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XIX ème siècle : les grandes découvertes.

Approche théorique de la douleur

1) Aspects historiques : évolution du regard sur la douleur.

1.6. XIX ème siècle : les grandes découvertes.

L’analyse historique réalisée par R. Rey des textes médicaux écrits au premier quart de ce siècle montre une grande attention aux liens entre « le physique » et « le moral », ainsi qu’à l’analyse et au décodage des symptômes, mais elle révèle aussi « le décalage et l’insuffisance de liens entre clinique, recherches thérapeutiques et physiologie expérimentale. L’envers

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négatif et sans doute paradoxal des progrès de la physiologie expérimentale du système nerveux a consisté en la croyance illusoire que le passage de la physiologie à la pathologie pouvait se faire sans difficultés, comme une simple application des résultats de l’une à l’autre. »45

Une certaine conception de la maladie, un phénomène qui serait reproductible en laboratoire, a permis de plus grandes avancées dans la compréhension des pathologies du mouvement que dans la compréhension des troubles de la sensibilité et de la douleur. De plus, les recherches médicales s’inscrivent dans un univers social élargi, culturel, philosophique … A cette époque, en France, s’opposaient violemment les matérialistes et les spiritualistes. Selon l’avis de R. Rey : « Le type d’affrontement qui existait couramment tant sur l’emploi de la méthode expérimentale que sur la recherche des localisations et des spécificités, toujours suspectés de réduire le mental au physico-chimique, pourrait bien avoir pesé sur la compréhension du phénomène de la douleur beaucoup plus profondément et beaucoup plus fortement que les positions proprement religieuses sur la valeur de la douleur, en contribuant à durcir les positions de part et d’autre. »46

1.6.1 Dominique Jean Larrey.

Le baron Larrey fut chirurgien à la Garde impériale, et inspecteur général du service de santé des armées. Il cherchait à opérer les blessés le plus vite possible avec l’idée que cela aidait à les sauver, et intervenait en fonction du degré de gravité plutôt qu’en fonction du grade dans l’armée. Il a écrit ses mémoires. C’est un témoignage sur la nécessité de la vitesse et de la précision du geste comme seul moyen d’abréger les douleurs des blessés. Il préconise des interventions précoces, lorsque le blessé est encore en état de choc et que l’inflammation ne s’est pas encore installée, afin d’éviter l’installation de la douleur dans la durée, à la fois d’une blessure qui ne guérit pas et de la crainte épouvantée du patient sur son amputation possible à venir. Il est convaincu qu’il faut tout faire pour épargner la douleur. Cette conviction n’est pas si répandue et lorsque le rapport sur les premières expériences d’anesthésie réalisées en Angleterre est présenté en 1828 à l’Académie de médecine, il ne suscite que scepticisme et mépris. La conviction partagée par le plus grand nombre qu’il n’y a pas de moyens disponibles pour amoindrir la douleur des interventions chirurgicales est tenace, et pourrait avoir retardé l’usage même de moyens déjà à portée de main.

45 REY R. op. cit. p.158 46

1.6.2. Alfred Velpeau.

Le débat sur la pertinence de l’usage de méthodes pour lutter contre la douleur est d’une grande complexité car il interroge également ce que serait la bonne médecine, le bien soigner.

En 1840, A.Velpeau proclame qu’éviter la douleur par des moyens artificiels est une chimère.47

Pour autant, si A.Velpeau critique ainsi l’usage de méthodes pratiquées telles que le moxa, l’usage de gaz stupéfiant (l’oxyde nitreux ou protoxyde d’azote, mais aussi l’oxygène, l’hydrogène, le gaz carbonique…) ou des ligatures nerveuses, il n’en est pas moins très soucieux de limiter la douleur des patients. Il a le souci de personnaliser la relation au patient de telle sorte que celui-ci comprenne la nécessité de l’intervention et contribue à sa décision : « Le chirurgien doit tout faire, sans sortir néanmoins des bornes de la vérité, pour que le malade désire, réclame lui-même l’opération. »48 S’entendent à la fois le droit du malade et le devoir du médecin, dans une économie de la douleur : « S’il est cruel de soumettre à l’action du fer ceux qu’on peut traiter d’une manière plus douce, il serait encore moins conforme aux intérêts bien entendus de l’humanité de compromettre la santé future du sujet sous le vain prétexte de le soustraire d’abord à quelques douleurs. »49

Pourtant, à cette même époque, l’usage du protoxyde d’azote est déjà bien exploré, mais selon R. Rey : « Un des obstacles à l’utilisation immédiate du protoxyde d’azote pour les opérations chirurgicales pourrait avoir été lié au fait que ce nouveau gaz avait été conçu à l’origine comme une substance de même nature que les opiacés, c'est-à-dire destinée à soulager la douleur après l’opération. Ce passage, qui nous parait si simple, d’un après à un avant ou à un pendant l’opération n’était rien moins qu’évident. »50 Il ne s’agit pas seulement d’une difficulté technique mais bien plutôt d’une nécessité de changement de mentalité qui permettrait que l’anesthésie ne soit plus associée au risque de toxicité, d’empoisonnement…

En effet, dès 1806 est isolé un principe somnifère dans l’opium, rapidement reconnu comme son principe actif, et qui sera baptisé morphine en 1817 par le pharmacien Sertuerner. L’utilisation de cette substance ne se fait pas sans tâtonnements quant au dosage, ni même sans résistance à son utilisation en tant que telle. Des échanges passionnés animent les

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VELPEAU A.(1840) Leçons orales de clinique chirurgicale faites à l’hôpital de la Charité par monsieur le

professeur Velpeau, Germer Baillière, Paris, 3 vol. tome 1, p.66.

48 VELPEAU A. Op. Cit. p.59 49 VELPEAU A. Op. Cit. p.56 50

débats à l’Académie de médecine et à l’Académie des sciences quant à l’usage des produits comme la morphine et l’éther pendant les interventions chirurgicales. Velpeau est jusqu’en 1847 assez réticent, il est ensuite convaincu et écrit : « Les expériences qui se régularisent …/…ainsi que leurs résultats avec une merveilleuse rapidité se sont assez multipliés …/…pour que je ne craigne pas d’être démenti à l’avenir en annonçant qu’elles révèlent un fait de haute importance, un fait capital. …/…Il n’est plus permis maintenant de les regarder comme exceptionnels, et nul doute qu’après des tâtonnements inévitables, la chirurgie ne tire un grand parti, un heureux parti des inhalations d’éther dans les opérations chirurgicales. »51 Il s’agit bien d’une révolution, qui n’est pas sans conséquence pour le praticien qui opère : « Il fallait …/…accepter d’ouvrir un corps en apparence sans vie, dont les réactions n’étaient plus là pour guider le chirurgien dans son travail. Ce silence du patient, qui mettait le chirurgien face à face avec lui-même, dans une solitude inconnue jusqu’alors, n’était sans doute pas moins angoissante pour les premiers qui l’essayaient, que la nécessité de poursuivre malgré la douleur et les cris de l’opéré. »52

Les accouchements commencent aussi à se faire sous anesthésie et Simpson, le pionnier dans cet usage, répliquait à qui argumentait de l’accouchement dans la douleur, que Dieu lui-même avait endormi Adam pour retirer la côte qui deviendrait Eve, il était donc le premier anesthésiste !

1.6.3 François Magendie.

F. Magendie s’est farouchement opposé aux avancées de A.Velpeau concernant l’usage de l’anesthésie. Il reprochait la prise de risque pour des patients qui se trouvaient sujet d’expérimentation : « Voilà ce que je ne trouve pas moral, car nous n’avons pas le droit de faire des expériences sur nos semblables ».53

Il soulignait les possibles effets secondaires et mettait en garde contre les effets d’une éthérisation prolongée. Sa recherche porte sur les contrepoisons (strychnine), et les moyens d’arrêter les effets de l’éther comme la stimulation électrique. Il tenait à ce que le débat se tienne dans le champ de la science et s’irritait des interférences de la presse se faisant écho auprès du public des avancées avant même que celles-ci ne soient confirmées. L’usage du chloroforme, par exemple, remporte très vite un vif succès auprès des médecins et du public,

51 VELPEAU Op. Cit. p.93 52 REY R. Op. Cit. p.185 53

mais il n’est pas sans risque. En 1848, l’Académie de médecine publie un texte qui reste d’actualité pour définir les conditions d’acceptation d’une innovation médicale. « Avant d’imputer au chloroforme une mort à laquelle il pourrait bien être étranger, ne convient-il pas de rechercher si le sujet n’était pas sous l’influence d’une autre cause de mort bien reconnue ? Car la cause suffisante de la mort ainsi démontrée, l’administration de chloroforme pourrait n’être plus qu’une simple coïncidence ; et si l’on juge, après tout, qu’elle a pu concourir au résultat final, il ne faudrait pas encore accuser l’agent lui-même, il y aurait seulement lieu d’établir une contre-indication à son endroit. »54

Dans cette dynamique de découvertes scientifiques, une logique apparaît dans la façon de penser le progrès : la majorité l’emporte sur l’individu. La généralisation de pratiques nouvelles qui bénéficient au plus grand nombre est plus importante que la mort éventuelle de quelques-uns.

Une autre évolution apparaît : le choix entre souffrir ou ne pas souffrir, et dans cette alternative, le refus de la douleur a pu avoir plus d’importance que la vie elle-même. La douleur est devenue un fait dont le poids doit être mesuré sur le même plan que la vie et la mort. Deux modèles éthiques se tiennent en parallèle : l’un qui fait de la vie la valeur suprême et l’autre qui ne veut pas de la vie à n’importe quel prix. Ces modèles sont toujours présents dans notre culture.

Les accidents mortels dus au chloroforme introduisent la justice, c'est-à-dire les tribunaux dans le débat scientifique.

Les travaux de Magendie furent décisifs concernant la spécialisation des fonctions des racines antérieures et postérieures des nerfs rachidiens. Ils permettent d’établir qu’il y a des nerfs sensitifs et des nerfs moteurs.

1.6.4 Johannes Müller.

Sans entrer dans toutes les démarches expérimentales de J.Müller55, nous pouvons dire que sa théorie de la douleur cherchait à rendre compte tout autant des données de la physiologie expérimentale et des observations histologiques que des données cliniques de nombreux faits pathologiques. Il intégrait également les données psychologiques de la douleur.

54 Bulletin de l’Académie royale de médecine, tome XIV, 1848-1849, p.222 55

Selon sa théorie, la douleur n’implique pas seulement un certain type de transmission d’une impression exercée à la périphérie vers le centre, mais une série de relais complexes qui pouvaient entraîner des modifications de la sensation.

Si ce chercheur articule encore l’expérimentation et la clinique, le clivage va s’accentuer au fil du temps. Pour R. Rey : « Deux lignes parallèles vont se dérouler : cela ne signifie pas ignorance de part et d’autre, mais indique le sens du « vecteur épistémologique » : C'est la physiologie expérimentale qui pose des questions à la clinique et lui demande soit une vérification de ces résultats, soit une moisson d'observations de départ, mais ce n'est pas la clinique qui est susceptible d'entraîner de nouvelles recherches en physiologie expérimentale. Sans doute est-ce là la rançon des succès remportés par cette dernière et sans doute cela témoigne-t-il de l'inachèvement de la médecine expérimentale que Claude Bernard appelait de ses vœux »56.

1.6.5 Claude Bernard.

A partir d’expériences de curarisation sur des animaux, C.Bernard57 a largement contribué à la compréhension des phénomènes neuromusculaires. Il met en évidence, de manière physiologique, la spécialisation des fonctions sensitives et motrices des nerfs, qu’il interprète comme la preuve de l’existence de deux classes distinctes de nerfs, avec des propriétés et des fonctions différentes. Cette position est mise en débat par les tenants d’une non spécificité, mais d’une spécialisation liée à l’emplacement des connexions centrales et périphériques des fibres.

Si, à la fin du siècle, une théorie complexe, compromis entre une conception qui met en jeu à la fois le couple récepteur/fibre et les voies de transmission dans la moelle vers le cortex, selon un système de sélection et de spécialisation, et d’un autre côté, des restes de spécificité, il n’en reste pas moins que la question de savoir si la douleur est une émotion ou une sensation reste entière.

56 REY R. Op. Cit. p.236

57 BERNARD C. (1857) Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamenteuses. Paris. JB Baillière et

1.6.6 Weir Mitchell.

Médecin pendant la guerre de Sécession en Amérique, W.Mitchell58 multiplie les observations qu’il croise avec les connaissances anatomophysiologiques, à une époque où la distinction n’était pas claire encore entre les séquelles psychologiques des traumatismes de guerre (angoisse, hallucinations, modification du caractère) et l’existence d’une douleur persistante, bien réelle, qui subsistait longtemps après « la guérison » et qui était souvent interprétée comme trouble psychologique, douleur imaginaire plutôt que douleur réelle. W.Mitchell travaille sur les causalgies et les névralgies, aussi avait-il pleinement conscience de la complexité du phénomène et l’abordait-il comme un tout, avec beaucoup de réserves face aux explications univoques.

1.6.7 Jean Baptiste Charcot

J.B.Charcot59 s’intéresse aux pathologies des maladies nerveuses et des maladies mentales. Son nom reste associé à l’hypnose, dont il a beaucoup exploré les possibilités à la fois comme outil de recherche et comme outil thérapeutique. Sans entrer dans l’étendue de ses travaux, nous retiendrons cette tentative d’articulation entre le physique et le psychique à travers l’étude des paralysies.

Le principe d’explication des états de paralysie, provoqués sous hypnose ou non, dans lesquelles s’articulent le psychique et le physiologique est aisément transposable aux sensations douloureuses. Celles-ci pourraient provenir du phénomène opposé à l’inhibition, d’une sorte d’augmentation de la dynamogénie des centres de la sensibilité. Même lorsque son diagnostic allait dans le sens d’une pathologie hystérique, Charcot ne niait absolument pas la réalité de la douleur.

Son élève, Sigmund Freud, reprend ses travaux à partir de l’hypnose, pour ensuite s’en distinguer, sans cesser pour autant de s’intéresser lui aussi à cette question de la douleur. L’orientation de notre travail justifie que nous lui consacrions, plus loin, une place plus conséquente. Nous y reviendrons donc.

58 MITCHELL W. (1874) Des lésions des nerfs et de leurs conséquences. Traduit et annoté par A. Dastre. Paris

Masson.

59 CHARCOT J.B. (1885) Sur les maladies du système nerveux. Œuvres complètes. Paris. Delahaye et