la description rapide que fait Paul de la communauté de Corinthe en 1Co 1,26). De la sorte, personne ne peut se glorifier d’avoir été appelé par Dieu pour ses qualités selon les critères du monde. Christophe Senft note que "l’Église de Corinthe, en se regardant elle-même, trouvera inscrite dans son corps cette leçon de l’Évangile de la croix"24. La diversité des origines et des niveaux est par conséquent constitutive de la communauté chrétienne. Réunissant des personnes riches et pauvres, faibles et fortes, l’Église et les membres qui la composent doivent ainsi sans cesse déplacer leur regard pour ne pas juger les uns et les autres selon les critères du monde, et rechercher où se situent véritablement les richesses et les pauvretés, les faiblesses et les forces de chacune et de chacun. Cette attention à l’autre devrait être à la base de toute communauté.

Or, et c’est une difficulté face à laquelle toute communauté, toute Église et tout chrétien doit immanquablement faire face, nous vivons la réalité du salut en espérance (Rm 8,24).

Nos paroisses et nos lieux d’Église n’expérimentent que de façon imparfaite le Royaume de Dieu. Le Christ n’est pas venu abolir notre monde. Celui-ci est toujours là, avec ses imperfections et son péché, avec son ordre également. Par son incarnation, le Christ y a vécu, il y a dressé sa croix. Par là même, il indique qu’il prend au sérieux les réalités avant-dernières25, qui sont de l’ordre créationnel et en même temps qui relèvent de l’œuvre et de l’institué, c’est-à-dire de ce que l’homme a mis en place. Dans l’incarnation de Jésus-Christ, nous discernons l’amour de Dieu envers sa créature. Dieu ne renie pas sa création, au contraire, elle est pour lui le lieu du salut26, alors même qu’elle est traversée par le mal. Avec la crucifixion, Dieu dit cependant ce qu’il pense de ce monde tel qu’il vit, il porte son jugement. La mort du Christ comme un criminel, alors même qu’il était le Fils de Dieu, signifie que Dieu condamne l’ordre établi du monde, puisque ce sont les religieux de son temps et le peuple qui ont souhaité le faire mourir. Elle porte également en elle la condamnation du péché, mais sans anéantir le monde. Les réalités avant- dernières sont ainsi prises au sérieux, elles gardent de l’importance, elles sont le lieu où l’homme doit continuer de vivre, sous le regard de la croix27.

La résurrection du Christ est une déclaration d’amour de Dieu envers sa création et ses créatures. Le pouvoir de la mort est anéanti et une nouvelle création naît, dotée d’une vie

24 Christophe SENFT, op. cit., p. 44.

25 Voir Dietrich BONHOEFFER, Éthique, Genève, Labor et Fides, 1997, pp. 93-104. Nous nous appuyons spécialement sur les pp. 102-104 pour la suite.

26 Isolde KARLE, Kirche im Reformstress, Gütersloh, Gütersloher Verlaghaus, 2010, p. 23.

27 Dietrich BONHOEFFER, Éthique, op. cit., p. 103.

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nouvelle. "La résurrection est apparue dans l’ancien monde comme signe ultime de sa fin et de son avenir"28. Et c’est là qu’apparaît le paradoxe pour le chrétien : il "reste homme tout en étant un homme nouveau, ressuscité."29 Les réalités dernières, décrites par Bonhoeffer comme étant la Parole qualitativement dernière, c’est-à-dire comme étant la meilleure Parole de Dieu possible, et en même temps comme étant la dernière Parole de Dieu dans le temps30, apparaissent dans les réalités avant-dernières, mais elles sont voilées par celles-ci31. Ainsi l’homme est-il sauvé, mais en espérance (Rm 8,24). Il vit en même temps sous le règne du péché et de la grâce offerte par Dieu dans la crucifixion et la résurrection de son Fils.

La prise au sérieux des réalités avant-dernières implique que les chrétiens, et partant l’Église, doivent continuer de vivre selon celles-ci. Se retirer du monde et de son ordre reviendrait à nier l’incarnation. Or c’est au milieu du monde que Dieu nous veut à son service, comme lumière (Mt 5,14) pour indiquer les réalités dernières, pour signifier qu’une autre voie est possible, que tout n’est pas déterminé d’avance, mais qu’il est possible de trouver un chemin différent pour vivre ensemble et pour rechercher le salut.

Pour ce qui est de la vie de l’Église, cela signifie que celle-ci vit dans les réalités avant- dernières, qu’elle en participe pleinement en ce sens qu’elle ne peut pas échapper à leur ordre et à leurs fonctionnements, propres à chaque époque, mais qu’elle doit en même temps et premièrement témoigner des réalités dernières et faire résonner la Parole de Dieu dans le monde. Elle est du monde sans être du monde. Elle vit sous deux juridictions, l’une spirituelle et l’autre temporelle32, et il lui faut sans cesse articuler l’une à l’autre, l’une et l’autre. Si elle est soumise aux lois de Dieu pour tout ce qui relève de la spiritualité, il n’en demeure pas moins qu’elle est également soumise aux lois temporelles.

Dans notre cadre, cela implique qu’elle est forcément obligée de respecter les lois du code du travail par exemple, mais aussi celles qui régissent les associations ou institutions qui correspondent à son statut dans le pays dans lequel elle se trouve. Il n’est ainsi pas possible pour elle de fonder ses relations de travail avec les ministres sur la simple base de la confiance qui peut se vivre entre frères et sœurs dans la foi ni de gérer ses finances comme un bon père de famille, sans tenir une comptabilité rigoureuse à tous les niveaux de son organisation. La réflexion théologique doit penser sans cesse à nouveaux frais la

28 Ibid.

29 Ibid.

30 Ibid., p. 95s.

31 Ibid., p. 103.

32 Jean CALVIN, Institution de la religion chrétienne, III, XIX, 15, Paris, Vrin, 1957, p. 325.

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tension entre ces deux juridictions pour trouver un chemin d’équilibre entre les différents usages de la loi.

Le premier usage de la loi, tel que le définit Calvin33, appelle chaque être humain, mais aussi l’Église, à l’humilité. L’homme en effet a de la peine à reconnaître ses fautes et la faiblesse de ses forces quand il la "mesure à sa fantaisie. Mais quand il les éprouve à exécuter la loi de Dieu, par la difficulté qu’il y trouve, il a occasion d’abattre son orgueil."34 Ce premier usage vise à convaincre l’être humain de son péché, mais sans user de la force. L’Église elle aussi est invitée à se regarder face à la loi pour détecter en elle toute prétention à trouver elle-même les voies du salut ou les moyens pour y parvenir. Elle doit continuellement apprendre que son action dépend de Dieu et de Dieu seul et qu’elle n’est elle-même qu’un instrument pour annoncer au monde le salut que Dieu lui propose.

Cependant, l’Église est également soumise au deuxième usage de la loi, qui permet aux hommes de vivre ensemble. Pour Calvin en effet, la loi a pour deuxième fonction de veiller à maintenir la discipline chez les humains qui sont enclins à faire le mal. Ici, la loi agit par la contrainte et par la punition, pour garder l’ordre dans la société.

Le troisième usage de la loi consiste à conduire les chrétiens, c’est-à-dire celles et ceux qui ont reconnu leur péché grâce au premier usage de celle-ci, et seulement eux, en leur indiquant quelle est la volonté de Dieu quant à leur comportement. Le but de cet usage est l’édification et la sanctification des chrétiens, indiquant que les œuvres d’amour et d’obéissance sont la finalité de la foi.

Le chrétien, et l’Église avec, se trouve ainsi écartelé entre deux usages de la loi : d’une part, sa foi le conduit à faire des œuvres d’amour, ce qui sous-entend qu’il essaie de rechercher constamment le meilleur pour ses frères et sœurs et la communauté dans laquelle il vit ; mais d’autre part, il vit sous le deuxième usage de la loi et est confronté à des personnes (chrétiennes ou non) qui ne cherchent pas le meilleur pour leur prochain et leur communauté, soit parce qu’elles refusent de se soumettre au premier usage de la loi, soit parce qu’elles ont des difficultés à accomplir des œuvres d’amour et d’obéissance. Le chrétien doit donc composer avec des comportements, les siens et ceux des autres, qui ne sont pas conformes à ce à quoi il est appelé et doit avoir recourt au deuxième usage de la loi pour conserver un peu d’harmonie et d’ordre.

33 Calvin définit les trois usages de la loi dans Jean CALVIN,Institution de la religion chrétienne, op.

cit., II, VII, 6-14, pp. 121-130.

34 Jean CALVIN,Institution de la religion chrétienne, op. cit.,II, VII, 6, p. 121. Nous transcrivons en français moderne.

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Ainsi, une direction d’Église est-elle confrontée à des ministres et à des bénévoles dont le comportement n’est pas toujours conforme au troisième usage de la loi puisque l’homme, bien que sauvé et justifié, n’en reste pas moins sous le régime du péché et doit sans cesse accepter toujours à nouveau sa faiblesse et se mettre à l’écoute de la volonté de Dieu. Elle est de la sorte obligée de recourir au deuxième usage de la loi pour faire régner un minimum d’ordre et d’harmonie en son sein, ce qui implique d’avoir recours à la loi civile et à ses déclinaisons pour le monde du travail.

Ce recours aux trois usages de la loi oblige les directions d’Église à un numéro d’équilibrisme subtil. Leur appartenance aux deux juridictions également. Elles doivent concilier leur prétention à renvoyer à une autre réalité, à leur mission d’annoncer, en paroles et en actes, le message de l’Évangile d’une part et vivre d’autre part leur insertion dans ce monde-ci en composant avec la nature pécheresse de l’être humain.

La réflexion que nous entendons mener dans ce travail se situe précisément sur la ligne de crête : les techniques de management appartenant clairement à l’ordre temporel, dans quelle mesure est-il souhaitable que les Églises les utilisent ? Quel mode de direction doivent-elles emprunter ? Corolairement, est-ce que leur forme de direction influence le témoignage qu’elles entendent apporter au monde ? Puisqu’il est impossible aux Églises de ne pas vivre dans l’ordre temporel, à moins de rejeter l’incarnation et de se retirer du monde, toute la difficulté se niche dans l’articulation entre une sanctification à vivre réellement et une gestion de la nature pécheresse de l’être humain en faisant appel aux trois usages de la loi définis par Calvin.

3. Méthodologie

"La théologie pratique s’intéresse aux pratiques humaines dans la mesure où elles sont actuellement ou virtuellement le lieu de l’activité du Christ dans le monde."35 Ainsi définie par Marcel Viau, cette branche nous paraît pertinente pour analyser l’utilisation des techniques de management en Église. Face à la difficulté du sujet, en raison d’une part de la crête sur laquelle il faut se tenir entre réalités avant-dernières et réalités dernières, et d’autre part du mode polémique ou tranché des avis exprimés sur celui-ci, il importe de

35 Marcel VIAU, "De la théologie pastorale à la théologie pratique", in Gilles ROUTHIER et Marcel VIAU

(dir.),Précis de théologie pratique, Bruxelles, Lumen Vitae, Montréal, Novalis, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 20072, p. 44.

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prendre du recul par rapport au concret en essayant de trouver des concepts qui permettent un minimum d’objectivation36. Pour ce faire, si nous avons choisi de présenter une situation concrète de mise en place de méthodes managériales en Église, ce qui nous importe n’est pas tant le comment de cette mise en place, mais le pour quoi. Nous serons attentive à "ce qui fait que l’être humain se situe de telle ou telle manière par rapport à lui- même, à son environnement, aux autres et plus largement à l’aventure humaine."37 En suivant Jacques Audinet, nous pensons que l’Évangile offre une transformation humaine qui amène à l’amour vers les autres, laquelle se joue au cœur de l’humain, et non pas premièrement dans des institutions ou un système organisationnel. Si les structures sont essentielles pour le vivre-ensemble, au risque de tomber dans l’anarchie et l’égoïsme, il nous semble que les relations interpersonnelles sont le fondement de ce vivre-ensemble et que l’Évangile s’adresse en premier lieu à l’être humain tout entier. "Au sein de la relation interhumaine émerge la parole, la Parole vive. Celle qui fait sortir l’autre et soi-même de l’enfermement."38 Il s’agira donc de lire les pratiques du point de vue de l’Évangile et d’examiner de quelles manières elles lui répondent et de quelle façon elles font entrevoir cet ailleurs dont il est porteur. Car il nous semble essentiel que les pratiques ecclésiales fassent voir l’espoir dont le message évangélique est porteur. Elles sont appelées à placer en leur cœur l’être humain dans son entier et dans ses relations interpersonnelles, ce d’autant plus que la vie ecclésiale se vit par essence en communauté, c’est-à-dire à plusieurs. La pratique de l’être-ensemble39 doit être imprégnée de l’Évangile et cela, non seulement dans la vie communautaire, mais aussi dans les relations de travail, entre ministres d’une part et entre ministres et bénévoles d’autre part. La question de l’utilisation des techniques de management en Église revient à poser la question de savoir si et si oui dans quelle mesure ces techniques favorisent la vie selon l’Évangile et dans quelle mesure elles libèrent l’être humain de lui-même et des autres.

Pour nous documenter sur l’introduction des techniques de management en Église, nous avons mené une recherche empirique en effectuant une recherche sur le terrain grâce à la méthode qualitative : nous avons utilisé des faits et des données en parcourant les archives de l’EERV concernant la mise en place de la restructuration qu’elle a menée entre les

36 Ibid.

37 Jacques AUDINET, "La pratique évangélique dans la mondialisation", in Gilles ROUTHIER et Marcel VIAU (dir.),Précis de théologie pratique, Bruxelles, Lumen Vitae, Montréal, Novalis, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 20072, p. 62.

38 Ibid., p. 64.

39 Ibid., p. 63.

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années 1995 et 2000 ; nous avons également interrogé les acteurs de cette restructuration afin de recueillir leur avis sur celle-ci, mais aussi les raisons qui les ont poussés à entreprendre cette restructuration de cette manière-là. L’étude de cas que nous avons menée nous a permis de nous intéresser en profondeur à une introduction de méthodes managériales en milieu ecclésial. Grâce à celle-ci, nous avons pu prendre en considération l’environnement historique, social et économique40 de ce processus, pour mieux en comprendre les tenants et les aboutissants. La méthode qualitative nous a donné l’occasion de construire notre problématique de manière ouverte et de faire évoluer notre recherche en fonction des découvertes que nous avons faites au fur et à mesure. Cela nous a amenée à ne pas chercher des preuves pour ou contre le management, mais au contraire d’ouvrir cet espace de dialogue que nous appelons de nos vœux.

40 Comme le relève Marcel Viau : Marcel VIAU, "La méthodologie empirique en théologie pratique", in Gilles ROUTHIER et Marcel VIAU (dir.),Précis de théologie pratique, Bruxelles, Lumen Vitae, Montréal, Novalis, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 20072, p. 95.

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I. Typologie du management

Pour comprendre ce qu’est le management et pour le critiquer, il faut savoir ce que c’est. Nous proposons dans la partie qui s’ouvre ici de parcourir l’histoire des techniques du management et d’en faire ressortir systématiquement les présupposés anthropologiques sous-jacents. Nous ne nous intéresserons pas au management des organisations ni aux différents mouvements théoriques qui l’accompagnent. Ce qui retiendra plus particulièrement notre attention, c’est la relation qu’entretiennent ces techniques avec les hommes. Cette partie ne sera par conséquent pas exhaustive. Les écoles que nous avons choisies de mettre en avant le sont parce qu’elles nous montrent chacune une facette du management dans son rapport avec l’être humain.

L’histoire du management n’est ni linéaire ni simple. Il n’y a pas une seule méthode managériale, mais plusieurs écoles qui interagissent les unes avec les autres. Frederick Winslow Taylor est considéré comme le fondateur du management, avec Henry Ford, Henri Fayol et Max Weber. Le taylorisme, le fordisme et la bureaucratie inventée par Weber ont tellement influencé les modes de travail que toutes les autres écoles ou tous les mouvements managériaux s’appliquent en grande partie à critiquer, à améliorer ou à compléter l’apport des quatre fondateurs.

1. Naissance du management

La naissance d’une théorie du management naît à une époque où l’entreprise commence à être considérée comme la plus grande productrice de richesses. Ces richesses sont vues comme la principale source de valeur ajoutée.

Pour comprendre pourquoi la richesse a pris tant d’importance, il faut faire un petit détour par la condition de l’homme moderne41.

L’Antiquité avait posé une limite assez stricte entre espace privé et espace public. Le premier espace servait à délimiter et à protéger tout ce qui relève de la vie et de la survie de l’espèce humaine. La naissance, la mort, l’entretien des corps, la production de nourriture et de tissus pour l’habillement, les soins en cas de maladie relevaient du

41 Titre du livre de Hannah Arendt dont nous nous inspirons largement. Hannah ARENDT,La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 19832.

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domaine privé et se passaient derrière les murs des maisons, à l’abri des regards. Ces murs formaient l’enceinte de la propriété privée derrière lesquels se passait tout ce qui relevait de la nécessité absolue pour la vie. Les Anciens pensaient que ces occupations ne devaient être vues par personne d’autre que le strict cercle familial. Si elles n’étaient pas honteuses, elles étaient insignifiantes et par conséquent indignes d’être montrées ou d’être le sujet d’une discussion ou d’une publicité quelconque.

Les activités qui se déroulaient dans la sphère privée relevaient toutes du domaine du travail : cultiver la terre, transformer ses produits en nourriture ou en tissu, confectionner des habits et des chaussures, fabriquer des médicaments, entretenir la maison, etc. Toutes ces occupations consistaient en un dur labeur, toujours à recommencer, qui procurait fatigue et peine.

L’activité du travail revêt deux aspects : en premier, il sert à la survie et à la vie quotidienne de l’espèce humaine. En second, son résultat ne dure pas et ne se conserve pas dans le temps : si la nourriture produite n’est pas immédiatement consommée, elle pourrit, même si des techniques de conservation permettent de la mettre de côté pour un temps, forcément limité. L’activité de travail est un cycle, perpétuellement recommencé : on n’a jamais fini de travailler. Par la durée limitée de son action, le travailleur est un consommateur : il est en effet obligé de consommer immédiatement le produit de son labeur, au risque de le perdre. Travailleur et consommateur sont donc les deux côtés d’une seule et même réalité, celle d’un cycle qui recommence indéfiniment.

À l’extérieur de la sphère privée se trouvait la sphère publique, celle de la cité. Elle s’oppose au domaine privé dans le sens où tout ce qui s’y passe est vu par tous, c’est-à- dire par tous ceux qui se trouvent dans la sphère publique. L’opposition entre espace privé et espace public tient à la publicité42 qui est faite à l’activité de l’être humain : soit elle est vue seulement par le strict cadre familial, soit elle l’est par tout le monde.

La publicité accordée aux faits et gestes de l’être humain a pour conséquence immédiate la compétition : en effet, si ce que l’homme fait est vu par d’autres personnes que celle de son entourage intime, il aura envie de briller, d’être meilleur que les autres, il recherchera la louange et l’appréciation de ses congénères. Le domaine public est ainsi le lieu où l’être humain cherche à se dépasser et à s’améliorer constamment. Mais c’est

42 Publicité vient du mot public et veut dire en premier lieu « caractère de ce qui est public » . Paul ROBERT, sous la dir. de Josette REY-DEBOVE et Alain REY, Le Petit Robert [ci-après : Le Petit Robert], Paris, Le Robert, 2017.

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